Samedi 07 Avril 2018 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de François-Jacques Ossang – France – 2017 – 1h39
9 Doigts commence à la manière d’un film noir : la nuit, dans une gare, un homme du nom de Magloire prend la fuite. Sans bagages et sans avenir. Comme il tombe sur un paquet d’argent, les ennuis commencent. Une bande est à ses trousses, dont il finit otage, puis complice. C’est la bande de Kurtz. Suite à un braquage raté, ils embarquent tous à bord d’un cargo dont le tonnage suspect est aussi volatile que mortifère. Rien ne se passe comme prévu – le poison et la folie gagnent le bord. Les hommes de Kurtz s’avèrent être les jouets d’une machination conduite par le mystérieux « 9 Doigts »…
« Vigo définissait le cinéma comme un art du sommeil. Au cinéma, on rêve… Mais malheureusement, on fait de plus en plus de films où on ne rêve plus. C’est pour ça que le cinéma purement narratif m’ennuie souvent. Je perds très vite le fil de l’histoire, parce que je rêvasse. 9 Doigts a une structure elliptique, on ne comprend pas immédiatement tout ce qui se passe. Ce côté cryptique, c’est pour moi une des forces du cinéma. » (François-Jacques Ossang)
Notre critique
Par Josiane Scoleri
Le dernier film de François-Jacques Ossang est un de ces objets inclassables qui traversent de temps en temps la nébuleuse du cinéma. À l’image, d’ailleurs, de toute sa filmographie qui n’aime rien tant que les chemins de traverse et les fausses pistes avec pour seule étoile la beauté du plan et la texture du 35 mm. Ossang travaille la matière du cinéma comme s’il se servait d’un arc électrique qui relierait cinéma muet et écriture contemporaine. C’est peu dire qu’il est à part dans la cinématographie hexagonale.
Avec 9 doigts, son cinquième long-métrage, nous sommes embarqués dans une histoire qui ne dit pas son nom : une histoire de gangsters, un récit d’aventures maritimes, un film de science-fiction. C’est un peu tout ça à la fois, mais c’est surtout autre chose, et c’est cet autre chose qui nous tient en haleine, bien au-delà du fil narratif qui va et vient comme un serpent de mer. C’est que nous sommes happés par l’image, souvent dans un état proche de la sidération, tellement le cadre est habité, vivant de lumière, sur le qui-vive de tous les noirs prêts à l’engloutir.
Les personnages de Ossang ont souvent un peu l’air de flotter dans le plan, tatônnant dans un environnement qui les dépasse. Ici «Nowhereland» le bien nommé, une île à la dérive, métaphore -miroir du bateau aux prises avec les éléments, ou peut-être de tout homme en bute avec la mort. Le chef de bande s’appelle «Kurz» et on pense plus d’une fois à Marlon Brando, à la dérive dans son Nowhereland, perdu quelque part dans la forêt tropicale.
De fait, nous sommes souvent «au cœur des ténèbres» dans 9 doigts. D’abord visuellement. Le film est tourné presque entièrement de nuit, dans un éclairage qui magnifie le mystère et la perte sensorielle (formidable travail du chef opérateur Simon Rocca, dans une osmose sans faille avec le récit). Le cinéaste, lui, parle de déréalisation du monde. Et il faut toujours écouter les réalisateurs lorsqu’ils parlent de leur travail… Il cite Vigo qui disait «Le cinéma, c’est l’art du sommeil». Et si l’on a cette sensation si forte d’être dans un rêve tout au long du film, c’est bien parce que les personnages ont perdu tout repère. Mais en même temps – et c’est là toute la force poétique de l’engagement d’Ossang – le film nous parle bien évidemment d’aujourd’hui, de ce continent de plastique qui flotte dans le Pacifique et qui risque d’étouffer la vie. À l’ évidence, les hommes du XXIème siècle ont vraiment perdu le Nord. De même, la cargaison clandestine à bord du navire n’est rien d’autre que du polonium, dont on sait qu’un seul gramme émet plus de particules alpha que 10 tonnes d’uranium. Là aussi, le renvoi à l’actualité est loin d’être anodin. Une fois encore, s’il était besoin de le préciser, le réel dépasse toujours la fiction la plus débridée.
