Abluka



Vendredi 06 Janvier 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Emin Alper – Turquie – 2016 – 1h59 – vostf

Istanbul dans un futur proche : Kadir purge une peine de 20 ans de prison et se voit proposer une libération anticipée. En échange, il s’engage à aider la police dans sa traque contre le terrorisme et accepte d’être leur informateur. Une fois dehors, il reprend contact avec son petit frère Ahmet, chargé par la mairie d’abattre les chiens errants de la ville. Mais entre chaos politique et obsession paranoïaque, la violence qui entoure les deux frères et la pression des autorités les entraînent dans une spirale infernale.

Notre critique

par Bruno Precioso

Abluka, en turc, signifie ‘‘Blocus’’… le titre laisse deviner de quoi ce deuxième film d’Emin Alper est le nom. Un titre qui sans doute n’étonnera personne en ce début d’année 2017 tant le vêtement du Proche Orient semble tissé de ces mots : frontières, barrières, prisons, complots, suspicions. C’est d’ailleurs le titre français – Suspicions – quand le prisme international lui préfère Frenzy, la frénésie… Le film pourtant vient de loin, malgré la brûlante actualité dont l’implosion régionale d’abord, la brutalité intérieure ensuite ont environné le pays du presque jeune réalisateur…

Car ce très sombre et très beau film, Emin Alper l’a écrit à la fin des années 2000, c’est-à-dire avant de réaliser son 1er long métrage, Derrière la colline, distingué par plusieurs récompenses et une mention spéciale du jury à la Berlinale en 2012 et accueilli avec enthousiasme par la critique européenne. Abluka est donc, plus encore que son prédécesseur constamment balancé entre théâtre et littérature, le fruit d’un long travail d’écriture ; le réalisateur né dans une famille bourgeoise de Konya (Anatolie) en 1974 et âgé désormais de 43 ans prolonge la veine d’une économie de moyen dont le cinéma turc s’était fait une signature avec Nuri Bilge Ceylan, mais la porte plus loin encore et la sobriété se résout en une âpreté qui s’aiguise tout au long du film.

L’intrigue d’Abluka ne s’abreuve donc à aucune actualité, bien au contraire affirme Emin Alper : « Ce qui m’a inspiré ce film remonte aux années 1990, pendant lesquelles j’étais étudiant. (…) Avec, bien sûr, des nuances, des moments d’apaisement, tout l’imaginaire du film provient de mon expérience personnelle. Lors de sa réalisation, en 2014, nous vivions l’un de ces moments moins tourmentés. Si l’on revient à 2010, nous étions même dans une phase d’optimisme. Là, nous avons basculé dans un cauchemar. Le film n’a pas de temporalité précise. L’action pouvait se situer dans le passé ou le futur, ce qui montre à quel point je ne suis pas optimiste. »

Un cinéma de papier ?

A son actif avant ce deuxième film longtemps mûri, Emin Alper a donc (outre son premier long adapté d’un roman) deux courts métrages (The letter et Rifat) et surtout des scénarios, nombreux, « qui attendent d’être tournés ». C’est qu’il a fallu attendre 2004 et une adaptation de la législation turque pour permettre à des réalisateurs débutants (pas forcément très jeunes d’ailleurs) d’envisager de passer derrière la caméra ; auparavant en l’absence de financement public les réalisateurs financent leurs réalisations sur leurs fonds propres – comme ce fut d’ailleurs le cas de Nuri Bilge Ceylan pour Kosa et Kasaba, ses deux premières réalisations…Emin Alper, docteur en histoire contemporaine turque, n’a d’ailleurs jamais cessé d’enseigner à l’Université Technique d’Istanbul.

Pour Abluka comme pour Derrière la colline, les influences sont nombreuses et empruntent autant à l’univers du cinéma (de Peckinpah à Kubrick ou Park Chan-wook) qu’au monde littéraire, à commencer ici par Kafka : « La culpabilité est le ressort majeur de la tragédie. À cet égard, la littérature russe, notamment Dostoïevski, a été une source d’inspiration. (…) Il existe un lien entre la culpabilité et l’autoritarisme. ». Mais si la littérature russe reste un socle d’acier pour le cinéma turc (il n’est que d’évoquer l’ombre tchekhovienne du Winter sleep de Bilge Ceylan), Abluka se nourrit résolument de l’esthétique expressionniste des années 1920 dont le clair-obscur semble toujours une signature allemande (Emin Alper invoque d’ailleurs Murnau) mais s’inscrit aussi dans la tradition des maîtres du cinéma turc pour lesquels la lumière parle autant que le scénario. La rigueur formelle des cadrages toujours menacée par d’imperceptibles intrusions ou glissements du hors-champs redouble le parti-pris expressionniste du balancement constant entre réalité et cauchemar. A ce travail participe également le soin accordé au son, ou pour être plus juste à l’articulation des sons qui emplissent l’espace et laissent finalement peu de place à une musique quasi-absente, expulsée de la trame narrative qui elle-même s’effiloche.

