Jeudi 01 Mai 2008 à 17h15 – 6ième Festival
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Robert Wiene – Allemagne – 1919 – 1h18 – vostf
Une fête foraine plante ses attractions dans la petite ville allemande d’Holstenwall. Un étrange vieillard, le docteur Caligari, entend y exhiber un jeune somnambule, Cesare, dont il monnaie les dons de voyant. Mais Caligari n’obtient pas de l’administration l’autorisation qu’il lui demandait. Le lendemain, le fonctionnaire responsable de cette humiliation est retrouvé mort. Le soir même, Cesare prédit à un jeune homme qu’il ne verra pas la fin de la nuit. Sa prédiction se réalise. Bouleversé, l’ami du défunt, Francis, se met à surveiller Caligari, qu’il suspecte du meurtre…
Notre critique
Par Philippe Serve
Lorsque Robert Wiene et ses collaborateurs commencent le tournage du Cabinet du Docteur Caligari en décembre 1919 – le film sera terminé dès le mois de janvier suivant – l’Allemagne a déjà plongé dans la spirale infernale qui la jettera dans les bras d’Hitler et du nazisme en 1933. La défaite militaire qui a mit fin à la première guerre mondiale et débouché sur le Traité de Versailles et, surtout, les réparations exigées par la France, ont mis le pays à genoux. Et ce n’est qu’un début. Le gouvernement social-démocrate de la toute neuve République de Weimar qui s’installe à cette époque (août 1919) doit faire face à un soulèvement socialiste insurrectionnel – la révolution spartakiste – qu’elle noie dans le sang grâce à l’armée et aux corps francs. Les emblématiques chefs spartakistes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg y laissent leur vie. Tandis que l’inflation se met à exploser (bientôt les Allemands iront chercher leur paie, des milliards de marks qui ne vaudront plus rien, avec une brouette !), la scène politique se résumera à une lente montée des extrêmes : nazis contre communistes. On connaît la suite…
L’Allemagne s’effondre mais pas sa culture qui résiste et même se régénère sous cette république de Weimar. L’Expressionnisme, ce mouvement artistique qui a touché avec succès tous les arts depuis une dizaine d’années – peinture, littérature, théâtre, sculpture, danse, musique, architecture – commence pourtant à s’essouffler, même s’il perdurera jusqu’à 1925. Le cinéma, seule discipline artistique à avoir échappé à la vague, va à son tour entreprendre sa révolution expressionniste. Et le film qui change tout est Das Kabinett des Dr Caligari. C’est Erich Pommer (1889-1966) qui lance la production du film aux studios Decla à Berlin. Le scénario, initié par le jeune poète Carl Mayer, est pour le moins étrange. Il passe aussitôt – habitude allemande à l’époque – dans les mains du décorateur Hermann Warm, lequel associe à son étude sur le texte deux amis peintres expressionnistes travaillant dans le même studio, Walter Reimann et Walter Röhrig. Reimann propose alors de s’orienter vers des décors en toiles peintes. Ces décors, par leur caractère « expressionniste » – c’est-à-dire en tant que porteuse de sens profond et subjectif – et esthétique, va totalement influencer la mise en scène de Robert Wiene à qui est confiée la réalisation, après que Fritz Lang ait dû renoncer, devant terminer son propre film, Les Araignées.
Fond et forme se confondent. Les toiles peintes – très théâtrales – n’offrent que lignes brisées, toutes en angles, diagonales, zigzags, objets et maisons de travers, biscornues, dont aucune ne semble pouvoir tenir longtemps debout. L’éclairage, dont le metteur en scène de théâtre Max Reinhardt avait su montrer toute l’importance dans le découpage de l’espace scénique par le jeu des zones opposées lumière/ombre, va tenir un rôle primordial. Mais si cet aspect de l’expressionnisme – illustration du fameux clair-obscur romantique – se retrouvera systématiquement chez les héritiers plus ou moins fidèles et notamment dans le film noir hollywoodien, ici, dans Caligari, c’est peint sur la toile que l’éclairage s’affiche. Les flots lumineux et les zones d’ombre inondant les murs, à l’extérieur comme à l’extérieur, ne sont qu’artifice. La lumière « réelle » (celle des projecteurs des studios), n’est utilisée que pour découper les visages en gros plans de personnages dont les lourds maquillages renforcent encore les contrastes.
