Kaïro



Mardi 10 Février 2009 à 20h30 – 7ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Kiyoshi Kurosawa – Japon – 2002  – 1h57 – vostf

Taguchi, un jeune informaticien, est retrouvé pendu dans son appartement. Sous le choc, ses collègues cherchent à en savoir plus sur ce suicide inexplicable. La victime a laissé un mystérieux message contenu dans une simple disquette. De toute évidence, celle-ci recèle un virus qui contamine ses utilisateurs et a de graves répercussions sur leur comportement. A Tokyo, l’inquiétude grandit au fur et à mesure que le virus se propage à travers les réseaux informatiques. Des petits groupes de jeunes gens tentent de résister, tandis que les disparitions se multiplient.

Notre critique

Par Philippe Serve

Prendre Kaïro (mot qui signifie « circuit » ou « anneau » en japonais) pour un produit cinématographique de plus surfant sur le succès des histoires de fantômes et autres esprits serait très dommageable. Même si on peut le rapprocher du Ring de Hideo Nakata (tourné trois ans avant et à l’immense succès, générateur de suites, imitations et remakes), Kaïro me semble aller bien au-delà et s’impose comme le meilleur film du genre. Le scénario – sa construction en forme de boucle au sens de redondance, de répétition – et surtout le talent de Kiyoshi Kurosawa, metteur en scène surdoué et prolifique – 16 films sur les 11 dernières années ! – voilà ce qui fait la différence à l’arrivée. 
A première vue, le scénario peut paraître compliqué, voire volontairement opaque, entraînant toujours plus d’angoisse et d’interrogations puisque mystère et incompréhension nourrissent la terreur. Car Kaïro est un film qui fait sacrément peur. La terreur qu’il instille, d’abord à ses personnages puis au spectateur, ne doit rien aux effets faciles souvent inhérents au genre, gore à tous les étages et hémoglobine dégoulinant de l’écran. Kurosawa – aucun lien de parenté avec Akira – s’inspire des maîtres de l’épouvante d’autrefois : Jacques Tourneur (La Féline, Vaudou, Rendez-vous avec la peur), Tod Browning (L’Inconnu, A l’ouest de Zanzibar, Dracula, Freaks), voire les pionniers Robert Wiene (Le Cabinet du Dr Caligari) et F.W. Murnau (Nosferatu), sans oublier l’acteur Charles Laughton, réalisateur d’un seul film de génie (La Nuit du chasseur).

S’il utilise largement les techniques des cinéastes pré-cités – suggérer au maximum afin d’instaurer chez le spectateur la peur de la peur – Kurosawa n’hésite jamais à montrer l’objet des frayeurs. A savoir les fantômes. Et c’est là que s’opère une différence fondamentale entre Kaïro – œuvre authentiquement japonaise – et les films de fantômes occidentaux, surtout hollywoodiens. Comme le rappelait le cinéaste lui-même, les fantômes nippons sont habituellement très passifs. Ils se contentent d’être là, de s’exposer aux vivants, de les approcher mais à la seule fin de leur montrer leur condition d’êtres perdus, errants, souvent maudits, et surtout de les confronter à ce qu’ils représentent dans leur essence même : la Mort. Voilà pourquoi la terreur envahit les jeunes gens de Kaïro. Cette vision de la Mort, de leur propre mort qui les paralyse, les plonge dans une profonde mélancolie et finit par les ronger jusqu’au suicide.

La frontière traditionnelle entre l’ici et l’au-delà – quel qu’il soit – s’efface et l’on finit par ne plus savoir qui est encore vivant, qui est déjà fantôme. La condition qui confond les uns et les autres est la solitude, le lieu qui les réunit l’Internet et son monde tout à la fois virtuel et réel. Moyen de communication moderne s’il en est, le réseau en forme de toile n’est qu’un miroir aux alouettes. Solitude extrême et incommunicabilité absolue, voilà la règle. Loin de favoriser une inter-communicabilité globale, l’Internet pousse à la réclusion en chambre, à encore davantage de solitude et de perte du sens du réel. Quoiqu’on fasse, on naît, on vit et on meurt seul. Peu importe alors notre appartenance à telle ou telle communauté d’internautes. Mais en est-il autrement dans la vie dite réelle ? Où se situe la différence, la frontière entre ces deux mondes dont l’un n’est que le reflet de l’autre ? Si la vie est si désespérante, alors peut-être la mort et son au-delà pourraient apporter une alternative ? L’étudiante Harue qui étudie ces étranges phénomènes souffre de cet isolement de l’être vivant et croit que la mort changera les données en rassemblant les âmes, les esprits, que « nous ne serons plus seuls« . Abolir la frontière et, enfin, unir, s’unir. 
Ce qui débouche sur la deuxième idée du film : nous montrer – nous faire toucher du doigt, physiquement – un au-delà où les fantômes errent eux aussi dans la plus grande des solitudes, figés dans une souffrance indicible, seulement percée d’appels au secours pathétiques lancés aux vivants pour qu’ils les rejoignent dans le suicide. Mais celui-ci, vrai fléau japonais, n’ouvre aucune porte, ni ici ni là-bas, si ce n’est celle d’une zone interdite. Les fantômes se glissent dans notre monde, en font leur nouveau royaume, et les vivants contaminés tournent aux spectres selon un mode d’emploi circulant sur la toile (Web) dont ils se retrouvent prisonniers et englués comme de vulgaires mouches. 
Nulle échappatoire. Ce sentiment d’absolue fatalité en forme d’apocalypse – comment ne pas penser aux tragédies d’Hiroshima et de Nagasaki en voyant les traces ombrées des disparus collées aux murs ? –fait passer de la simple angoisse à la plus pure terreur.

