A Bread Factory 2ème Partie



Vendredi 01 Février 2019 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Patrick Wang, USA, 2019, 2h, vostf

Checkford a bien changé depuis l’arrivée des célèbres May Ray : les touristes affluent, l’immobilier flambe…A la Bread Factory, Dorothea et Greta travaillent sur l’adaptation d’Hécube d’Euripide. Mais le vrai spectacle se situe peut-être à l’extérieur. Face à toutes ces transformations dans la ville, la Bread Factory est toujours menacé.

Notre critique

Par Bruno Precioso

Après avoir découvert puis suivi en compagnie de Patrick Wang, début décembre, les aventures de la Bread Factory, cette ancienne usine à pain devenue centre d’art de la ville (fictive mais ô combien incarnée) de Checkford nous ne pouvions pas vous laisser sans nouvelles de Dorothea et Greta… nous voici donc de retour dans la petite cité de la Rust belt, où le 1er acte s’était clos sans nous rassurer complètement pour la petite communauté de la Factory tant cette fin laissait d’enjeux en suspens… En plein trumpisme vociférant et alors que l’actualité sociale a rattrapé la France à son tour, ce film de longue haleine et belle ambition s’inscrivait, disait-on voici deux mois, comme un accord de contre-point à Ex libris, le documentaire du vétéran Wieseman ; nous prolongeons donc le dialogue d’une séance l’autre…

Avec la projection de son 2ème long-métrage, le poétique Grief of others, le cinéma de Patrick Wang parvenait enfin jusqu’au public de CSF – presque au public français, puisque son 1er film, In the family, n’avait pas connu de sortie officielle aux Etats-Unis, et s’était même vu refusé par les habituels festivals du cinéma indépendant américain – par 30 fois ! – avant que les prix ne finissent par fleurir. Une sortie tardive en France en avait certes fait un film reconnu par la critique mais assez peu vu. Le bilan d’exploitation était d’ailleurs mitigé pour un réalisateur qui, à 42 ans, ne présente en 2018 que son troisième long et ne fait pas grand-chose comme les autres : là où la majorité des réalisateurs se font connaître par des courts-métrages, son entrée dans le monde de la réalisation est un (très) long-métrage de 2h50… expérience totale pour Patrick Wang, qui écrivit le scénario, réalisa le film, le produisit (créant au passage la maison de production éponyme) et y joua un rôle ; c’était là sa dernière expérience d’acteur (5 rôles entre 2002 et 2006) et sa 4ème écriture de scénario. Mais il est vrai que rien ne prédisposait ce fils d’immigrés taïwanais, étudiant au M.I.T. de Boston en physique et en économie, à devenir un jour cinéaste. C’est comme souvent le passage par le théâtre universitaire qui offrit à Patrick Wang l’hypothèse d’une carrière artistique alternative, et après y avoir écrit et dirigé des pièces du répertoire, et même parfois des classiques antiques en parallèle de son activité officielle d’économiste il écrivit des scénarios (à partir de 2006) avant de se décider à se lancer en 2010 dans la réalisation cinématographique, à 34 ans. L’annonce de la maladie de son père, événement déclencheur de sa conversion et moteur de son premier film, explique sans doute aussi l’attention portée par Patrick Wang aux thématiques du deuil et de la famille.

« Pour le spectateur plus encore que pour l’artiste, l’art est une drogue à accoutumance. » (M. Duchamp)

