Atlantique


 


Jeudi 13 Février 2020 à 20h30 – 18ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Mati Diop – Sénégal – 2019 – 1h45 – vostf

Le film sera précédé du court métrage HYMEN de Cédric Prévost (France, 24 minutes)

Dans une banlieue populaire de Dakar, les ouvriers d’un chantier, sans salaire depuis des mois, décident de quitter le pays par l’océan pour un avenir meilleur. Parmi eux se trouve Souleiman, qui laisse derrière lui celle qu’il aime, Ada, promise à un autre homme. Quelques jours après le départ en mer des garçons, un incendie dévaste la fête de mariage d’Ada et de mystérieuses fièvres s’emparent des filles du quartier. Issa, jeune policier, débute une enquête, loin de se douter que les esprits des noyés sont revenus. Si certains viennent réclamer vengeance, Souleiman, lui, est revenu faire ses adieux à Ada.

Notre article

par Guillaume Levil et Bruno Precioso

Celles et ceux qui ont croisé la route de Mati Diop avant ce premier long-métrage ont probablement perçu combien la nièce de Djibril Diop Mambety s’inscrivait dans une démarche de création complexe, ouverte sur les deux faces de son identité franco-sénégalaise ; dans une logique d’héritage aussi. De son admiration pour le cinéma de son oncle, elle a tiré son dernier court Mille soleils (2013), documentaire revenant sur le couple central de Touki Bouki, présenté à Cannes 15 ans après la disparition de Djibril Diop Mambety. Elle a alors 31 ans. Pour jeune qu’elle soit la réalisatrice n’en est pas à son coup d’essai puisqu’après son film de fin d’études (Last night, sorti en 2005), elle propose à 28 ans un court au titre prémonitoire, Atlantiques, sacré meilleur court-métrage au festival de Rotterdam de 2010. A l’image d’un Alain Gomis abreuvé aux mêmes sources et qui arpente ses « territoires incertains » comme il les appelle, Mati Diop ajoute donc son nom et ses « univers flottants » à la liste pas si longue du cinéma français métissé. Menant dès lors de front une carrière d’actrice (remarquée) et de réalisatrice, elle parvient donc à réaliser son premier long-métrage (récompensé du Grand Prix à Cannes) au terme d’une décennie de cinéma. Une décennie de culture bien au-delà de la caméra, aussi. Car ce qui nourrit Mati Diop c’est autant la littérature que le cinéma. Littérature caribéenne de Césaire au poète Saint-Lucien Derek Walcott ; littérature métissée de la franco-sénégalaise Fatou Diome, à la trajectoire exemplaire.

Le ventre de l’Atlantique

Comme un involontaire clin d’oeil à l’autre géant du cinéma sénégalais, Ousmane Sembéné, cet Atlantique au singulier est tourné dans le quartier de Thiaroye. A 70 ans de distance de la tragédie, Mati Diop en documente une autre ; et comme Sembéné donnait chair aux niés de l’histoire officielle, la réalisatrice entend donner un visage, un nom à ceux qu’en Europe on fantasme en oiseaux migrateurs.Traiter un sujet si trivialement politisé et qui satura l’espace médiatique en son temps (sans pour autant rendre beaucoup d’épaisseur et d’humanité à ceux qu’on réduisit souvent à la statistique) peut effectivement se révéler périlleux. Mais ici sujet ne dévore pas le cinéma, comme cela arrive trop souvent, et Mati Diop fait la part belle aux sensations de la caméra, au son hypnotique. A l’intérieur du film chaque scène posée ouvre des espaces de flottement, d’intervention, de liberté au fond pour la réalisatrice et pour tous les artistes, professionnels ou non, qui ont part au film du côté du son, de la lumière, des acteurs (tous amateurs). Les enjeux sont complexes : il s’agit d’édifier sous la forme d’une tour qui n’existe pas – mais qui fut un projet bien réel – l’image d’une Europe-mirage et qui peut-être n’existe pas davantage que la tour elle-même; il s’agit de rappeler la puissance d’un mirage, ou de ce qui demeure caché aux yeux ; il s’agit surtout d’incarner. Des destins de femmes et d’hommes, destins charnels dans l’amour comme dans l’arrachement ; des vies qui disent des politiques ; et, paradoxalement, des esprits. Donner corps à l’invisible et à la mémoire – mémoire des migrations de masse qui ont traversé le Sénégal entre 2000 et 2012 et finalement conduit à la chute du gouvernement Wad. Pour le dire en se glissant dans les pas, mieux dans les vers de Derek Walcott, « Where are your monuments, / Your battles, martyrs ? / Where is your tribal memory ? / Sirs, in that grey vault. / The sea. / The sea has locked them up. / The sea is history. » …Où sont vos monuments, vos batailles, martyrs ? Où est votre mémoire tribale ? Messieurs, dans ce gris coffre-fort. La mer. La mer les a enfermés. La mer est l’Histoire. L’Histoire… et au-delà, comme la mer des Caraïbes donnait corps dans les vers de l’Omeros à un hellénisme inédit où l’île de Sainte-Lucie elle-même incarnait l’Hélène disputée entre Français et Anglais.