Vouloir trouver une ou des explications rationnelles à un récit irrationnel ne peut mener qu’à l’échec. Même sur un simple plan de logique scénaristique, le spectateur a intérêt à ne pas chercher ce qu’il ne trouvera pas. Car au-delà du simple échec, il s’exposera à devoir constater que les concepts de réalité, virtualité, surnaturel, vie, mort n’ont finalement plus grand sens. Voyez la manière qu’ont les vivants de se déplacer. Bras ballants et inertes, petits pas hésitants, le regard toujours un peu vide, à la limite de l’hagard. Les fantômes, on l’a vu, ne bougent guère mieux, silhouettes immobiles qui glissent, mouvements au ralenti mettant en branle des corps en rupture d’équilibre, aux bras désarticulés. Et Kawashima, le jeune étudiant sceptique, sentira bien au bout de ses doigts toute l’incarnation matérielle de sa peur, de la Mort. Si les morts sont si physiques, quelle différence là encore avec les vivants ? Tout semble déjà désincarné, envoûté et comme flottant en état d’hypnose. 
Les décors eux-mêmes sont comme vidés de toute vie, appartements sinistres, serres où les plantes semblent plus mortes que vivantes, usines désaffectées et ces incroyables vues d’un Tokyo déserté, aux voitures calcinées et sur lequel vient s’écraser comme un reflet d’apocalypse. Même l’océan, ultime refuge, semble mort. 
En utilisant les nouveaux medias (Internet, télécopies, portables) et plus globalement l’informatique comme vecteur de peur et de mort, Kiyoshi Kurosawa ancre bien sûr son film de fiction dans la réalité quotidienne. Le son des porteuses de modem, devenu si familier à tout internaute, prend ici une résonance sépulcrale et nous glace les sangs. 
La mise en scène, déjà signalée comme remarquable, s’appuie sur une magnifique photographie aux couleurs désaturées. Kurosawa bâtit chaque plan comme pour lui-même, mais sans jamais tomber dans l’atomisation du récit, ni céder à la tentation de l’esthétisme facile. Les cadrages, larges en général (comme d’habitude chez Kurosawa qui utilise à merveille la profondeur de champ afin d’inscrire toujours ses personnages dans leur environnement) s’imbriquent parfois les uns dans les autres comme dans cette superbe scène où Harue se découvre sur son écran comme dans un miroir. Cette mise en abyme – nous la suivons à la fois en réel sur l’écran de cinéma et en virtuel sur celui de son ordinateur derrière elle – dégage à la fois beauté et angoisse. Certaines idées sont de vraies trouvailles et restent dans la mémoire du spectateur, comme ce mystérieux programme informatique montrant des points blancs se déplacer sur un écran et dont il nous est dit qu’ils s’attirent lorsque séparés et se détruisent quand trop près l’un de l’autre. Ou bien ces traces noircies laissées par les corps, déjà évoquées et se transformant en myriades de particules que Michi n’arrive pas à retenir dans une scène saisissante. Ajoutons la superbe partition musicale, toujours en parfaite adéquation avec l’évolution du récit.

Kaïro est un grand film, maîtrisé de bout en bout et, quand le talent et la beauté sont au rendez-vous, qu’il est bon d’avoir peur…


Sur le web

Dans le dictionnaire, le sens commun de « kaïro » est circuit, circuit électrique, comme dispositif se mettant en marche sans l’intervention de l’homme.
Pour Kiyoshi Kurosawa : «(…) cela fait référence à internet dans le sens où cela véhicule des informations. Cette idée peut aussi s’étendre au système économique où Kaïro peut signifier la circulation d’argent. Mais le sens le plus fort du titre pour le film est lié au fait que les fantômes reviennent sur terre grâce à un système qui marche en circuit fermé. » (extrait d’un entretien accordé au magazine « Cinéastes » – mai 2001)

Kaïro fait référence à une tradition et à un genre, connus sous le nom de « yurei eiga » ou « bake-mono eiga », particulièrement à l’honneur au Japon dans les films des années 56-60.
Les histoires racontées s’inspiraient de contes fantastiques chinois, connus au Japon sous le nom de « Kwaidan ». Masaki Kobayashi réalisa d’ailleurs en 1964, Kwaidan, un film articulé autour de quatre contes fantastiques.
Ring de Hideo Nakata, appartient également à cette tradition.

Pour obtenir des images de ville déserte, le film a été tourné à Tokyo, très tôt les matins de jours fériés. Quelques moyens numériques ont été utilisés (en faible quantité) pour parfaire le résultat. Ainsi, si quelques feux de circulation ont été effacé, aucun passant ou véhicule ne l’ont été.

 Même s’il ne fait ici qu’une brève apparition, Koji Yakusho est l’un des acteurs fétiches de Kiyoshi Kurosawa. On a ainsi pu le voir dans Charisma, et Cure.
Il a tourné également avec Shohei Imamura dans L’anguille, Palme d’or du Festival de Cannes 1997.

Kaïro a obtenu le Prix de la Critique internationale (Fipresci) pour la sélection Un Certain Regard 2001. Le Jury a souligné la « vision originale du danger « virtuel » des ordinateurs.« 


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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