Vendredi 31 Janvier 2014 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Yasujirô Ozu – Japon – 1932 – 1h29 – noir et blanc, muet, vostf
La famille Yoshi déménage d’Azabu pour s’installer dans la banlieue de Tokyo où le père a trouvé un nouvel emploi. Ryoichi (dix ans) et Keiji (huit ans) font l’école buissonnière et se lient avec Taro, le fils du patron de leur père. Premier sermon du père, le soir, pour qui « ce n’est pas ainsi qu’on devient des hommes importants ». Ce petit employé, soucieux des apparences, ne souhaite rien tant que de voir ses fils occuper une situation élevée. Mais ceux-ci sont d’une autre trempe et lorsqu’ils découvrent dans un film amateur que leur père, pour complaire à son patron, ne cesse de faire le pitre devant la caméra, ils quittent la séance furieux. De retour à la maison, ils apostrophent violemment celui-ci et décident, raidis dans leur dignité, qu’ils ne mangeront plus rien, si c’est à ces pitreries qu’ils doivent leur nourriture. Suite aux vaines tentatives de la mère, Yoshi réussit à leur faire entendre raison. Réconciliés, ils se retrouvent pour le repas familial. Les enfants admettent la déférence de leur père envers son patron et scellent leur amitié avec Taro, le fils de ce dernier.
Notre critique
Par Josiane Scoleri
Gosses de Tokyo est un film qui cache bien son jeu. Une lecture un peu rapide nous amènerait à croire que nous sommes face à une sorte de version nippone de La guerre des boutons : gosses gouailleurs qui sèchent l’école, bandes rivales, petit caïd en herbe, etc… Et effectivement pendant près d’une heure, nous sommes confrontés à de multiples scènes de classe ou de jeux d’enfants, régulièrement ponctuées de scènes familiales dans la plus pure tradition du cinéma japonais. Femme soumise et respectueuse, éternellement affairée aux tâches domestiques, Mari totalement accaparé par son travail d’employé, dévoué corps et âme, jusqu’à la flagornerie, à un patron omnipotent. Toute cette petite mosaïque s’assemble méthodiquement, petite touche par petite touche. Puis, sans crier gare, en une seule scène, liée qui plus est au pouvoir de révélation du cinéma, tout bascule et le film se transforme en un brûlot qui taille en pièces les fondamentaux de la société japonaise : soumission, acceptation de la hiérarchie et de l’ordre établi, adhésion au système, abdication de l’individualité, etc…. C’est une sorte de déflagration qui s’opère sous nos yeux et à laquelle pourtant on a du mal à croire, tant elle est tout à la fois violente et inattendue.
Il faut dire que Ozu excelle dans ce comique de situation tiré du burlesque où les mimiques de nos jeunes héros font merveille. C’est une veine qu’il ne pratiquera plus guère par la suite, notamment après la guerre, mais dans Gosses de Tokyo, toutes les forces du cinéma muet, notamment les plans rapprochés sur les visages, sont mis à contribution pour faire ressortir la drôlerie, voire le cocasse des situations. La caméra est posée à hauteur d’enfant, finalement très près de cette fameuse « caméra tatami » qui le rendra célèbre beaucoup plus tard en Occident. Elle dit avec simplicité à quel point Ozu est respectueux des enfants et prend leur point de vue au sérieux. Et après près d’une heure dans ce même registre, une fois que nous sommes sûrs d’avoir affaire à une comédie douce-amère – la première partie du titre signifie d’ailleurs « Un livre illustré pour adultes » et porte bien son nom – le réalisateur tire brutalement le tapis sous nos pieds. Et c’est là, dans la dernière demie- heure, que se révèle, rétrospectivement, le grand art du montage et de la mise en scène du réalisateur. C’est à ce moment-là que nous prenons conscience de l’importance du moindre détail des scènes précédentes, depuis la toute première jusqu’à l’apothéose finale. Tout ce qui dans un premier temps avait pu passer pour anodin, les bisbilles entre gamins, les commentaires des collègues de bureau, les tenues vestimentaires, jusqu’aux lunettes de la mère ou le chapeau du gosse de riche, la niche du chien et les pots de plantes vertes, tout fait sens. C’est ainsi qu’on remonte jusqu’au sous-titre du film qui semble si énigmatique dans toute la première partie du film : « Et pourtant nous sommes nés ». Et en effet, la deuxième partie – plus courte et d’autant plus intense – pose cette question lancinante, avec l’insistance répétitive, obsessionnelle même, dont seuls les enfants sont capables. À quoi cela sert-il d’être né si l’on doit toute sa vie faire des courbettes à son patron pour pouvoir survivre ? La question est tout bonnement révolutionnaire.