Celles qui attendent

Plutôt qu’une relecture, Atlantique propose une réappropriation des mythes européens de l’antiquité à la Renaissance, seul moyen de ne pas offrir encore un film pessimiste et larmoyant à un pays qui appréhende le pire en le regardant en face. « Au Sénégal on pleure peu, et on garde ses yeux pour regarder. En wolof, la réponse à la question ‘‘Comment vas-tu ?’’ est ‘‘Je suis là.’’ C’est une bonne illustration de la pudeur, mais aussi du rapport au présent et à la présence des corps qui parle d’elle-même. » Résolument hybride, le film de Mati Diop convoque toutes les mythologies : musulmane des Djinns, proprement africaine dans la figure du farou rab, mais il choisit aussi de s’inscrire dans une tradition mythologique jugée universelle de l’autre côté de la Méditerranée. Et c’est encore l’enjeu du point de vue et celui de la capacité à transformer le collectif en Histoire et Culture qui est ici interrogé. Pour autant il semblait urgent de donner un nom (et qui sait un visage ?) à cette tragédie silencieuse qui reste encore aujourd’hui flottante, sans dates, sans origine géographique, comme un mal diffus dont la cartographie faite péniblement aurait été aussitôt oubliée. L’invisible est donc le lieu de l’avenir espéré, des esprits du passé, celui des sentiments aussi ; celui du désir… et son ciment à la fois protecteur et dissimulateur, ce manteau de pudeur et de mélancolie, s’appelle la nuit.

Dans le court-métrage Hymen, c’est leur passé défectueux, impossible à normaliser, qui condamne la marginalité les deux personnages. Le poids de l’identité de Marya qui échappe dès qu’elle livre son accent, la honte de Pierrick liée au charnel oublié : chacun vient dans une chambre défier son fardeau – ou plutôt, le dissimuler dans la nuit. Dans Atlantique comme dans Hymen, on sent que l’obscurité peut concourir à adoucir certaines défaillances, certaines injustices, et finalement c’est le noir implacable qui, étrangement, prend le visage clair de l’espoir lorsqu’il dévoile au naufragé que l’amour est une île.…« But islands can only exist if we have loved in them »… puisque, selon les mots de Derek Walcott, les îles ne peuvent exister que si l’on s’y est aimés.

Sur le web

Atlantique est un prolongement du premier court métrage de Mati Diop, Atlantiques, tourné à Dakar en 2009. On y suit Serigne, un jeune homme qui raconte à ses amis sa traversée en mer. « C’est l’époque « Barcelone ou la Mort » où des milliers de jeunes quittent les côtes sénégalaises pour un avenir meilleur en tentant de rejoindre l’Espagne » raconte la réalisatrice.

Suite aux émeutes qui ont secoué Dakar en 2012, quelques mois après le printemps arabe, Mati Diop a eu envie de poursuivre ce qu’elle avait entrepris avec Atlantiques. Un soulèvement citoyen, appelé « Y’en a marre« , porté par des jeunes sénégalais, appelait à la démission d’Abdoulaye Wade, alors président du Sénégal. La réalisatrice se souvient : « « Y’en a marre » tournait la page sombre de « Barcelone ou la Mort ». Pour moi, quelque part, il n’y avait pas les morts en mer d’un côté et les jeunes en marche de l’autre. Les vivants portaient en eux les disparus, qui en partant avaient emporté quelque chose de nous avec eux. Il s’agissait d’une seule et même histoire collective« .

