Nuits blanches


 


Dimanche 09 Février 2020 à 17h – 18ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Luchino Visconti – Italie – 1957 – 1h37 – vostf

Mario, jeune employé de banque, rencontre Natalia un soir au bord d’un canal. Le comportement de la jeune fille l’intrigue. Il revient, la retrouve et découvre bientôt qu’elle attend l’homme qu’elle aime qui lui a donné rendez-vous un an auparavant au bord du canal. Mario va tenter et presque réussir à se substituer à cet amour qui lui semble désormais improbable.

«J’ai réalisé les Nuits blanches parce que je suis convaincu de la nécessité de s’engager dans une voie très différente de celle que le cinéma italien suit à l’heure actuelle. Il m’a semblé en fait que le néoréalisme était devenu une expression transformée en condamnation ces derniers temps. A travers les Nuits blanches, j’ai souhaité prouver que certaines frontières étaient franchissables, sans pour autant ne rien renier. […] C’est-à-dire que j’ai voulu me détacher d’une réalité retranscrite de manière documentaire et précise, mon but étant de rompre résolument avec le style habituel du cinéma italien d’aujourd’hui. » (Luchino Visconti)

«Il faut que tout soit comme si c’était artificiel, faux. Mais quand on a l’impression que c’est faux, ça doit devenir comme si c’était vrai»; tel était le conseil donné par Visconti à son chef-opérateur Giuseppe Rotunno.

Notre article

par Josiane Scoleri

La nouvelle éponyme de Dostoïevski a donné lieu à plusieurs adaptations au cinéma, et au moins à trois chefs d’oeuvre. La version de Visconti (1957) est la plus ancienne. Suivront Les quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson (1971) et beaucoup plus récemment Nuits blanches sur la jetée de Paul Vecchiali (2015). Si les nuits blanches du livre se passent à St Pétersbourg, il est intéressant de noter qu’aucun de ces trois films ne s’y déroulent. À chaque fois, le réalisateur s’est emparé du texte pour le faire totalement sien. Ainsi le film de Visconti se passe en Italie, dans une de ces villes de studio dont Cinecittà avait le secret à l’époque et qui pourrait ressembler à Livourne. Les quatre nuits d’un rêveur se passent à Paris et le film de Vecchiali a pour décor le port de Ste Maxime, en bas de chez lui. De plus, ces trois adaptations sont contemporaines du moment du tournage, avec pour les films de Visconti et de Bresson, nombre de scènes révélatrices de leur époque. Chez Vecchiali, plus intemporel, seule la présence du téléphone portable nous parle d’aujourd’hui. En revanche, Les quatre nuits d’un rêveur sont totalement marquées par leur ancrage historique. C’est un film décidément post-soixante huitard, un film hippy, diront les critiques à l’époque, ce qui ne laisse pas d’être assez cocasse lorsqu’on pense à Robert Bresson.

Les Nuits blanches de Visconti, elles, contiennent, autour de l’intrigue centrale entre les deux jeunes gens, une multitude d’informations sur l’Italie des années 50, entre tradition encore bien vivante et modernité balbutiante. L’Italie de ces années-là est encore très pauvre. De fait, le décor du film est une ville à moitié en ruines et des familles entières dorment sous les ponts. L’exode rural est une réalité. Mario, le personnage joué par Marcello Mastroianni vient de s’installer en ville où il a trouvé du travail. Les moeurs évoluent lentement : Natalia, le personnage de Maria Schell n’a pratiquement pas le droit de sortir de chez elle, mais le rock and roll est bel et bien présent pour une partie de la jeunesse de la ville. Visconti réussit à nous dire tout ça, au détour de quelques scènes, souvent très enlevées, dont le rythme contraste avec les moments où Mario et Natalia se retrouvent. On pourrait presque dire que deux films cohabitent à l’intérieur des Nuits Blanches. Le premier qui est ancré dans le réel, avec la pension de famille où loge Mario, l’activité de restauration de tapis de la grand-mère, le bonimenteur ou la prostituée qui fait le pied de grue, toujours au même endroit, et le second qui est un film d’amour impossible, passionnel et romantique où plus rien n’existe que les sentiments. Les deux films se retrouvent dans la fameuse scène du bal qui dure plus de 10 minutes ! Endiablée, provocante, sensuelle, cette scène permet pour la première fois une proximité physique entre Natalia et Mario.

