Vendredi 23 Février 2024 à 20h – 21ième Festival
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Emin Alper, Turquie, 2019, 1h48, vostf
Reyhan, Nurhan et Havva sont trois soeurs qui ont perdu leur mère. Elles vivent avec leur père dans un village isolé d’Anatolie centrale. L’une après l’autre, elles ont été envoyées par leur père en ville pour travailler comme femmes de ménage, mais chacune d’entre elles est revenue aujourd’hui. Les sœurs qui restent séparées ont des difficultés à s’adapter à leurs nouvelles vies. Même si le rêve d’un avenir meilleur ne se réalise pour aucune et qu’elles semblent toujours se disputer, elles n’en restent pas moins solidaires.
Notre article
par Bruno Precioso
Lorsqu’il fait irruption, à 38 ans, sur la scène cinématographique internationale à la Berlinale 2012, Emin Alper intrigue et séduit pour les promesses que son premier long-métrage, Derrière la colline, semble déjà formuler. Si le parallèle avec le cinéma de Nuri Bilge Ceylan est déjà établi sous la plume de certains critiques, on renvoie plutôt ce 1er long vers la littérature : celle de Faulkner, pour la force des paysages du sud grandiose et poisseux ; celle du turc Yashar Kemal, inspirateur avoué, pour son engagement dans la cause des droits humains – engagement qui lui vaut procès et emprisonnements. Promesses crânement assumées pour un réalisateur qui eut, avant le cinéma, une vie au théâtre, Derrière la colline est fort logiquement primé comme meilleur premier film, à Berlin et ailleurs. Dix ans plus tard, avec 4 long-métrages au compteur, celui-ci étant l’avant dernier dans l’ordre de réalisation (2019) mais empêché de sortie en France par le hasard de la pandémie de covid (et inédit jusqu’à aujourd’hui dans les salles françaises), le réalisateur poursuit une œuvre qui a tenu sa ligne : Abluka a reçu le Grand prix à la Mostra 2015, Burning days est à Cannes chaleureusement accueilli dans la sélection Un certain Regard, et chacun des 4 longs a été célébré par le prix de meilleur film des festivals turcs d’Istanbul et d’Ankara l’année de sa sortie. La mue de l’ancien metteur en scène de théâtre en réalisateur sans concession semble bien définitive, de même que sa ligne de cinéaste engagé contre l’actuel pouvoir de l’AKP, son instrumentalisation de la tradition et son option réactionnaire patriarcale clairement assumée.
Cette Histoire des trois sœurs, au destin public quelque peu contrarié donc, est peut-être un peu moins polémique que les autres opus du réalisateur mais certainement pas moins politique. Si Emin Alper prolonge ici le parallèle tôt esquissé avec le cinéma de Nuri Bilge Ceylan par le rythme narratif et l’inscription des corps dans les immenses paysages anatoliens, il creuse surtout un sillon personnel : celui de l’auscultation à vif d’une périphérie provinciale qui fait éclater au grand jour les tensions et contradictions de la société turque. Pour cette tâche, le parrainage d’Anton Tchekhov s’impose comme une évidence : Nuri Bilge Ceylan avait déjà eu recours à l’œuvre du dramaturge russe pour écrire Winter sleep (Palme d’or 2014), et les liens étroits qui rapprochent le cinéma turc de son voisin russe sont établis depuis longtemps.