Qu’on se rassure, il n’est nullement besoin d’avoir vu le 1er épisode – pas même de le raconter ici – pour entrer sans difficulté dans ce 2ème film qui débute peu après le vote par lequel sont finalement maintenues les subventions municipales vitales à la Factory. Cette victoire du David collectif contre F.E.E.L., le Goliath de l’art conceptuel international, donnait à la première partie du diptyque une physionomie quelque peu manichéenne qu’il faudra se garder de valider sans réserve tant la seconde partie éclaire les partis pris d’écriture et de mise en scène de la première : le choix narratif focalisant l’œil de la caméra sur les deux couples faisait par suite disparaître le monde dans lequel évoluaient les deux structures artistiques, alors même que la Factory incarne un fragile écosystème dont l’équilibre dépend avant tout du concours de tous ses résidents, sans exception. Mais Wang avait parfaitement conscience de cette limite minutieusement conçue, ce 2e opus permettant, du diner au théâtre, du théâtre à la salle de rédaction, de recomposer les familles affinitaires au rythme de rencontres favorisées par la contiguïté de lieux mettant à nu la notion même de tissu social. En même temps qu’une nécessité budgétaire, la limitation et la stylisation des décors, leur éclatement en un archipel de saynètes fait signe vers la culture américaine du sitcom autant que vers une tradition de Broadway ici parfaitement à leur place.

Le petit monde de Patrick Wang est d’ailleurs peuplé de « vrais gens » qui ne sont pas que des archétypes. Derrière des enfants, ados et seniors de tous horizons qu’il est rare de croiser si nombreux à l’écran, des professionnels rompus à différentes formes de spectacle donnent la réplique d’égal à égal avec des amateurs plus ou moins jeunes. Dans Ce qui nous unit Simon, interprété par un amateur de 12 ans, était le projectionniste de la « Fabrique à pain » ; dans ce volet c’est un stagiaire de 16 ans reprend les rênes de la gazette locale ; Sandra, une spectatrice attentive de répétitions de théâtre, est interprétée par Martina Arroyo, une soprano octogénaire célébrée pour ses rôles dans les opéras de Verdi. Et Sir Walter emprunte son éloquence et sa répartie à son double de chair, Brian Murray, qui joue ici son dernier rôle après avoir brillé un demi-siècle sur Broadway.

Plus directement encore que dans Ce qui nous unit, le référentiel artistique joue un rôle premier non seulement dans l’économie formelle du film, où l’art et la vie, la parole directe et le texte théâtral s’entremêlent naturellement (on se souvient de la clôture de la première partie), mais aussi sur le fond tant le message symbolique résonne dans les enjeux vitaux de chacun. Car le cinéma de Patrick Wang, très écrit, respire la littérature autant que le plaisir de la création artistique comme incarnation de la mise en commun, ou si l’on préfère redéfinition des termes politiques. A ce titre la durée fait partie du dispositif tout comme la nature de cette caméra résolument humaniste dans toutes les scènes clefs. C’est au fond une certaine idée de l’expérience démocratique qui prend forme, laquelle placerait les arts au cœur de la cité, et rêverait l’Amérique comme projet socialiste, sans renoncer à ce pragmatisme qui caractérise l’exercice du pouvoir politique à dimension locale. Dans les utopies raisonnables de Patrick Wang le choix libre reste à la portée de chacun et Checkford ou sa Factory peuvent bien ranimer l’idéal de la Grèce du Vème siècle à condition toutefois qu’il se refonde dans un geste collectif.

Sur le web

« En salles un bon mois après le premier volet de son diptyque, intitulé Ce qui nous unit, Un petit coin de paradis, de Patrick Wang, débute peu après le vote grâce auquel The Bread Factory a obtenu le maintien des subventions de la municipalité de Checkford. Cette petite ville (fictive) de l’état de New York gravite depuis des décennies autour de ce centre culturel multidisciplinaire animé par Greta et Dorothea, un couple de lesbiennes aux airs de dames patronnesses. Un plaidoyer convaincant et un lobbying efficace leur ont permis de remporter une première manche contre F.E.E.L., un complexe artistique ultramoderne qui, à peine ouvert, lorgnait déjà la précieuse dotation budgétaire. Au risque de choisir trop ostensiblement son camp, la première partie procédait à un état des lieux méthodique mais réjouissant de la gentrification à marche forcée d’un fragile écosystème dont l’équilibre dépendait avant tout du concours de tous ses résidents, sans exception…