En fait, nous sommes encore dans le Visconti d’avant Le Guépard qui lui vaudra la palme d’or à Cannes en 1963. Et, on peut dire rétrospectivement que les Nuits blanches occupent une place à part dans la filmographie du réalisateur. S’il revient au Noir et Blanc trois ans après le tournage de Senso en couleurs et en costumes, il ne se situe plus aussi clairement dans la veine néo-réaliste de ses premiers films, comme La terre tremble ou Rocco et ses frères. Il parsème néanmoins toujours le récit de quelques moments-clefs qui donnent leur ancrage historique au film. Pour ce qui est du thème du festival, le film nous donne un exemple significatif de ce que signifie « éclairer » une scène ou des personnages. Giuseppe Rotunno qui n’en était encore qu’au début de sa carrière fait partie de ces artisans du cinéma, formé à Cinecittà qui traversera l’âge d’or du cinéma italien au côté des plus grands, notamment Fellini (la grande scène du paquebot dans la nuit d’Amarcord, c’est lui) et Visconti (la scène de bal du Guépard, c’est lui aussi). Nous sommes évidemment très loin du Dogma et de son rejet de l’éclairage autre que naturel, mais nous sommes aussi très loin de la Nouvelle vague qui revendiquait à ses débuts le coté bricolo du cinéma. Ici, l’artifice est assumé comme indispensable à l’oeuvre d’art. Cela nous donne un Noir et Blanc aux mille nuances, avec un relief qu’on ne voit plus guère aujourd’hui. De même pour la musique signée Nino Rota. Elle fait en quelque sorte le grand écart entre les deux versants du film, d’un côté l’Italie contemporaine, de l’autre le mélodrame universel. C’est peut-être dans cet aspect-là que l’artifice passe moins bien aujourd’hui. Et encore, par moments, la musique nous porte et nous emporte tout autant que le rêve de Natalia et l’espoir de Mario.

Un mot encore sur les acteurs qui incarnent justement ce rêve et cet espoir. C’est peu de dire qu’ils sont somptueux. Maria Schell illumine l’écran à elle toute seule. Reflétant toute la palette des sentiments, son visage et ses yeux passent de la nostalgie à la joie la plus enfantine, de l’angoisse à l’insouciance. Charmante, gauche, exaltée, naïve et pourtant si sérieuse dans ses sentiments, elle est l’Amour incarné. Marcello Mastroianni est superlatif comme toujours. En jeune provincial timide qui essaie malgré tout de pousser son avantage, il est sans cesse entre deux états d’âme. Fidèle confident, respectueux et aimant, il ronge son frein en amoureux transi tout en rêvant d’éliminer l’hypothétique rival si encombrant dans le coeur et l’esprit de Natalia. Et Jean Marais, irrésistible en homme mûr, secret et cultivé qui apparaît pendant une petite dizaine de minutes en flash-back au début du récit de Natalia. Son inimitable présence à l’écran, à la fois massive et douce perdure comme une ombre portée pendant tout le film. Immense LuchinoVisconti !