Malgré son sujet politique et social, Atlantique revêt une dimension fantastique et poétique. Lorsqu’elle réalisait Atlantiques en 2009, Mati Diop avait le sentiment que les hommes dont elle recueillait la parole étaient déjà partis : « Je trouvais qu’il régnait une atmosphère très fantomatique à Dakar et il me devenait impossible de contempler l’océan sans penser à tous ces jeunes qui y avaient disparu. Pour moi, faire un film n’est pas simplement raconter une histoire. C’est avant tout trouver une forme à une histoire« . Désirant raconter une histoire de fantômes, il était alors logique pour elle de faire un film fantastique.

La réalisatrice a voulu raconter un amour impossible, « à l’ère du capitalisme sauvage. Un amour fauché par l’injustice, volé par l’océan« . Elle s’est aperçue qu’elle n’avait grandi avec aucune figure de couple de noirs digne de Roméo et Juliette, à l’exception des héros de Touki Bouki, un film sénégalais réalisé par son oncle, Djibril Diop Mambéty.

La tour que l’on voit dans le film est en 3D et s’inspire d’un vrai projet architectural, la « Tour Kadhafi« , initiée par l’ancien président sénégalais Abdoulaye Wade et Mouammar Kadhafi en 2009. Cette pyramide noire gigantesque surplombant Dakar devait être la première tour solaire et la plus haute d’Afrique. À l’issue de trois ans de construction, elle devait mesurer 200 m de haut, soit 60 niveaux et 100 000 m². La tour n’a finalement jamais vu le jour mais a marqué Mati Diop : « j’ai ressenti un mélange d’indignation et de fascination. Comment pouvait-on dépenser des millions dans une tour de luxe dans une situation sociale et économique aussi désastreuse ? Ce qui m’a dans le même temps fascinée est que cette tour, en forme de pyramide noire, avait pour moi l’allure d’un monument aux morts« .

Le casting est constitué d’acteurs non-professionnels dans sa quasi-totalité. À l’instar de ses précédents films, Mati Diop ne voulait pas de visage connu au générique d’Atlantique. Un large casting sauvage a été lancé à travers Dakar, basé sur une stratégie précise, comme l’explique la réalisatrice : « Il s’agissait de trouver les acteurs dans l’environnement social des personnages du film. Par exemple, c’est sur un chantier que je suis allée chercher Souleiman. Et c’est derrière le bar d’une boîte de nuit de Saly que j’ai trouvé Dior. Je choisis des personnes qui, sans le savoir, sont déjà les personnages et surtout qui connaissent ces personnages mieux que moi« .

Présenté en compétition au Festival de Cannes 2019, Atlantique y a remporté le Grand Prix.

«La Franco-Sénégalaise Mati Diop a peaufiné son Atlantique, un film qui ne ressemble à aucun autre, aussi ancré dans la réalité que quasiment mythologique, avec un départ en mer au centre du récit. Une réussite qui mérite amplement le Grand Prix obtenu à Cannes. Mati Diop a mis 15 ans entre son premier court métrage et Atlantique, son premier long. 15 ans certainement d’un long mûrissement, dont les 5 derniers qui ont été passés à construire véritablement le film. Car voilà un premier long incroyablement riche, époustouflant de beauté. Tourné à Dakar, le film a de multiples facettes, mais comme son titre l’indique, sa pierre angulaire est cet océan Atlantique qui avale les hommes aussi bien que les rêves… Atlantique est un film habité. La mer elle-même l’habite, présente de nuit comme de jour, symbole à la fois d’évasion et d’enfermement. Les images de l’Atlantique sont belles, oniriques, mystérieuses et contribuent à accentuer le fantastique apporté par le traitement de la cinéaste. Les fantômes peuplent également le métrage, ceux des garçons brisés en mer, qui reprennent possession des amoureuses restées à quai, comme une réminiscence de l’injustice que la vie et les hommes leur ont faite. Des séquences de surnaturel simples mais efficaces, saisissantes car extrêmement bien mises en scène et qui ne perdent jamais de vue la réalité que la cinéaste veut transmettre.

