Still the water



Vendredi 21 Novembre 2014 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Naomi Kawase – Japon – 2014 – 1h59 – vostf

Sur l’île d’Amami, les habitants vivent en harmonie avec la nature, ils pensent qu’un dieu habite chaque arbre, chaque pierre et chaque plante. Un soir d’été, Kaito, découvre le corps d¹un homme flottant dans la mer, sa jeune amie Kyoko va l’aider à percer ce mystère. Ensemble, ils apprennent à devenir adulte et découvrent les cycles de la vie, de la mort et de l’amour…

Notre critique

par Bruno Precioso

Naomi Kawase pose avec son dernier long-métrage un jalon supplémentaire dans une carrière complexe et peut-être malcommode à suivre ; elle a réalisé plus de trente films, dont une moitié de longs métrages depuis ses débuts à 19 ans, en 1988. Le succès qu’elle a rencontré de manière internationale au tournant des années 1990 et 2000, consacré en 2013 par sa désignation au jury du Festival de Cannes, ne l’a pas empêchée de continuer à réaliser des courts ou des moyens-métrages (cinq en 10 ans) jusqu’à son dernier opus, Still the water. Comme souvent, le dernier film de Kawase, Still the water, suscita bien des espérances – et bien des crispations tant il est vrai que la presse l’a diversement reçu : 9 nominations pour récompenses, aucune finalement attribuée. On retrouve pourtant là la méthode de travail de Kawase qui continue de creuser un sillon éminemment personnel.

La possibilité d’une île

Car Still the water est en quelques manières un film du retour pour Naomi Kawase, et en premier lieu un retour à la patte de ce film-repère que constitue Shara dont Kawase s’était quelque peu détournée pendant une dizaine d’années. Certes, c’est un retour paradoxal puisque ce sont les ruptures dans les habitudes qui frappent d’abord. Cinéaste obsessionnelle de la forêt, c’est la première fois que Naomi Kawase filme la mer. Elle qui ne semblait pouvoir s’éloigner beaucoup de sa ville d’origine (Nara, éphémère capitale du Japon au VIIIème siècle), de ses montagnes amoureuses et de ses forêts vivantes, transporte son dernier film à des milliers de kilomètres aux confins du monde japonais, sur l’île d’Amami à quelques encablures de Taïwan, où l’océan est omniprésent. Cette localisation nouvelle impose un format nouveau pour la réalisatrice, le cinémascope, qui seul peut accorder sa juste place à une nature tout aussi incarnée et puissante que dans ses films précédents. D’autant plus puissante que le tournage est rapidement rattrapé par un typhon – évidemment imprévu mais bienvenu – qui marque de son empreinte les premières séquences, Kawase tournant toujours ses films de manière à les monter dans l’ordre du tournage.

Autre rupture, Naomi Kawase qui a l’habitude de travailler sans scénario, ou en ne s’appuyant que sur une trame très embryonnaire, s’est ici imposé un travail préparatoire beaucoup plus consistant. La nécessité d’attirer des fonds de production plus cosmopolites qu’à l’habitude (notamment français) a entre autres commandé ce travail d’écriture, mais le financement n’est pas la seule explication. De même, les dialogues que Kawase s’est toujours abstenue d’écrire réellement  pour ses films précédents, ont cette fois exceptionnellement fait l’objet d’un travail très précis. Le goût pour une certaine dose d’improvisation dans la mise en texte de ses films relève chez Kawase d’une double origine. En premier lieu un souci extrême de la spontanéité dans le jeu. Par ailleurs, la réalisatrice distingue absolument deux esthétiques antagonistes : une esthétique de l’écrit pour exprimer l’abstrait, à laquelle elle s’adonne volontiers puisqu’elle a publié romans et nouvelles, généralement adaptés de ses films (la prochaine illustration en est son adaptation en cours des Lucioles) ; une esthétique de l’image – c’est-à-dire pour la réalisatrice une esthétique du concret – à laquelle elle donne la priorité, y imprimant immédiatement une part très personnelle d’émotions et de sensations.

« Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre ! » (P. Valéry, Cimetière marin)

Car l’œuvre cinématographique de Naomi Kawase est à peu près impensable indépendamment de la vie même de la réalisatrice. Celle-ci a fait de cet entremêlement une marque et un carburant, allant jusqu’à filmer son propre accouchement conçu comme une cérémonie communautaire, et en faire un film (Naissance et maternité, 2006). De même, le deuil qui est une thématique récurrente chez Kawase n’est pas ici joué puisque c’est véritablement d’un deuil qu’est né Still the water (comme Shara d’ailleurs) : la mère adoptive de Naomi Kawase venait de mourir quand le tournage commença sur Amami. L’île elle-même se fait élément biographique malgré elle. Kawase s’y était en effet rendue en 2008, et le choc qu’elle y avait ressenti l’avait incitée à lancer un projet de film dans l’archipel, elle pourtant habituée à ne guère sortir de son espace originel de Nara… jusqu’à ce que, le projet bouclé et les repérages entamés en 2012, Kawase découvre par hasard que son île d’élection était en réalité le berceau de sa famille avant la migration de ses ancêtres pour Nara. Amami devenait plus que jamais une île magique où la réalisatrice trouvait un monde encore structuré par ses trois grands piliers : intrication profonde de l’homme et de la nature ; animisme très vivant entretenant le sentiment d’une vie magique et autonome de l’île ; organisation communautaire forte et soucieuse des traditions les plus anciennes du Japon. Ces éléments se retrouvent dans Still the water comme dans la totalité de l’œuvre de Kawase, selon des modalités très naturelles puisque portées par une population locale jouant son propre rôle dans toutes les scènes collectives (notamment la fête de la danse d’août et les rituels religieux). Pour autant, la réalisatrice habituée des acteurs non-professionnels a cette fois « casté » ses personnages au théâtre et au cinéma. Le rôle de Papy Tortue par exemple a été confié à Fujio Tokita, acteur fétiche de Kurosawa ; seule exception, le rôle de Kaïto a été confié à un débutant. Le critère établi pour choisir les acteurs : qu’ils aient une présence comparable à celle de la remarquable nature d’Amami. C’est en effet l’île qui constitue le cœur palpitant du projet, dans sa dimension paradoxale : puissante et apaisante, débordante de vie autonome mais accueillante au jeune couple, balançant entre la vie et la mort puisqu’au seuil de plusieurs mondes. C’est précisément la fonction des shamans d’assurer l’étanchéité des passages entre les mondes, et leur porosité… mais les shamans eux-mêmes se tiennent sur le seuil. C’est le sens de la structure du film, qui comme Shara repose sur une scène pivot permettant de faire basculer le film, et de libérer la grâce des émotions.

Dans cette logique de franchissement de seuil, Kawase propose un important travail sur la lumière, admettant pour la deuxième fois de partager cette tâche qu’elle se réserve habituellement avec Yutaka Yamazaki (issu comme elle du documentaire, et qui l’avait déjà accompagnée pour Shara). Cette lumière presque vivante achève d’unifier un univers moins construit que contemplé, et ouvre au spectateur qui l’accepte les portes de ce monde de magie et de douceur où l’on ne vit ni ne meurt jamais seul.

Sur le web

La réalisatrice Naomi Kawase a dû faire face, peut avant d’entrer en production pour Still the Water, à la mort de sa mère adoptive, qui l’éleva à la place de ses parents biologiques. Elle précise, dans une note d’intention, la dimension toute relative que prend la mort d’une personne selon le point de vue sous lequel on se place : {« La mort apporte à ceux qui restent de connaître la solitude et l’inquiétude. Mais cette solitude nous apprend la tendresse. Elle nous permet de mieux comprendre les blessures des autres et nous réchauffe le coeur. Plus la solitude est profonde, plus la tendresse est grande. Mais les règles de l’univers transcendent nos solitudes. C’est ainsi que, même si ma mère adoptive est morte, le soleil se lève et la lune se montre pleine. C’est cette grandeur, la grandeur de la nature que je souhaite exprimer dans ce film. »

Tourné sur les îles Amami, entre l’île principale Honshu et les îles Okinawa, Still the water est un retour aux sources pour Naomi Kawase. Alors que celle-ci tourna certains de ses films (Suzaku et Hotaru notamment) dans la province de Nara, où elle grandit, elle apprit depuis que ses ancêtres étaient originaires d’Amami. Plus tard, en 2008, elle se rend sur l’île qui la marque profondément : « en venant là, j’étais sans doute guidée par quelque chose car, quatre ans plus tard, en 2012, je me suis mise à préparer un film que se tournerait sur cette île« , explique-t-elle. Still the water se construit donc sur plus de six ans, avec pour point de départ cette île magique.