Sur le web

« Nuits Blanches est adapté du roman de l’écrivain russe Fedor Dostoïevski, publié en 1848, et a été tourné dans les célèbres studios de cinéma Cinecittà, à Rome où un port inspiré de celui de Livourne, a été intégralement reconstitué. Contrairement à la tradition qui voulait qu’une actrice étrangère soit systématiquement doublée, l’autrichienne Maria Schell a appris le scénario et ses répliques en italien sans que l’on juge nécessaire de faire appel à une actrice italienne pour le doublage. Nuits Blanches remporte le Lion d’argent lors de la 18ème Mostra de Venise en 1957, ainsi que les Rubans d’argent du meilleur acteur pour Marcello Mastroianni, et de la meilleure musique de film pour Nino Rota au Festival du film de Taormina, en Sicile, l’année suivante. «Un homme fou amoureux d’une jeune femme elle-même éprise d’un autre qui semble l’avoir abandonné. Le premier réussira-t-il à faire oublier à la femme son grand amour afin de se faire aimer à son tour ? Telle est l’intrigue très sobre et très simple de cet opus de Visconti assez unique au sein de sa riche filmographie. Après l’admirable fresque romantico-historique en couleur qu’était Senso, le contraste est assez radical ; Visconti tourne Nuits Blanches en noir et blanc et ne fait se mouvoir, au milieu de décors entièrement reconstitués en studio, que pour ainsi dire deux personnages. Mais contrairement à ce qu’on aurait pu penser au vu du splendide résultat plastique, tout cela n’était pas une volonté première du cinéaste qui avait souhaité filmer cette histoire en décors naturels. Il s’est accommodé des décors en studio et du noir et blanc pour de simples raisons économiques, les moyens alloués à Nuits Blanches ayant été expressément très restreints, également dans le but de prouver que le cinéaste pouvait s’en contenter après le dispendieux Senso dont l’échec au box-office fit couler la prestigieuse compagnie Lux. Mais aujourd’hui encore, on peut émettre un léger doute quant au coût dérisoire du film au vu de l’immense et fabuleux décor justement. En tout cas, on ne regrette pas que Visconti ait du se ‘contenter’ de tourner son film à Cinecitta tellement le rendu final est remarquable ; et c’est d’ailleurs lui qui fait que Nuits Blanches demeure une œuvre aussi singulière.

S’il s’avère bien différent de Senso, il possède néanmoins deux points communs essentiels avec son prédécesseur : bien évidemment la perfection plastique par la minutie chaque détail et la beauté des éclairages mais aussi un fort romantisme. Dans Nuits Blanches, c’est Natalia qui en est la source, la poésie, l’irréalité et l’onirisme des décors pouvant bien être une représentation mentale de son monde intérieur à la fois naïf et fantasmé; Natalia est effectivement un personnage en marge du temps, un personnage de roman de gare tellement éloigné des réalités du monde qui l’entoure qu’elle pourra parfois passer pour folle aux yeux de Mario et de nous, spectateurs, qui éprouvons à son égard de temps à autre le même agacement. En effet, Maria Schell, la Gervaise de René Clément et la future héroïne rendue aveugle dans La Colline des Potences de Delmer Daves surjoue expressément ; ses pleurs et ses rires semblent souvent exagérés, mais c’est aussi justement ce qui nous la rend ensuite touchante, après que ces sentiments exacerbés se sont calmés ; car en d’autres occasion, elle peut être d’un naturel confondant et nous nous mettons, à l’instar de Mario, à la trouver craquante. Nous nous trouvons donc constamment dans le même état d’esprit que le personnage interprété à la perfection par Marcello Mastroianni, tour à tour irrité et charmé par cette innocente croyant dur comme fer au grand amour, ne comprenant pas que son amant magnifique ait pu l’abandonner ». Mario, par contraste, est un jeune homme très terre à terre (« Votre histoire est tellement éloigné de ma façon d’être et de vivre« ) qui apprendra au contact de Natalia la magie du rêve et le bonheur d’un instant ; c’est lors de la séquence finale où il découvre ce que peut avoir de beau ‘le romantisme’, où il arrive à comprendre l’idéalisme et les sentiments paroxystiques de Natalia, que l’acteur sera paradoxalement le moins crédible, ses larmes semblant être bien trop factices. C’est le seul moment au cours duquel le grand acteur italien nous semble à côté de la plaque ; tout le reste du temps, il s’avère remarquable et notamment lors de la longue scène du bal au cours de laquelle il se met à danser d’une manière tout à fait jouissive. Quant à Jean Marais qui semble avoir beaucoup été critiqué, il est pourtant parfait dans son rôle. Censé représenter l’homme fantasmé aux yeux de Natalia, le locataire (dont on ne sait ni le nom, ni le métier, ni la raison mystérieuse pour laquelle il a été obligé de partir) ressemble plus à une sorte de fantôme qu’à un être de chair et de sang ; on se demande même à plusieurs reprises, tout comme Mario, si ce n’en est pas un ou alors une pure invention de l’esprit échauffé et vagabond de Natalia. Alors que Maria Schell a tendance à cabotiner quand Marcello Mastroianni mise sur le naturel, Jean Marais semble passer au milieu de l’histoire sans un froncement de sourcil, quasi sans un sourire. Son ‘under-playing’ contraste avec le jeu des deux autres mais c’est également son personnage qui veut ça ; il acquiert ainsi une certaine aura, celle imaginée par Natalia, celle de l’homme idéal renforcé par le fait que l’acteur soit d’une beauté irréelle et par son statut de star à l’époque. Il ne pouvait donc rien faire de mieux que ce qu’il a accompli ici ; son mystère demeure intact et il représente à merveille au final le triomphe du rêve et de l’imaginaire sur la réalité. Malgré son casting international attrayant, Nuits Blanches fut malheureusement un douloureux échec aussi bien public que critique. Si les premiers ont du être décontenancés par l’austérité et le ton nouveau du film, les seconds n’ont pas pardonné au cinéaste sa ‘traîtrise’ vis-à-vis du néoréalisme dont il fut l’un des premiers représentants, pour plonger dans une sorte de réalisme poétique qui n’avait pas la cote à l’époque ; ce type de cinéma esthétisant et théâtral était regardé avec un certain mépris. Alors c’est vrai que Nuits Blanches est parfois guindé, voire même maniéré à certains moments, qu’il ne fait certes pas partie des œuvres majeures du cinéaste, mais il y a tellement de belles choses à en retenir qu’au final il ne méritait pas ce mépris et ces reproches, au point qu’en France nous ayons du attendre les années 90 pour découvrir le film en version originale.