Les trois sœurs sont très officiellement les héroïnes d’une pièce éponyme écrite en 1900 par le dramaturge russe et dont Emin Alper revendique la citation en même temps que l’appel à une nouvelle de 1901, Dans le ravin, qui place son action dans la communauté déshéritée des paysans les plus pauvres là où Les trois sœurs faisaient signe vers une aristocratie déclassée. Le turc choisit lui d’inscrire son emprunt dans la structure du conte, forme accueillante à la fois pour les archétypes théâtraux inventés par Tchekhov et pour les traditions anatoliennes si anciennes sur ces hauts plateaux qu’elles se confondent avec des légendes. Cet ancrage est revendiqué dès le titre et on serait bien inspiré de ne pas le négliger : le conte offre aux lieux, aux paysages un rôle de premier plan, un cadre qui contient mais enferme aussi à l’occasion, et dont l’abolition est souvent la seule issue envisageable pour ‘‘sortir’’ de l’histoire. Cette fonction dynamique du cadre pourrait être considérée comme la manière propre d’Emin Alper dès Derrière la colline et sa frontière fantastique qui alimente les fantasmes, mais tout autant dans le non-lieu de Abluka peuplé d’ombres dont on redoute la matérialisation, et évidemment dans les gouffres qui s’ouvrent dans Burning days où les paysages semblent agités par une vie propre – et souvent inquiétante.
« Faire ce film a été comme un soulagement : j’étais plus intéressé par la condition humaine. »
Inévitablement donc, le présent récit comporte une part d’imaginaire. Il est identifié aux créatures et mésaventures qui peuplent les contes d’Anatolie (et justifient l’enfermement protecteur), mais aussi à la projection fantasmatique de liberté que porte la ville pour des villageois très enclavés, comme les Trois sœurs de la pièce d’Anton Tchekhov rêvant d’un retour à Moscou qui est moins une ville géographiquement localisée qu’un temps idéal de l’enfance où la vie semblait plus libre. A ces jeunes filles, le monde « réel » ne propose rien d’autre que la répétition et l’ennui, l’absence d’enjeu. Rien qui ne ressemble à une prison – mais les hommes sont tout autant prisonniers qu’elles ; avec toutefois des cellules un plus larges, à la mesure de leur prédétermination sociale, morale, familiale. Sur la drôle de scène de ce village, chacun est contraint d’interpréter l’emploi qui lui a été « divinement » distribué, et quiconque essaierait de s’y soustraire fait courir à tous le risque de faire basculer la pièce de la comédie sociale, certes grinçante, vers la tragédie. L’intrusion d’éléments poétiques et folkloriques, très présents dans le quotidien des villages, renforce la puissance évocatrice de cette atmosphère ambiguë, qui fait la part belle à la possibilité d’ ‘‘événements’’ où le réel est rendu tolérable par le rêve, par l’hypothèse d’un au-delà de la montagne. Dans la culture anatolienne, cet au-delà du bonheur possible est appelé ‘‘le mont Qaf’’ – une montagne au-delà des montagnes en somme, et c’est ce mont Qaf, le Moscou des sœurs de Tchekhov, qui concentre les espoirs et révèle les désillusions. Ce film essentiellement habité par des femmes, Emin Alper le porte depuis longtemps. Ce thème des beslemes, les filles adoptives selon l’antique tradition qui veut que les familles riches accueillent des jeunes filles et les adoptent, considérant un tel geste comme un acte de charité puisqu’elles les sauvent ainsi de la pauvreté. Mais dans le même temps, les jeunes adoptées sont considérées et traites comme des servantes. Bien qu’on les encourage à appeler leurs bienfaiteurs « mère » et « père« , elles ne sont jamais traitées comme des vrais membres de la famille – en témoigne la capacité des familles adoptantes à les renvoyer quand bon leur semble. Emin Alper, élevé par une besleme, connaît de l’intérieur les rouages de cette institution qui révèle le sort fait aux femmes et la résistance sous couvert de respect des traditions de cette pratique dans les compagnes anatoliennes. Défenseur attentif du mouvement de fond de libération des femmes, le réalisateur porte sa caméra au plus près des mécanismes de cette société rurale qui s’accroche, et tente de saisir la réaction du patriarcat, dans sa forme de violence individuelle ou collective portée par les mots comme par les gestes. « Je suis plus optimiste pour la situation des femmes que pour la situation politique. » affirme Emin Alper en entretien… Peut-être le parallèle entre ses deux derniers longs, Les sœurs et Burning days, sortis en France de part et d’autre de la réélection du président Erdogan en mai dernier offre-t-il un aperçu du degré d’optimisme que peut se permettre un cinéaste turc aujourd’hui…
Sur le web
Le réalisateur dit qu’il a été assez inspiré par Tchekov : «j’ai été inspiré par une de ses nouvelles en particulier : Dans le ravin. Ça se passe également dans un petit village et ça se termine par un événement très cruel et tragique. Cela dit, j’avais Les Trois Sœurs en tête tout du long, et j’ai essayé d’établir une vague relation entre la pièce et le film dès le départ.»