Still the water se construit autour de l’environnement exceptionnel fourni par l’archipel dans lequel il se déroule. La réalisatrice explique que ses habitants vénèrent encore aujourd’hui chaque arbre, pierre et tout élément de la faune et de la flore comme autant de dieux. Ces divinités les protègent et font de leur mort un passage fusionnel, vers un pays mythique qu’ils nomment Neriyakanaya. Au-delà de cette mythologie, le but du film est de mettre en avant, selon sa cinéaste, la place relative de l’homme au sein de cette nature : « je souhaiterais que les spectateurs se rendent compte que nous, les hommes, ne sommes pas au centre de toutes choses ; nous ne sommes qu’une partie du cycle de la nature. J’ai voulu construire une histoire qui induise que cet immense cycle dans lequel nous sommes contenus est d’essence divine. Notre âme est complexe, vague et imprévisible. J’espère, par ce film, voir grandir la sagesse de l’homme au contact du dieu que nous appelons nature.« 

Comme souvent dans les films de Naomi Kawase, on retrouve dans Still the water les thèmes chers à la réalisatrice, tels que la vie et la mort, la symbiose entre l’homme et la nature, la mémoire d’un lieu, le cycle de la vie et sa transmission d’une génération à l’autre. Mais contrairement à ses réalisations précédentes, elle fut étonnée de sa sérénité sur le tournage : « mon expérience du tournage de Still The Water fut un peu différente, dans la mesure où j’ai rarement ressenti la nécessité de contrôler totalement les choses (…) convaincue que ce dont nous avions besoin viendrait à nous naturellement« .

Kaito et Kyoko, le couple de personnages principaux du film, suivent un véritable apprentissage de vie dans Still the water, devant affronter une réalité parfois cruelle. Naomi Kawase s’explique sur ce choix narratif qui fait de son film une ode à la tolérance et au respect du legs de notre planète et de nos ancêtres : « apprendre à accepter les autres, à avancer tout en gardant en mémoire nos douleurs, en continuant à voir ce monde tel qu’il peut être par moment : d’une beauté inestimable. Quand les hommes seront capables de cela, je pense que nous pourrons nous élever et vivre dans un monde que nous ne connaissons pas encore. C’est mon souhait pour le futur des personnages principaux de ce film, symboles d’une nouvelle génération, qui sont en plein apprentissage de la vie adulte« .

Contrairement à la plupart de ses films qui font appel à nombre d’acteurs non professionnels, Still the water se compose d’un casting soigné, notamment pour les rôles des parents, de Papie Tortue, de Kyoko et de Kaito. Ce dernier, joué par Nijirô  Murakami, est le seul qui n’avait jusque là jamais joué au théâtre ou au cinéma. « Le plus important pour moi dans ce choix, c’était qu’ils aient une présence comparable à celle, incroyable, de la nature sur l’île d’Amami. Ce fut le cas, et même au-delà de mes espérances » explique la réalisatrice. Bien qu’il n’ait que peu de scènes à tourner dans le film, Fujio Tokita, qui joue Papy Tortue (Kamejiro), resta sur l’île tout le temps du tournage et fit exactement comme son personnage dans le film : il prit plaisir à pêcher. La réalisatrice raconte qu’ « il s’est intégré naturellement à la vie sur l’île, il est même arrivé que certains touristes viennent le voir pour qu’il leur indique les meilleurs endroits pour pêcher sur l’île« . L’acteur est par ailleurs très connu au Japon comme comédien récurrent d’Akira Kurosawa et l’un des meilleurs doubleurs du cinéma d’animation national. On retrouve dans Still the water deux comédiens qui avaient auparavant joué pour elle : Jun Murakami jouait le jeune moine de Nanayomachi (2008) alors que la belle Makiko Watanabe interprétait Wakako dans La forêt de Mogari (2005).

Habituée à insérer dans ses fictions des images documentaires, il est fréquent que certaines scènes des films de Naomi Kawase soient improvisées. Dans Still the water, si le tournage eut lieu dans l’ordre chronologique du film, la danse d’Août, le rituel du dieu Yuta et le typhon sont des moments de la vie de l’île et non des reconstitutions pour les besoins de la production. La première scène du film, impliquant des habitants d’Amima, et la suivante, dans la salle de classe, sont également des improvisations, filmées avec les véritables protagonistes de l’île, sa population.

Alors que la saison des typhons au Japon a plutôt lieu en août (comme dans le film de Kurosawa, Rhapsodie en août), l’équipe de tournage dut faire face, en plein mois d’octobre (2013), à un déferlement des forces de la nature, cette année ayant été particulièrement importante en typhons dans le sud du Japon. La réalisatrice est pourtant loin de s’en plaindre : « c’était miraculeux de pouvoir saisir la violence des vagues de ce typhon, comme un cadeau du ciel. Alors toute l’équipe s’est préparée à filmer dans des conditions extrêmes, les vents violents et la pluie torrentielle« . Cette tempête fut l’une des scènes les plus improvisées du film, puisqu’il devenait même difficile de communiquer entre techniciens à cause de la force du vent. Même Mère Nature se lance dans l’improvisation.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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