Après le bide de Senso et ses dommages collatéraux, Visconti et sa scénariste Suso Cecchi D’Amico voulaient une intrigue simple et aisée à filmer. Ils se rabattirent alors sur la nouvelle homonyme de Dostoïevski dont d’autres cinéastes très différents se serviront à nouveau plus tard, que ce soit Robert Bresson (Quatre nuits d’un rêveur, 1971), Sanjay Leela Bhansali ou James Gray pour son attachant Two Lovers (2008) ou encore Nuits blanches sur la jetée de Paul Vecchiali (2015). A priori assez fidèle à l’écrivain russe, Nuits blanches est découpé en trois parties nocturnes d’inégales longueurs (la rencontre, l’histoire de Natalia et l’épilogue), ponctuées de deux pauses correspondant aux réveils matinaux de Mario dans sa pension de famille. Ces deux moments assez courts cassent un peu l’unité de ton mais permettent en même de temps de respirer, de s’évader un peu de cet univers malgré tout un peu claustrophobique. On y croise la tenancière de la pension, personnage pittoresque de la mégère au grand cœur, n’arrêtant pas de crier sur ses employés et pensionnaires tout en prenant bien soin d’eux. Ces scènes avec Mastroianni amènent une rupture de ton en même temps qu’un bol d’air frais et d’humour non négligeable et même assez bienvenus. Une intrigue parallèle vient également court-circuiter le duo d’amour entre Mario et Natalia, celle qui met en scène la prostituée interprétée par Clara Calamai, l’actrice qui était l’héroïne de Ossessione, le premier long métrage de Visconti. Cet épisode représente une sorte de variation inversée de l’intrigue principale à commencer par le postulat improbable de départ : alors que d’un côté c’est paradoxalement le jeune homme prosaïque qui tombe amoureux fou de la fille innocente au point d’être jaloux des autres hommes qui la frôlent (voir la séquence de la danse), c’est la prostituée qui désire ardemment un homme rencontré dans la rue. Avant la conclusion, on aurait pu penser qu’elle cherchait à l’aguicher pour conclure une passe mais il n’en est rien… …Des éclairages somptueux de Giuseppe Rottuno avec ses jeux savants sur les ombres et lumières, l’extrême élégance d’une mise en scène aux fourmillantes idées (à ce propos, voir comment sont amenés les différents flash-back), l’inoubliable prestation d’un tout jeune Mastroianni beau comme un dieu et des décors inoubliables font de cette œuvre qui ne peut certes pas rivaliser avec les plus grands films de Visconti un film entêtant à l’image des trois thèmes écrits pour l’occasion par un Nino Rota en grande forme. Un conte de fée doux-amer et intemporel qui mérite qu’on s’y arrête d’autant que Carlotta nous a mitonné un superbe écrin pour le film ! » (dvdclassik.com)