Mati Diop est une femme franco-sénégalaise élevée et qui a grandi en France, et à qui l’Afrique a donc manqué pendant son adolescence. Atlantique est un film qui parle de cette jeunesse africaine, « par procuration » dit la cinéaste elle-même ; une jeunesse et ses espoirs, ses doutes, sa vie dakaroise, tout simplement. Et pourtant, paradoxalement, , il y a par moments des ressemblances entre ces jeunes femmes ancrées à Dakar, et la Bande de filles de Céline Sciamma, de splendides jeunes filles de banlieue bien parisienne et d’origine africaine, splendides dans leur appétit de vivre, dans leur solide amitié, dans leur clairvoyance quant à la nécessité de se tenir les coudes. Cette même force se dégage de ces deux bandes de jeunes filles, qui se déploie face à une adversité et une violence du contexte social, économique, familial, dans lequel elles évoluent.

Atlantique est un très beau film qui n’est pas sans rappeler certaines œuvres d’Apichatpong Weerasekathul, dont Mati Diop se déclare être admirative. Sa manière de partir d’une situation réaliste pour s’évader vers une direction plus onirique, plus mythologique s’inscrit complètement dans la même démarche que son aîné thaïlandais, pour notre plus grand bonheur. Atlantique est un film qui mérite amplement le Grand Prix qui lui a été donné à Cannes, et qui vaut largement par lui-même plutôt que d’être qualifié du film de la première femme noire sélectionnée à Cannes, d’ailleurs un symbole qui ne doit pas rester au stade du symbole. Définitivement !» (lemagducine.fr)

«Chaque année, parmi une armada de films-événements qui agitent les médias, le Festival de Cannes nous offre toujours un ou deux films inattendus qui, une fois passé le choc de la découverte, nous hantent durablement. En voici un, si fort et si précieux qu’on insiste pour vous le faire partager…

Encore un film sur les migrants ? Non, mieux que ça : enfin un vrai grand film sur les migrants. A savoir un film qui évite de traiter mollement un sujet sensible avec l’angle le moins intéressant qui soit (celui de l’idéologie), qui n’essaie pas d’orienter la réflexion sur le terrain du sensationnalisme, et qui, on s’en réjouit, ne perd jamais de vue le facteur humain à force de mettre en scène un dialogue implicite entre les vivants et les disparus. Un film fantastique, donc, avec ce que cela suppose de magie, d’impact symbolique et de projections spectrales. Pour son premier long-métrage, la réalisatrice franco-sénégalaise Mati Diop – aperçue en tant qu’actrice dans le très beau 35 Rhums de Claire Denis – a potentiellement visé large : son geste de cinéma combine à la fois la beauté d’une histoire d’amour, l’impact d’une fable politique, l’envoûtement caractéristique d’un conte sur les fantômes, et, bien sûr, une bonne dose de vécu. Il faut ainsi remonter en 2008, au moment de ses retrouvailles avec le pays de ses origines qu’elle avait connu enfant : au contact d’hommes et de femmes issus de la banlieue de Dakar, elle aura emmagasiné de nombreux témoignages qui aboutiront à la naissance de plusieurs courts-métrages. L’un d’eux, tourné en 2009, s’appelait Atlantiques : il y était question d’un jeune homme du nom de Serigne, qui racontait sa traversée marine, des côtes dakaroises vers l’Espagne. Quelques mois plus tard, le garçon décéda avant même d’avoir pu retenter une nouvelle traversée. Il fallait cette fois-ci, pour Mati Diop, passer de l’autre côté du miroir : évoquer les hommes disparus en mer par la façon dont ils hantent l’esprit et le quotidien des femmes qui sont restées seules sur la terre ferme, le tout sur fond de romance empêchée et de mutations sociétales. Passant ainsi du pluriel au singulier (dans tous les sens du terme), le long-métrage Atlantique devient ainsi la relecture modernisée de l’odyssée mythologique d’une Pénélope qui se confronterait soudain au fantôme de son Ulysse. Du pain béni pour le 7ème Art, espace suprême pour la confrontation de tout un chacun avec les fantômes de ceux qui ont marqué sa vie. Et, en fin de compte, une réussite en tous points renversante dont les vagues n’auront eu aucune difficulté, en mai dernier, à atteindre les plages de la Croisette et à envoûter tout le monde, pendant et (longtemps) après la projection.