…Les répétitions d’Hécube, puis la première de la pièce elle-même, forment le siège émotionnel du film, à l’affût de ce moment crucial où un texte antique trouve à s’incarner dans le jeu des comédiens, sans rien omettre de leur prodigieuse abnégation. D’inspiration aussi littéraire, ce cinéma très écrit est pourtant moins élitiste qu’exigeant, pour qui veut renouer avec le plaisir d’une langue morte redevenue vivante, un plaisir qui va de pair avec le réapprentissage de la durée. On saura gré à Wang et à son chef opérateur Frank Barrera d’avoir choisi de poser leur caméra au plus près des acteurs, privilégiant des plans rapprochés qui maintiennent hors-champ tout ce qui, du décor aux accessoires et artifices, pourrait entraver leurs performances.Le diptyque de Patrick Wang gagne à être vu dans sa continuité, tant la seconde partie éclaire les choix d’écriture et de mise en scène de la première, qui ont pu irriter, en particulier la représentation semble-t-il caricaturale de l’art contemporain. Ce milieu y était raillé sous les traits d’un duo de performers sino-américains, aux tenues Playmobil grotesques, et dont la déclamation robotique ne sortait pas grandie de la comparaison avec la prosodie d’Euripide. Une querelle des anciens et des modernes qui dépasse en vérité le simple manichéisme. D’abord, parce qu’une fois débarrassés de leurs accoutrements, May et Ray – ce sont leurs noms – prendront une dimension que l’on ne leur soupçonnait pas. Ensuite, parce que leurs outrances passées préparaient le spectateur à la folie douce qui s’empare momentanément de ce Petit coin de paradis, toujours sous la menace de devoir fermer ses portes. Au travers de ce microcosme, c’est une certaine idée de l’expérience démocratique qui prend forme, laquelle placerait les arts au cœur de la cité, et rêverait l’Amérique comme projet socialiste, sans renoncer à ce pragmatisme qui caractérise l’exercice du pouvoir politique outre-Atlantique (on en voudra pour preuve les manœuvres de tous bords qui agitent le conseil municipal de Checkford). Dans les utopies raisonnables de Patrick Wang, les résistances finissent toujours par céder, des rapprochements jusque-là impensables s’opèrent, et le perfectionnement moral est à portée de chacun, à condition toutefois que cette quête se fonde dans un geste collectif. » (critikat.com)

« Menace sur la culture, seconde partie. Dans une petite ville américaine, une salle polyvalente survit tant bien que mal, dirigée depuis quarante ans par un couple de femmes érudites, rétives au nouveau marketing de l’art. Dans le premier volet, sorti en novembre, la présentation des nombreux personnages pesait sur la dramaturgie. La suite a davantage d’éclat (belles scènes chantées, voire dansées) et d’intensité. Resserré sur quelques-un(e)s, glissant vers le mélodrame pudique, ce film-ci évoque un autre cinéaste indépendant, Ira Sachs (Love is strange, 2014)… »(telerama.fr)