« Placée dans un hors temps qui oscille entre le rêve et la réalité, découpée en trois nuits et deux réveils dans une sordide pension ironiquement appelée « Aurora », la trame de Nuits blanches reste assez fidèle à la nouvelle d’origine. Mario (Marcello Mastroianni) est un promeneur solitaire, un marcheur qui, comme le « paysan » d’Aragon déambule dans les rues pour découvrir l’infinie profondeur du monde. Nouvellement arrivé, il vient de passer une soirée avec la famille de son patron et s’apprête à prolonger son errance dans les recoins de la ville. Marchant dans le sens contraire des passants sur la grande Rue Principale (réminiscence de la perspective Nevski), éconduit par des commerçants qui ferment boutique, Mario est déjà placé en marge de l’activité générale. Sa journée commence là où les mamas italiennes ferment les volets et que prostituées, voyous et chiens abandonnés s’apprêtent à faire surface. Ironiquement, Visconti installe dans ces premières images des vestiges du néoréalisme pour mieux les désamorcer ensuite. Car il suffit d’un fondu enchaîné, de quelques mesures du thème musical de la Nuit, pour que Mario et le spectateur soient transportés de l’autre côté du miroir. Magie d’un décor reconstitué à Cinecitta et des clairs-obscurs lunaires. Et voilà qu’apparaît Natalia, jeune fille fraîche et innocente prisonnière des jupes sa grand-mère qui la tient dans son atelier de tapis. Natalia s’enfuit toutes les nuits de chez elle pour attendre l’éternel retour du Locataire (Jean Marais) qui a vécu chez elle, parti on ne sait où et qui lui a promis fidélité comme dans les contes de fées. Face à la puissance de cet amant mystifié au point d’en devenir irréel, Mario essaie de s’imposer maladroitement. Et au moment où il pense enfin obtenir les faveurs de Natalia, son rival réapparaît. Fidèle dans ses infidélités, Visconti se permet quelques réajustements, agrémentant le personnage de Mario d’un charisme et d’un pouvoir de séduction qui faisaient cruellement défauts au héros de la nouvelle. Il ajoute également une nouvelle figure, celle de la Prostituée, ombre brune et désenchantée auréolée de tout un imaginaire baudelairien. Réminiscence de la vamp de L’Aurore de Murnau, ce personnage est sans doute le plus beau et le plus émouvant du film. Interprétée par Clara Calamai, la Prostituée crée au passage des connexions souterraines avec la filmographie de Visconti puisque ce dernier dit avoir voulu redonner vie à la Giovanna des Amants diaboliques:  Brune et femme fatale, elle devient alors le double nocturne de la blonde Natalia, cette belle de jour qui se rêve en belle de nuit mais dont l’idéalisme la préserve de connaître le même destin que la Nadia de Rocco et ses frères. Dès le générique où sur les différents thèmes musicaux composés par Nino Rota, des halos de lumière viennent dessiner des formes circulaires sur la succession de cartons, Visconti montre sa volonté d’écrire avec la lumière, d’inventer un nouveau langage en blanc et noir, de créer une esthétique de la Nuit Blanche. Car en transposant la nouvelle de Dostoïevski dans l’Italie d’après-guerre, Visconti ne garde de la nuit blanche que son sens métaphorique. En Russie, en effet, il s’agit d’un phénomène atmosphérique précis, ces instants avant l’été où le jour ne se couche pas. Du Saint-Pétersbourg du XIXe siècle, Visconti nous transporte donc à Livourne, petite ville portuaire archée de ponts et traversée de canaux ; de l’été à l’hiver ; des nuits blanches comme réalité climatique aux nuits blanches métaphoriques, oxymore indéniablement chargé de puissance poétique invitant au basculement voire à la rencontre des contraires…