Interrogé sur la place des femmes dans son film, il affirme : «Mon but initial était de comprendre le genre de femme que l’on appelle une « fille adoptive » en Turquie. Il y avait une tradition, établie de longue date, pour les familles riches qui accueillaient des jeunes filles, les adoptaient et considéraient cela comme un acte de charité : elles pensaient qu’elles les sauvaient de la pauvreté. Mais en même temps, elles les utilisaient comme servantes. Bien qu’on les encourage à appeler leurs bienfaiteurs « mère » et « père », elles n’étaient jamais traitées comme des vrais membres de la famille. Elles avaient toujours un statut bien plus bas. Ayant été élevé par une telle femme moi-même, j’ai toujours été abasourdi par cette situation. Déjà à l’époque, je pensais que leur position était très contradictoire. Elles souffrent à cause de cela. J’ai toujours pensé qu’un jour, j’écrirais enfin une histoire à propos de ces filles.»
D’autre part, il confie: «J’ai toujours voulu utiliser des éléments poétiques et folkloriques. C’est toujours présent dans la vie des villages de toute manière, dans les contes avec des génies ou dans les histoires terrifiantes qu’on lit avant d’aller dormir. Mais c’est après avoir écrit le scénario que je me suis rendu compte qu’on le vit vraiment comme un conte de fées. Dans les contes de fées, tous les personnages rêvent d’une vie meilleure. Ils rêvent de se marier à un prince et il vit généralement dans un pays lointain, quelque part au-delà de la montagne. En Turquie, nous appelons cet endroit « le mont Qaf » – là on se trouve le bonheur. Pour ces filles, ironiquement bien sûr, le bonheur se trouve également au-delà des montagnes. J’ai toujours voulu combiner ces deux choses : un drame social rude et un conte de fées.»
« A Tale of Three Sisters parle du désir qu’on peut ressentir pour certaines choses (n’importe quoi, en fait) quand on n’a pas vraiment d’autres options que la maison du docteur ou la demeure d’une tante éloignée à Ankara, mais au lieu de se languir, les filles tentent toujours de se battre, souvent en usant de leur tempérament coléreux et de leur parler caustique – presque aucun échange n’a lieu sans qu’une sorte de dispute ne se déclenche. Coincées dans leur maison étouffante avec leur père, ou, dans le cas de Reyhan, dans un mariage ridicule avec le simplet du village qui a été orchestré pour éviter un scandale après que son escapade en ville se soit terminée par bien plus que de simples nouvelles expériences, elles aèrent leurs frustrations en même temps que leurs draps, lavés tous les deux mois et pas un jour plus tôt.