« Dans A Bread Factory, Part 2 : Un petit coin de paradis, on retrouvera les mêmes personnages, Dorothea (Tyne Daly) et Greta (Elisabeth Henry), les infatigables (à moins que…) animatrices du centre culturel installé dans une ancienne boulangerie industrielle à Checkford, petite ville imaginaire du nord-est des Etats-Unis, et leurs némésis, May et Ray, les artistes performeurs chinois et leurs mécènes qui veulent dépouiller la Bread Factory de ses subventions. Les termes de la dispute n’ont pas non plus changé et ce second volet du diptyque de Patrick Wang est bien sûr la suite de ce qui est advenu pendant les deux premières heures de cette surprenante saga. Ce second volet est aussi et surtout une variation en mode mineur sur le même thème. Ce qui enthousiasmait – l’énergie des combattants, leur habileté à contrer les stratégies des forces de l’argent qui voulaient détourner à leur profit les subventions destinées au centre culturel – inquiète cette fois…Patrick Wang fragmente son récit et prend plaisir à laisser en suspens des interrogations que l’on croyait presque résolues à la fin de la première partie, qui se ­ concluait par le triomphe provisoire de la communauté sur l’argent. L’optimisme teinté de naïveté se mue en rage et en affliction face à l’avènement inéluctable de puissances qui ne veulent ni ne peuvent cohabiter avec ce qui faisait le prix de la vie quotidienne des animateurs du centre culturel et de leur public…A travers les efforts désespérés des très attachantes Dorothea et Greta pour maintenir à flot leur centre, en faisant de la rédactrice en chef du journal local une héroïne imprévue mais peu fiable, il met en scène l’inéluctable disparition de métiers, de modes d’expression, sans se résoudre à en faire son deuil.Il montre ce qui vient après sur le mode de la dérision (la petite ville est envahie de jeunes gens soudés à leurs machines à communiquer) sans être dépourvu de compassion à l’égard des acteurs et créateurs des nouvelles œuvres. Viendra peut-être le moment où l’agitation frénétique des formes qu’a provoquée l’avènement du numérique laissera la place à un semblant de permanence. En attendant, on peut visiter dans tous ses recoins la boulangerie industrielle de Patrick Wang et célébrer avec lui les derniers feux de la culture à l’ancienne. » (lemonde.fr) …

« L’art et le journalisme sont les deux forces sur lesquelles Wang compte pour faire pencher du bon côté le combat entre la démocratie et la démagogie – dont les États-Unis sont actuellement un des champs de bataille les plus critiques. Les fondatrices et gérantes de la Bread Factory depuis quarante ans, Dorothea et Greta, doivent faire face à un danger soudain et puissant : « May & Ray », un duo de stars de l’art contemporain. Sans lien avec la ville, ils la prennent d’assaut dans une blitzkrieg où leur célébrité est supposée servir de monnaie d’échange pour récupérer les subventions municipales vitales au fonctionnement de la Bread Factory. Wang moque cette menace avec mordant, en la tournant en ridicule. Dans la seconde moitié du diptyque, il fait de même vis-à-vis de la lame de fond dont May & Ray n’étaient en définitive que l’avant-garde ; la vampirisation de quartiers et de villes entières par la gentrification et le tourisme. Pour cela, il emprunte avec succès une voie inattendue : faire de la comédie musicale un vecteur non pas d’enchantement du monde, mais de la dégradation par des artifices de ce qu’il a de beau et de juste.Wang n’est pas dupe de la puissance de feu de cette industrie des franchises (May & Ray sont l’application à la culture du modèle Starbucks), où tout est interchangeable et consommable au nom du profit, de l’apparence, de la marque. Les victoires sont temporaires contre ce rouleau compresseur et provoquent une guerre encore plus sale – May & Ray manœuvrent au grand jour contre la Bread Factory dans la première partie du diptyque, puis en sous-main dans la seconde. Face à ça, Wang et ses personnages n’ont d’autre choix que de rester fidèles aux pratiques et aux valeurs au cœur de leur travail. A Bread Factory multiplie, sans tomber dans la redite, les belles scènes de création artistique et journalistique : répétitions de la pièce Hécube d’Euripide, leçons de journalisme (ne pas recopier le dossier de presse !)… Wang intègre constamment à ces séquences des néophytes et des enfants, car c’est dans l’ouverture et la transmission à ces publics que se joue la bataille essentielle pour améliorer un tant soit peu le monde. Le cinéaste applique également cette exigence d’intégrité à lui-même en construisant son récit sur la durée, partant du principe que nous sommes étrangers à Checkford. Nous devons donc prendre le temps d’apprendre à en connaître les habitants par petites touches pour se sentir vraiment « in the family ». On ressort de ces quatre heures de film avec l’impression de faire partie de cette famille fragile, mais unie, créative et démocratique. L’utopie s’invente encore au coin de la rue pour ceux qui ne lâchent jamais l’affaire. » (Erwan Desbois/sofilm.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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