Lorsqu’on parle du cinéma de François – Jacques Ossang, il ne faut pas oublier que le cinéaste est aussi écrivain, poète et musicien. De fait, on lui accole souvent l’épithète de cinéaste punk ( il chante dans un groupe, les MKB Messagero Killer Boys, qu’il qualifie de «Noise and Roll»), mais son cinéma est bien plutôt une plongée dans le paysage et les éléments que dans l’environnement urbain. De même ses dialogues, portés par un soin rare, un amour précieux de la langue, sont bien plus fortement amarrés du côté des surréalistes ou de Rimbaud que de Johnny Rotten.
Dans 9 doigts, le monologue du capitaine ( magnifique scène qui est à elle toute seule un concentré de l’esthétique du réalisateur) est un montage à partir des «Chants de Maldoror» de Lautréamont. Rien de moins. Et la force hypnotique du texte nous tient littéralement suspendus, tendus vers cette parole, dans une concentration qui nous propulse on ne sait où, dans un autre espace-temps. C’est déjà en soi une expérience de cinéma, et c’est d’autant plus remarquable que nous vivons aujourd’hui submergés d’images, presque comme si nous pouvions nous passer du langage qui est pourtant la matière première de l’humain ( cf un exemple au ras des pâquerettes,avec la manie galopante des émoticônes dans les textos, après les mots abrégés ou réduits à une phonétique improbable…). Là aussi, Ossang nous dit quelque chose de l’ ici et maintenant. Et il nous le dit précisément au beau milieu d’un film, le matériau qui a inventé l’image en mouvement. Pas étonnant que le cinéaste tienne absolument à tourner en 35mm, malgré toutes les difficultés que cela implique. Au-delà de l’aspect esthétique qui fait le bonheur des cinéphiles, apparaît clairement la cohérence de la démarche de l’artiste, face à la prolifération et l’apparente facilité du numérique.
La musique du film contribue elle aussi à cet exercice de double voltige : elle nous transporte à la fois dans un ailleurs mystérieux et dans un même mouvement, nous ancre dans le présent par cet étrange cocktail de lignes mélodiques et d’ambiance bruitiste. On comprend que 9 doigts est un film extrêmement construit, pensé de bout en bout par notre cinéaste- poète-musicien. Le résultat est là.
Il est un autre aspect dont on parle moins, mais qui est pourtant très présent dans 9 doigts, c’est l’humour. Un humour qu’ Ossang qualifie d’ « ultra-violet« . C’est à dire plus noir que noir. On est ici dans la veine littéraire du cinéaste avec Céline ou Burroughs, des auteurs qui parlent de la catastrophe sans lamentation, avec cette charge d’humour acide qui nous fait poursuivre la lecture contre vents et marées, malgré la noirceur du propos. Dans le film, cela se traduit par une énergie qui vient contre-balancer la dimension fortement onirique des images et bouscule par moment le rythme même du film ( cf par exemple la scène de soulographie sur ce bateau en perdition).
Encore un mot à propos des acteurs qui habitent leurs personnages, avec chacun un physique, un visage qui semblent sortis tout droit d’un film noir américain et/ou du cinéma expressionniste allemand. Casting impeccable, Réussite sur toute la ligne.
Sur le web
« 9 Doigts est le cinquième long métrage de François Jacques Ossang, aka F.J Ossang, après L’Affaire des Divisions Morituri (1984), Le Trésor des Îles Chiennes (1991), Docteur Chance (1997) et Dharma Guns (2010). La Cinémathèque française a organisé ce mois-ci, le temps d’un week-end, une rétrospective sur sa carrière. Conteur baroque réputé pour l’univers contemporain et punk qui lui est propre, d’ailleurs souvent proche du roman graphique, le cinéaste et artiste signe un nouveau thriller post-apocalyptique qui s’apparente à une fable…Oeuvre parcourue de références à l’histoire du cinéma, celle-ci puise dans l’avant-garde cinématographique et notamment dans le cinéma muet. Les cartons introductifs et les fermetures à l’iris sont en effet un clin d’oeil au cinéma des premiers temps…Scindé en actes, cette énigme poétique fait la part belle à un cinéma de l’ellipse, de la contemplation, lui-même déstructuré par le montage abrupt… » (cinechronicle.com)