Grand Prix archi-mérité au dernier festival de Cannes, Atlantique fut exagérément qualifié par certains de zombie-movie au sein d’une sélection cannoise plutôt gâtée en la matière (voir les derniers opus en mode mineur de Bertrand Bonello et de Jim Jarmusch). En l’état, le fantastique selon Mati Diop se veut plus proche de la hantise, de la possession, d’une force invisible qui agit davantage sur la circulation que sur la manifestation. Et surtout, afin de favoriser le basculement vers cet envers onirique, c’est surtout le bagage documentaire de la réalisatrice qui mène d’abord la danse. Sur un vaste chantier, de jeunes ouvriers Sénégalais, parmi lesquels un certain Souleiman (Ibrahima Traoré), se plaignent d’être mal (ou pas) payés par leur riche entrepreneur, ce qui semble motiver leur émigration vers d’autres terres – laquelle ne mettra pas plus d’un quart d’heure à avoir lieu hors-champ. Le film social et illustratif a déjà tout l’air de poser ses valises, mais c’est l’apparition d’une haute tour futuriste au beau milieu d’un amas de chantiers et de terrains vagues qui chante immédiatement la donne sur le caractère documentaire du film : d’un seul coup, une telle vision nous fait basculer dans une sorte de science-fiction composite, tout à fait digne de ce qu’un artiste comme Enki Bilal – par ailleurs membre du jury cannois cette année-là ! – pouvait illustrer dans ses bandes dessinées. Cette vision de Dakar est pourtant une réalité ancrée dans le contemporain : le territoire urbain se transforme, tente de se projeter vers le futur, et, installé cette fois-ci dans le champ de la fiction, se voit traversé par d’autres interrogations liées à la perte de l’Autre. C’est à celles qui restent – les mères, les sœurs, les amoureuses – qu’il incombe désormais le devoir de faire vivre l’esprit des disparus, de ces hommes qui se sont embarqués une nuit sur un océan houleux. Et au niveau visuel, c’est ici littéral : au lieu de voir des zombies sortir à la pleine lune de leur tombeau aquatique pour s’en aller chahuter l’espace terrien (on n’est pas dans Fog), ce sont des jeunes filles qui, possédées la nuit par l’esprit des disparus marins et garnies de sidérantes pupilles laiteuses, font œuvre commune de vendetta et de combat contre l’oubli.

Si les morts ne meurent pas, les vivants ne sont alors plus que des réceptacles de la mémoire, qui rêvent d’horizons plus confortables autant qu’ils offrent un horizon à ceux qui n’en ont plus. D’une certaine façon, Atlantique est un peu l’anti-Dheepan, engagé à l’opposé de la vision lourdement viriliste et manichéenne d’un Jacques Audiard qui privilégiait ainsi le feu aux trois autres éléments de la vie dans son traitement d’un sujet sensible. La caméra de Mati Diop a donc cela d’irradiant et de prodigieux qu’elle s’intéresse aux éléments en tant que composantes d’un ensemble, terre d’une parfaite symbiose. Qu’il s’agisse d’une histoire d’amour, d’une intrigue policière ou d’une errance surnaturelle, tout est ici traité sur un pied d’égalité, avec la même dynamique, sans le recours traditionnel aux conventions d’un genre précis. Il n’est donc pas si étonnant d’y retrouver, de façon quasi sensitive, l’approche choisie par un certain Apichatpong Weerasethakul – l’une des idoles de la réalisatrice – sur le palmé Oncle Boonmee : même goût du contrechamp et de la projection onirique, même simplicité des apparitions surnaturelles, même génie à utiliser les moyens du cinéma pour conjuguer le mémoriel et le sensoriel. A titre d’exemple, dans une scène de retrouvailles nocturnes dans un bar musical au bord de l’océan (où les néons et les surfaces vitrées sont légion), il suffit d’un simple jeu de réflexions pour rendre tangible la présence du disparu (ce dernier se reflète dans le miroir quand la jeune fille possédée par son esprit apparaît à l’écran). En outre, il faudrait presque une encyclopédie entière pour faire le tour de la façon inédite dont Mati Diop réussit à filmer l’océan. Pour le coup, jamais le grand écran n’avait su conférer à cette surface aquatique – cadrée en plan fixe ou en travelling latéral – une telle dimension de force magnétique (menaçante ?) qui se fait le relais d’une invitation à l’inconnu autant que d’une peur de l’engloutissement. La mer, personnage central du film, redevient ainsi ce puits de légendes qui relient la peur et la fascination, et pour cause : lorsque le soleil, pour le coup filmé comme une planète rouge, plonge chaque soir dans l’océan du titre, ce dernier se fait l’allié commun des vivants et des morts, enfin réunis le temps d’une nuit mémorielle.