…Visconti s’est «accommodé» du noir et blanc avant tout pour des raisons économiques. En effet, le film financé par la société de production de Visconti, Suso Cecchi D’Amico et Marcello Mastroianni a été tourné avec très peu de moyens. Le but avoué était pour Visconti de prouver qu’il pouvait se contenter d’un budget modeste et pour Mastroianni de dynamiser sa carrière, lui qui, jusque là se trouvait trop souvent cantonné aux rôles de «chauffeurs de taxi». Et pourtant, la photo, confiée au chef opérateur Giuseppe Rotunno, n’est pas sans rappeler les grandes heures de l’expressionnisme allemand ou du réalisme poétique français. Rotunno parlait d’ailleurs de «magie réaliste» pour qualifier l’atmosphère du film. Dans son gigantesque décor à la Trauner, Rotunno convoque toutes les sources lumineuses pour reconstruire l’espace. Les lumières de la ville (réverbères, enseignes aux néons, phares éblouissants des voitures) se poétisent et passent par le filtre des effets spéciaux naturels que sont la pluie, le vent, la brume (Rotunno a utilisé de grands morceaux de tulle pour créer cet aspect vaporeux) ou encore la neige. En mettant dans l’ombre les passants ou en délimitant l’espace, les lumières créent également l’espace de jeu pour Mario et Natalia, la scène sur laquelle ils vivent leur improbable histoire, hors du monde et hors du temps. Comme un écho continuel au titre du film, la lumière est un personnage à part entière. Telle une instance démiurgique elle va jusqu’à guider les personnages. Il est difficile de parler de la nuit blanche sans penser à son double, la nuit américaine. Tout comme cette dernière évoque un procédé cinématographique qui consiste à créer artificiellement la nuit le jour, les personnages de Nuits blanches vivent leurs nuits comme s’il s’agissait de leurs jours dans un espace reconstruit en conséquence. Il n’est pas innocent que Truffaut ait justement choisi d’appeler La Nuit américaine, l’un de ses films qui montre le cinéma à l’œuvre et met à nu les artifices de la création. Nuits blanches est dans la même lignée. Chez Visconti, on trouve, en effet, cette propension à exhiber les artifices du cinéma, mais d’un cinéma revenu à ses origines primitives, un cinéma qui ne s’est pas encore affranchi du théâtre et qui s’auto-désigne comme re-création…. …En construisant Nuits blanches sur la tension qui résulte entre le rêve et la réalité, c’est bien la notion de réalisme que Visconti interroge. En prenant clairement ses distances avec le néoréalisme, il suggère aussi que le Nouveau Cinéma auquel il aspire doit beaucoup à la conception de Verdi qui disait «copier le vrai c’est peut-être une bonne chose, mais inventer le vrai, c’est mieux, c’est beaucoup mieux».

Dans ses nombreux ouvrages critiques sur Visconti, Youssef Ishaghpour rappelle qu’en 1957, à l’époque où le cinéaste tourne Nuits blanches, la révolte de Budapest et le manifeste des 101 ont eu lieu. Visconti n’a plus foi envers le communisme et ne voit plus non plus dans le peuple qu’il avait filmé dans La terre tremble la possibilité de la réactualisation du monde. Ce que la réalité objectif ne peut offrir, le cinéma peut le proposer. Le septième Art devient regard, il doit emboîter le pas du Voyant rimbaldien et ne pas hésiter à déconstruire le réel pour mieux le reconstruire, comme Natalia, selon un Idéal. Il est normal que Mario n’arrive à se rapprocher de la jeune femme, qu’une fois qu’il prend conscience de la force de l’imagination. Lui qui n’était alors qu’un rêveur du dimanche avec l’imaginaire « frémissant comme l’eau dans une casserole », connaît une véritable conversion qui l’autorise enfin à croire aux contes de fées. Il lui suffit d’imaginer la femme qu’il aime tout de blanc vêtu pour que soudain il se mette à neiger. Nuits blanches introduit un changement radical dans la poétique de Visconti où la vision remplace la reproduction. C’est une œuvre charnière qui s’accorde parfaitement à la temporalité de la nuit blanche, cet entre-deux fragile entre la tombée de la nuit et la levée du jour… » (critikat.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : 8 € (non adhérents), 5,50 € (adhérents). Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

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