Dans cet environnement, on s’attendrait au moins à voir l’une d’elles coudre six chemises magiques pour ses frères les cygnes, au lieu de discuter du plaisir sexuel et des organes génitaux masculins, mais c’est exactement ce qui se passe – Alper est peut-être d’humeur à raconter un conte de fée, mais il s’assure d’abord que les enfants ont bien été bordés dans leur lit et dorment profondément. Son petit village semble assez réaliste, avec son machisme rampant et ses manières peu subtiles de clamer les « droits matrimoniaux« . En même temps, son isolement complet en fait une sorte de terre imaginaire, débordante de gens désespérément malheureux et d’une joyeuse folle avec un penchant pour les sauts périlleux qui s’efforce de veiller sur elle. Elle ne peut pas chasser tous les mauvais esprits, c’est certain, mais elle peut rester comme un piquet à fixer l’horizon, tantôt pétrifiée ou troublée par ses propres découvertes, tantôt souriante d’émerveillement. Et nous aussi d’ailleurs. » (cineuropa.org)
« A Tale of Three Sisters est un grand film, mais pas si classique qu’il en a l’air. L’indice est pourtant présent dès le titre : on est ici dans un conte, c’est à dire un récit qui comporte une part d’imaginaire. Les précédents films d’Alper empruntaient au cinéma de genre un vrai sens du mystère. C’était notamment le cas de Derrière la colline et sa frontière fantastique. Au détour des conversations, il est ici question de djinns aux visages noirs, de dangers enfouis dans l’obscurité, de scorpion presque immortel. Il y a comme une menace qui pèse sur ces femmes qui sont comme maudites, incapables de quitter leur village et soumises à la volonté des hommes autours d’elle.
Il y a aussi une respiration inattendue, apportée par des touches d’humour telles qu’on ne retrouve pas du tout dans les films de Ceylan par exemple. Les trois sœurs rêvent elles aussi d’aller voir « derrière la colline », et leur perpétuel retour à la case départ est sisyphéen. Ca a pourtant l’air d’être le meilleur des gags pour leur père, qui ricane d’un air satisfait en refaisant le monde avec ses potes bourrés au raki. Papa est sûr d’avoir tout compris au monde, et quand son premier réflexe pour chacune de ses erreurs est de blâmer la fatalité et la faute à pas de chance, on a autant envie de rire que de s’arracher les cheveux.
A ces jeunes filles, ce monde-là ne propose rien qui ne ressemble pas à une prison. Mais les hommes sont tout autant prisonniers qu’elles, de leur égo et de leur rôle social. Sur la drôle de scène de ce village, chacun est contraint de jouer le rôle qui lui a été « divinement » attribué, et quiconque essaierait de s’y soustraire risque la tragédie ou la folie. Le conte du fermier et ses trois filles est immuable, c’est un récit sans issue. Dans cette ivresse des sommets, même les galipettes ressemblent à des rondes terribles et sans fin. » (lepolyester.com)
«Présenté en compétition à la Berlinale en 2019, A Tale of Three Sisters, dernier long-métrage du réalisateur Emin Alper, est une fable venue des cimes isolées d’Anatolie centrale; le destin croisé de trois sœurs dans un modeste village, alors que leurs rêves en ville s’envolent.
Elles s’appellent Reyhan (20 ans), Nurhan (16 ans) et Havva (13 ans) et vivent enserrées au milieu des rocheuses d’Anatolie centrale. Alors que leur père s’est employé, sans succès, à les placer en ville comme «beslemes» (filles adoptives et servantes), les voilà de retour au village, contraintes aux bassesses ménagères. A Tale of Three Sisters est fait du sel d’un conte fantastique, serti d’onirisme et de réalisme, pour nous conter une chronique familiale fragile. Entre illettrisme, mariage forcé et une gérontocratie ancestrale, se dévoile pourtant une légère note d’espoir…
… A Tale of Three Sisters expose avec une diligence propre au rêve le sort de trois sœurs et le prédéterminisme qui les frappe, et Veysel, le berger illétré, de devenir fou. Son parcours, et les aveux à demi-mots des sœurs composent la véritable trame dramatique du récit et Emin Alper ne manque pas quelques scènes percutantes, cauchemardesques, enluminées, terrifiantes… Dans une fable teintée de non-dits au milieu des paysages fantastiques, Emin Alper (qui a lui-même grandi dans les montagnes d’Anatolie) compose un long-métrage éminemment contemporain à la beauté tragique. Un conte à part.» (cineman.ch)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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