Film terrien autant que cosmogonique, ancré sur le rivage mais tourné vers le large et les astres, Atlantique ne cesse de tisser de multiples passerelles entre des espaces que l’on essaie généralement d’isoler, incarnant de ce fait par un effet méta-textuel ce « pont entre les êtres » infusé depuis toujours par le thème de la migration. Les forces et les formes auxquels il tente de se confronter par le biais de la fiction ne sont d’ailleurs pas propres au Sénégal lui-même – le spectateur n’aura aucun mal à puiser dans ses propres histoires et légendes locales pour donner de la consistance à chaque élément fantastique du film. Et si la réalisatrice ne cache rien de son désir de raconter une vraie histoire d’amour et de fantômes, c’est l’acuité de son regard, faite d’expériences intimes et d’observations concrètes, qui fait toute la différence. La quête émancipatrice d’Ada (Mama Sané) se développe ainsi par un quotidien éclaté, fait d’enjeux relatifs à la lutte des classes (le hiatus riches/pauvres est ici incarné par un décor dichotomique à la Metropolis), au mariage forcé (l’héroïne est promise à un jeune homme riche dont elle n’est pas amoureuse), au portrait de groupe (les amies d’Ada injectent de vrais moments de comédie dans le récit), à la traque policière (un inspecteur buté et fiévreux est à la recherche de Souleiman), au travail de deuil (que faire face à la perte soudaine de ses proches ?) et à la mutation planétaire (cette haute tour de la côte dakaroise n’est que le clone de celles érigées par d’autres puissantes attirées par la concurrence économique). De ce fait, le film atteint une ampleur que son récit linéaire et potentiellement minimal ne laissait pas présager, et la présence du surnaturel – donc de l’invisible – permet d’installer une vraie circulation sous-jacente entre tous les points d’ancrage du récit. On vit donc le film comme Ada trace sa route sur la voie de l’émancipation : ce que l’on observe est de l’ordre de l’évidence, ce que l’on ressent obéit à autre chose. Les espaces traversés sont familiers et caractérisés par un certain confinement de l’espace – des rues bondées, des chambres miteuses, des bars étroits, des bureaux non climatisés – mais la présence de fenêtres ouvertes et de passages divers sur l’arrière-plan induisent l’idée d’une fuite. Et à chaque fois, c’est l’immensité de l’océan qui s’impose dans chaque cadre, y compris quand on ne le voit pas : cet espace qui brasse de l’eau, qui agite l’air, qui humidifie la terre et qui anime le feu des disparus, il est là, toujours là, infusé par les superbes nappes synthétiques de Fatima Al Qadiri. Sa présence est le meilleur fantôme qui soit.

On pourrait, pour conclure ce regard sur le film, évoquer une autre caractéristique de la mise en scène de Mati Diop. Quand bien même Atlantique est un film qui ne se révèle jamais avare en mouvements de caméra (le film reste vivant et vibrant jusqu’au bout), une large partie de sa puissance évocatrice est à mettre au crédit de ses très nombreux plans fixes, presque assimilables à des tableaux. La raison est très simple : c’est quand la réalisatrice tend davantage à poser son action qu’elle peut faciliter l’installation de l’allégorie dans le plan. Si l’on prend l’exemple de l’inspecteur de police, la nervosité qui le caractérise ne sert que sa seule utilité narrative (en gros, traquer un Souleiman suspecté d’incendie) alors que la fièvre qui l’assaille soudain dans ses quelques gros plans lui donne un tout autre relief (le voilà peu à peu pénétré par l’esprit de celui qu’il recherche). A noter que ce personnage constitue ainsi une exception au système de possession qui se met alors en place : en effet, alors que la logique voudrait ici que l’esprit du disparu investisse le corps de celle qu’il a aimé pour se venger de celui qui l’a trompé, ce policier sert ici de « procuration » afin de prolonger la romance entre Ada et Souleiman. Preuve qu’une légende peut en cacher une autre, et qu’un film, sous couvert d’un concept bien identifié, peut ainsi s’ouvrir sur un spectre infini de perspectives romanesques et méditatives. En cela, Mati Diop marche avec excellence dans le sillon de sa marraine de cinéma Claire Denis, elle aussi vectrice d’un cinéma chimique qui installe un vrai dialogue avec son audience. « Ada, à qui appartient l’avenir », entend-on à la toute fin du film. Il en est de même pour sa jeune et prodigieuse réalisatrice, étoile filante devenue astre scintillant dans le cinéma mondial.» (courte-focale.fr)