9 Doigts est un long métrage que son réalisateur définit comme « un film de science-fiction à l’envers… Les films de science-fiction se jouent dans le vide sidéral de l’espace, on ne fait au fond que déplacer les péripéties d’aventures maritimes dans l’espace : on place des bateaux dans le vide sidéral. Là, mes personnages sont comme dans un vaisseau spatial, mais le vaisseau a été remis sur les flots. » Le cinéaste puise également dans l’épopée, genre littéraire où « c’est le poème qui contient l’histoire. Je me sens plus du côté du cinéma de poésie, plutôt que du cinéma de roman. » Enfin, F.J. Ossang conclut : « 9 Doigts commence comme un film noir, un peu melvillien sur le principe, et ensuite il est en transformation constante : il vire au film d’aventure maritime, et puis on passe au cosmique maritime leviathanesque ! »
Au coeur de 9 Doigts se trouve une région que les personnages appellent le Nowhereland, une île en dérive, une zone qui est en déplacement constant. Pour le réalisateur, il s’agit d’évoquer « un monde qui devient sans cesse plus abstrait. Mais c’est aussi l’idée d’une zone hors des radars, ce qui correspond à une de mes vieilles lubies : un monde non répertorié. »
Parmi les influences qui l’ont nourri pour 9 Doigts, F.J. Ossang cite côté littérature Au coeur des ténèbres de Joseph Conrad bien qu’il l’ait relu après coup, Bunker archéologie de Paul Virilio, des lectures d’enfance comme Les Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe, Le Vaisseau fantôme du capitaine Marryat ainsi que les artistes de l’avant-garde poétique : Antonin Artaud, Roger Gilbert-Lecomte, Robert Desnos et Blaise Cendrars. Côté cinéma, il évoque l’imaginaire romantique et gothique du Nosferatu de Murnau, La Maman et la putain de Jean Eustache pour la place centrale qu’y tient le dialogue, Jean-Pierre Melville, Guy Debord, Hergé et Quand la ville dort de John Huston : « C’est un chef d’oeuvre, une sublime métaphore de la « ténèbre européenne », avec une poignée de personnages qui hantent la nuit du mauvais coup où ils se perdent. »
« Véritable OVNI sur le fond comme sur la forme, cet étrange long-métrage est le fruit d’un artiste multiple. Alors, faisons-lui confiance pour nous embarquer dans une fresque lyrique déjantée et, pourquoi pas, de chercher la clef de son film noir labyrinthique. Etrange. C’est parfaitement le mot qui définit l’œuvre de Francois-Jacques Ossang, et ce quelle que soit la discipline à laquelle il se livre. En guise de cinquième long-métrage, il pousse à son paroxysme son talent de plasticien, sans pour autant se livrer à un exercice de style purement surréaliste… Même si le récit semble alors assez limpide, le style qu’Ossang a conçu repose sur une direction artistique atypique qui nous saute aux yeux et nous suit jusqu’à la dernière minute. Et même au-delà. Au-delà du seul noir et blanc, qui magnifie les images dont la photographie très inspirée de l’expressionnisme allemand semble pensée pour exacerber leurs contrastes via une pellicule 35mm, la patte anachronique d’Ossang atteint toutes les strates de son film. Ce sont d’abord ses cadrages qui nous donnent le sentiment d’être face à un vieux roman-photo qui prendrait vie sous nos yeux. Le jeu des acteurs n’est pas non plus pour rien dans cette sensation d’être face à un univers visuel hors du commun. Leur gestuelle engoncée et les dialogues abstraits qu’ils s’échangent nous renvoient constamment à l’irrationalité assumée de ce dispositif…De fil en aiguille, l’atmosphère lugubre et l’esprit anticonformiste de l’auteur semblent alors se refermer comme un piège sur ces personnages, jusqu’à les perdre dans les abîmes de son esprit tortueux. Et nous avec. Le point de bascule dans la désorientation narrative du film est le passage du bateau à Nowhere Land. Une île fictive qui rappelle ce qu’était la Zone dans Stalker de Tarkovski : une convergence de toutes les peurs irrationnelles des personnages. Et il ne faut pas compter sur eux pour lever le voile sur ce qui se passe, car chacun y va de sa propre théorie, et en des termes souvent métaphysiques dont la finalité nous restera abstraite. Or, cette confusion finit étonnamment par devenir un élément comique, presque un running gag. Mais avant de songer à un simple caprice de démiurge capricieux, il est bon de voir dans cette dérive scénaristique mystérieuse une allégorie sociétale. N’oublions pas qu’Ossang est un philosophe et un poète. Ses scénarios ne sont pas aussi fouillis qu’ils en ont l’air. Une seule solution alors : faire comme Magloire, ne pas perdre espoir dans cet imbroglio et tenir jusqu’au bout en profitant de la beauté des images et de la bande-originale qui font de 9 Doigts une œuvre qui ne cesse pas de nous hanter. » (avoir-alire.com)