Et n’oublions pas que nous sommes en 1932 dans le Japon impérial et conquérant d’avant-guerre. La prise de conscience des deux enfants constitue un véritable séisme. Et si leurs attitudes bravaches et tonitruantes (« à partir de demain, nous ne mangeons plus ») gardent leur côté enfantin, elles n’en restent pas moins justement radicales. C’est un moment qui tient du miracle cinématographique. Ozu réussit à préserver la veine burlesque jusque dans les moments qui atteignent au tragique (par exemple le petit paquet de sucreries qui pourrait déjà être une première concession). On se souvient qu’Ozu avait coutume de dire que son réalisateur préféré était Lubitsch. On retrouve ici le même alliage de légèreté et de profondeur. Le traitement réservé aux parents et notamment au père est particulièrement révélateur de la manière d’Ozu, toute en finesse et en subtilité. Ce père, si pathétique jusqu’ici dans l’acceptation de son rôle de subalterne, dévoile sans pathos ni emphase l’étendue de son abdication. Loin de condamner les enfants, de considérer leur réaction comme infantile, il en reconnaît directement la justesse dans son dialogue avec sa femme. Il dit sa propre médiocrité, inconsolable, seul avec sa bouteille d’alcool. Il sait qu’il n’y a pas d’issue pour lui et sans doute pas pour ses enfants non plus, même s’il leur souhaite de ne pas être employé comme lui. Cela dit, la comédie reprend vite ses droits avec les irrésistibles boules de riz qui mettent très vite un terme à la grève de la faim. Et si tout semble rentrer dans l’ordre, les enfants font la paix et saluent cérémonieusement l’instituteur, le père partage la voiture de son patron pour aller au bureau, il est clair que rien ne sera jamais plus comme avant, malgré les apparences…
Avec Gosses de Tokyo, Ozu signe non seulement un film qui deviendra un classique du cinéma japonais, mais de plus une oeuvre qui porte déjà en germe bon nombre de thèmes qui feront sa renommée au panthéon des cinéastes: une analyse au scalpel des relations familiales portée par une caméra sans affectation ni fioritures et surtout un rythme, une respiration plutôt, qui est la marque propre du cinéaste : souple, d’apparence tranquille, mais qui va son chemin sans jamais dévier d’un iota, avec une lucidité sans appel que certains font parfois rimer avec cruauté. Mais Ozu est un cinéaste profondément attaché à ses personnages dont il est visiblement proche. Sa caméra est si respectueuse de la souffrance et des difficultés des hommes à vivre heureux que la cruauté n’est, me semble-t-il, vraiment pas de mise ici.
Sur le web
Gosses de Tokyo, l’un des tout premiers longs-métrages de Yasujirô Ozu, ressort en salles en France dans sa version muette sans accompagnement musical. A l’origine, comme tous les films muets japonais, le film était accompagné par un Benshi, bonimenteur dont la popularité dépassait celle des acteurs de cinéma. Un film drôle et tendre qui porte en germe l’oeuvre à venir du grand cinéaste japonais, où flotte un insondable mystère. En 1959, Ozu fera un remake de Gosses de Tokyo, intitulé Bonjour.
Depuis longtemps, le plus célèbre magazine japonais sur le cinéma, Kinema Jumpo, récompense le meilleur film de l’année. Gosses de Tokyo fut primé en 1932. Gosses de Tokyo fut très populaire au Japon, en particulier grâce au jeune Tokkan Kozo qui joue Keiji, le cadet. Pourtant la société de production prit peur – sans doute à cause du côté social trop appuyé du film – et en retarda la sortie : « L’idée du film est née de faire un film d’enfants : on commençait avec les enfants, et on finissait avec les adultes. A l’origine, ce devait être une comédie gaie, mais finalement, ce fut une histoire triste […], et le film n’est sorti que deux ans après la fin du tournage« , explique ainsi le réalisateur. Après la crise de 1929, Yasujiro Ozu réalisa plusieurs films -dont Gosses de Tokyo– qui n’est que l’un des quatre films qu’il réalisa en 1932.
Gosses de Tokyo associe la satire sociale à la connivence humaniste, sur le mode de la comédie naturaliste. Même si le registre deviendra ensuite moins drolatique, le cinéaste s’attache déjà ici à la vie quotidienne, familiale et sociale de gens du peuple : une thématique qui marque l’intégralité de son oeuvre. Même si la forme s’épurera ultérieurement jusqu’au minimalisme, Ozu économise déjà ici les effets et procédés cinématographiques.
« Il faut donc voir ou revoir Gosses de Tokyo avec cette idée en tête. Une oeuvre de jeunesse inspirée du cinéma burlesque américain dont Ozu était un fervent admirateur – situations cocasses, grimaces, bagarres, accumulation et répétitions de gags… -, influencé par les desiterata des studios de cinéma de Tokyo, mais avec déjà un langage et une sensibilité uniques qui font de l’histoire de ces deux gosses en révolte contre leur père un film jubilatoire, un bijou de finesse comique. Les deux gamins de 8 et 10 ans, souffre-douleur d’un chef de bande, décident de faire l’école buissonnière.Vertement réprimandés par leur père, ils s’aperçoivent que celui-ci, simple employé, est obligé de se soumettre à l’autorité de son patron jusqu’à se ridiculiser devant lui. Aussitôt les deux enfants entament une grève de la faim. Car si devenir quelqu’un d’important dans la société, comme le prêche le père, revient à faire des courbettes devant son chef, alors à quoi bon… »(Eugène Green)
« A l’occasion de ce film, Ozu a réuni et assemblé au sein d’une forme presque parfaite les divers éléments qui constituent son style et sa vision de l’existence. Le film est un Shomin –geki [genre de cinéma, typiquement japonais qui porte principalement sur les réalités quotidiennes du peuple] qui met en lumière la rigidité de la société japonaise. Il tourne autour d’une unité familiale, mais les divers membres de cette unité intéressent Ozu plus que l’unité elle même. Et il met en scène des enfants qui renvoie involontairement l’image d’une société d’adultes, basée sur la duplicité des rapports. Mais Ozu va plus loin en suggérant qu’une telle innocence ne peut se poursuivre indéfiniment ; les deux petits garçons ne seront plus jamais les mêmes. Plus tard Ozu comprendra qu’une certaine forme d’innocence revient avec l’âge et il célébrera cette nouvelle simplicité meurtrie dans de nombreux portraits de vieillards qui réussiront à conserver dans ce monde froid une forme de pureté ; mais à quel prix ! Dans ce film de 1932, si brillant et si drôle, Ozu n’a pas encore jugé nécessaire de comprendre que l’innocence peut, d’une certaine manière, être reconquise. » (Extraits du livre de Donald Richie : Ozu trad. française Pierre Maillard . – Genève : Lettre du Blanc, 1980).
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
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