«Elégiaque et splendide, le premier film de la Franco-Sénégalaise Mati Diop suit le destin d’une jeune Dakaroise en lutte contre les pressions politiques, sociales et religieuses du pays, qui voit son amoureux secret s’embarquer pour un exil fatal. L’un des plus beaux films de l’année s’appelle Atlantique. Sans déterminant, car Atlantique se suffit à lui-même : il est énorme comme la promesse que ses flots recouvrent, comme ces rêves d’ailleurs que l’océan attise et engloutit. C’est un film à hauteur d’infini, élégiaque et mystérieux, que la mer aurait pu noyer de tout ce que désormais elle charrie, corps sans nom, tragique contemporain. «L’odyssée de Pénélope plutôt que celle d’Ulysse», expliquait la cinéaste franco-sénégalaise Mati Diop dans le reportage sur la sortie à Dakar de son film, auréolé du grand prix du jury du dernier Festival de Cannes, que nous avons publié dans nos colonnes samedi. Le palimpseste grec n’est pas choisi au hasard, il ramène à l’essentiel et à l’idée d’un récit-seuil qui lance durablement la manière de percevoir le monde, de conter les tribulations, la géométrie des rapports de forces, la couleur des paysages, la part de l’aventure et de l’attente…

…Mati Diop a tissé un film littéralement fantastique, le plus fou étant peut-être ceci : qu’à ces morts qui hantent depuis des années nos consciences, elle offre avec une évidence ahurissante de revenir tête haute, dotés du pouvoir qu’ils méritent et le transmettant à celles qu’ils ont laissées à quai. Il est depuis toujours des esprits redresseurs de torts, des fantômes apparaissant en des temps contre-nature, lorsque le scandale est si grand qu’il n’est pas d’autre solution ; Atlantique s’inscrit dans leur sillage tout en restant ultra contemporain dans son minimalisme vengeur, agissant avec la fluidité des nappes de musiques synthétiques de Fatima Al Qadiri : inoubliables, ce trajet en camion au bord du rivage, ce pinceau de laser en boîte de nuit sur le visage d’Ada, ces plans sur le soleil s’abîmant dans un océan bientôt saisi comme une plaque de métal en fusion. Inoubliables, ces fragments de mégapole baignés de lumière laiteuse, ces rues disloquées des faubourgs avec chariots à bestiaux au milieu des embouteillages, ces clubs de luxe aseptisés avec piscine-bar à cocktails, ou encore ce quadrilatère de parpaings des chambres ouvertes à tous les vents…

Mais la grâce décantée de ce film longtemps mûri par la cinéaste, qui a porté ce projet pendant cinq ans, s’accomplit véritablement par la rencontre avec son actrice principale, la géniale Mama Sané, dont c’est le premier rôle au cinéma. On voit à quel point elle comprend et exhausse chaque sentiment, chaque résistance de son personnage. On la voit se cuirasser contre sa propre timidité et la peur lovée au fond des plans avec sa manière unique d’accélérer le pas, les yeux fixés sur son cap. Le film livre aussi la chronique de son émancipation, la disparition de l’être aimé l’encourageant à braver un à un les interdits de son éducation pour finir par s’appartenir – c’est l’autre mouvement du récit, ascendant, qui croise le chemin du deuil et lui permet des horizons solaires. Viennent alors à l’esprit les mots d’un autre voyageur, qui avait en son temps fui son pays par la grâce de flots Atlantique, et qui, arrivé à bon port, avait composé un long poème d’Exil où figure ce programme : «J’habiterai mon nom.» (liberation.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Guillaume Levil.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : 8 € (non adhérents), 5,50 € (adhérents). Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

 

Partager sur :