« 9 Doigts fascine pour son imaginaire à géométrie variable, infiniment instable et mouvant, sous la forme d’une traversée statique et, on le devine, intérieure, dont émanent des bouffées paranoïaques et délirantes. Le film fonctionne avant tout par son rapport ambigu au récit, dessinant l’errance de ses personnages dans un monde où les narrations collectives sont devenues illisibles, hermétiques, voire cryptiques. Surgit ainsi toute une série de motifs subjugants : une boîte de Pandore radioactive (on pense à En quatrième vitesse, de Robert Aldrich, 1955), un cargo tournant en rond dans une nuit sans fin, une île de déchets à l’échelle d’un continent se recomposant sans cesse… Toutes choses suggérées sans être précisément cernées, ni montrées, mais caressant de leur noirceur d’encre l’imagination du spectateur. Qu’est-ce qu’un monde dont on ne peut plus comprendre l’histoire ? Un monde condamné, certes, mais aussi un espace où la langue peut enfin déchaîner sa puissance de déflagration. Ainsi la beauté de 9 doigts est-elle d’inventer, avec ses comédiens (dont Gaspard Ulliel et Pascal Greggory dans de belles apparitions iconiques), une déclamation froide et tranchante comme le métal, et comme détruite de l’intérieur par sa bile vénéneuse. On ne revient pas d’un tel voyage au bout de la nuit. » (lemonde.fr)
« Le film, dans ce qu’il dit, ne dit pas, et par le rythme de son montage, désoriente. Par sa noirceur et sa trajectoire maritime, 9 doigts s’apparente à un basculement dans l’absurde et la folie, une expérience de la perte de repères, une reconfiguration du rapport à l’espace et au temps : les personnages s’extasient littéralement devant une carte qui se déforme et sur laquelle ils observent la dérive des continents. « Ne rien comprendre, voilà la clef », entend-on…9 doigts s’apparente davantage à un « naufrage » superbe et volontaire, un prêche absurde dans le désert, une sorte de film auto-sabordé. » (critikat.com)
Après Le Trésor des Îles Chiennes et Dharma Guns, c’est la troisième fois que F.J. Ossang tourne aux Açores, archipel portugais qui se situe au milieu de l’Atlantique. Malgré les réticences de son producteur Paulo Branco face aux conditions extrêmes de tournage, le réalisateur tenait à y retourner : « je voulais découvrir cet endroit, qui m’évoquait une sonde métaphysique. C’est l’Atlantide de la légende… Et c’est le centre du monde, en tout cas de notre monde : c’est la rencontre des trois plaques continentales, africaine, européenne, américaine. C’est un peu la cocotte-minute de l’Atlantique, ça explose régulièrement. Par ailleurs, les préhistoriens expliquent combien les sols déterminent les caractères. J’ai toujours été attiré par ces zones volcaniques. Le cinématographe, c’est aussi faire parler la terre ! »
L’oeuvre de F.J. Ossang est traversée par la thématique de l’eau. Le réalisateur reconnaît que « C’est vrai que c’est étrange, moi qui suis né dans une région montagneuse, j’ai besoin d’eau. Un fleuve, un lac, un étang, et les mers bien sûr, et ça va tout de suite mieux. Après, sur la nature du film, c’est quelque chose qui est de toute façon intimement lié au cinéma : la pellicule, c’est un fleuve. »
F.J. Ossang revient sur la difficulté qu’il a à mettre sur pied ses projets : « Pour moi, faire un film c’est toujours comme partir à la guerre, c’est d’une grande difficulté. J’ai abordé celui-ci en me disant que ce serait probablement le dernier, tant il est devenu difficile aujourd’hui de réussir à faire un cinéma artisanal comme le mien. Depuis toujours, je navigue en zone hostile. D’ailleurs celui-ci, j’ai failli ne pas réussir à le faire. Le simple fait que je tienne à le tourner sur pellicule, comme les précédents, était une difficulté. »
La bande originale de 9 Doigts est signée MKB Fraction Provisoire, le groupe de noise’n roll de F.J. Ossang qui a déjà composé les musiques d’autres de ses films tels que Docteur Chance et Le Trésor des îles chiennes.
F.J. Ossang a décroché au dernier festival de Locarno, le Léopard de la mise en scène pour 9 Doigts.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
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