Tous ces artifices expressionnistes ont pour but d’amplifier l’effet d’étrangeté et même de terreur dans lesquels l’histoire doit plonger le spectateur. Le jeu des acteurs – élément constitutif décisif pour la qualification de « film expressionniste » au même titre que les décors ou l’éclairage – se fond lui aussi dans le décor ou plutôt agit par mimétisme. Caligari (Werner Krauss) et le somnambule Césare (Conrad Veidt, sans doute le plus grand acteur expressionniste de l’Histoire du Cinéma) jouent de façon « angulaire » comme l’a bien noté un critique. Mouvements saccadés et réduits au minimum, importance du regard, démarche « en biais » si caractéristique du genre, l’acteur expressionniste touche à l’abstraction et à une étrange et effroyable poésie noire. Le Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau ( Nosferatu , 1922), film qui, bien que ne remplissant pas tous les critères d’un pur film expressionniste, arrive pourtant à en être le chef d’œuvre) en sera la parfaite illustration.
Mais ce n’est pas seulement dans sa forme que Caligari est le premier film expressionniste et surtout le plus complet. Son thème – quatrième critère essentiel – plonge dans les racines de la culture romantique allemande teintée de fantastique, et parfois du côté du gothique (plutôt associé aux classiques britanniques, Frankenstein ou Dracula, ce dernier devenant Nosferatu chez Murnau). Caligari et les films expressionnistes qui suivront découlent tous des univers narrés par des auteurs comme Adalbert von Chamisso, ETA Hoffmann, Bram Stoker ou même Edgar Poe. Le thème des pulsions criminelles ou/et suicidaires, le rôle central des tyrans, manipulateurs, hypnotiseurs, malades mentaux – lesquels peuvent cumuler – sans oublier celui du double maléfique, nourrissent le cinéma allemand de l’époque dès les films précurseurs, tels L’Etudiant de Prague (Stellan Rye, 1913) ou Le Golem (Paul Wegener, 1914 puis à nouveau en 1920), ce dernier emprunté aux légendes juives. Jusqu’à un autre funeste docteur du cinéma allemand, le Mabuse de Fritz Lang. En attendant le troisième, le pire de tous car bel et bien réel, le Dr Goebbels, qui interdira l’Expressionnisme, art dégénéré au yeux du nazisme.
Le Cabinet du Dr Caligari s’avère si extrême dans son expressionnisme que certains critiques ont considéré qu’il échappait au genre en créant le sien propre : le Caligarisme ! Ainsi d’Henri Langlois, père de la Cinémathèque française. Reste la polémique sur la véritable signification du film. Fait-il l’éloge de l’autorité (la psychiatrie servant ici de métaphore), seule à même de rétablir l’ordre, là où le chaos (ici, mental) s’est installé ? C’est ce qu’aurait tendance à montrer la version filmée, imposé par Erich Pommer et Robert Wiene, contre l’avis des scénaristes. Ou bien, comme le défend Siegfried Kracauer dans son célèbre livre, « De Caligari à Hitler », faut-il remettre le film sur ses pieds, supprimer les rajouts (introduction et conclusion), revenir au scénario original et aux intentions réelles des auteurs ? Le message de l’œuvre en sera alors radicalement différent, l’autorité toute puissante – la psychiatrie symbolisant le pouvoir politique – se révélant la seule détentrice de folie. Ce qui permet à Kracauer de voir en Caligari une prémonition de ce qui frappera bientôt l’Allemagne, puis l’Europe et le monde.
Au spectateur de Cinéma sans Frontières de se faire, en 2008, sa propre opinion…
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.
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