« Me llamarán. Nos llamarán a todos, tú y tú y yo… » (Blas de Otero, Me llamarán)

On passe donc résolument avec Abluka du côté de la métaphore et de l’abstraction bien plutôt que de celui d’un récit percé de trop de trous pour qu’il soit encore possible d’en tenir la trame. Les personnages (en particulier les deux frères), se font archétypes et les mystères en se multipliant permettent de se concentrer non pas sur un contexte documenté – dont on ne saurait dire ni quand ni même où il s’ancre – mais sur les effets de cette tension extrême dont l’origine comme l’hypothétique règlement appartiennent eux aussi à ce hors-champ qui dévore décidément tout. La réalisation de ce ‘‘film d’auteur’’ n’a posé aucune difficulté en 2014 en dehors, bien entendu, des contraintes budgétaires. La police stambouliote avait même participé au tournage avec bonhomie, moyennant comme on pouvait l’imaginer quelques largesses financières.

Depuis les persécutions politiques de plus de 130 000 personnes qui ont suivies le coup d’État de juillet dernier, la situation a brutalement changé.Conçu comme une dystopie extrapolant à partir du monde réel à la manière d’un Brasil grimaçant, Abluka en devient presque du coup un documentaire, un cauchemar finalement kafkaïen, prophétisant avec acuité à la manière du Metropolis de Fritz Lang un certain présent de la Turquie… et reste largement muet sur un futur encore et toujours hors-champ.

Sur le web

Né en 1974, Emin Alper a étudié l’économie et l’histoire. Il est docteur en histoire moderne de la Turquie. Son premier film, Au-delà de la colline a été distingué de nombreuses fois, en particulier au festival de Berlin avec le Prix Caligari. Emin Alper enseigne à la faculté des sciences humaines et sociales de l’université technique d’Istanbul.

Dans Abluka, la Turquie de demain ressemble étrangement à celle, fliquée, répressive, délatrice, paranoïaque de Recep Erdogan. Le réalisateur s’explique : « Je ne précise pas à quelle époque se situe Abluka. Cela pourrait être un présent fictionnel, ou un passé ou un futur… Mes sources d’inspiration viennent des nombreuses histoires violent du monde moderne. Ce film a mis longtemps pour être réalisé. J’ai commencé à y penser au début des années 2000. Sa première version fut écrite à la fin de la décennie 2000. Malgré le temps écoulé, la pertinence de l’histoire croissait alors que la politique se butait obstinément sur de vieux moyens. Lorsque j’ai d’abord réfléchi à l’histoire au début des années 2000, l’« organisation », contre laquelle l’Etat faisait la guerre, était influencée par les mouvements de guérillas marxistes et séparatistes ethniques qui étaient actifs d’Amérique latine jusqu’en Asie durant le 20e siècle. Alors que nous entrions dans le 21e siècle, d’abord l’attaque du 11 septembre, puis l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak, ont créé un nouveau contexte mondial dans lequel repenser les trajectoires et les auteurs de violences politiques. Et durant les dernières années la vague de soulèvements et de révolutions, qui ne se limitent pas au printemps arabe, ont encore plus justifié la critique de la violence qu’on trouve dans mon film. Et maintenant, encore une fois dans l’histoire de l’humanité, comment faire face à la violence politique est une question urgente pour nous tous. »

Dans Abluka, le chaos est urbain. Des bruits incessants d’explosion, le martèlement du passage des blindés dans des quartiers de bidonvilles et de maisons délabrées ne laissent aucun doute sur l’état de guerre qui règne dans cette contrée peu accueillante. Tout ça pourrait se dérouler dans n’importe quelle partie du monde, dans un futur proche ou dans un passé récent. Le réalisateur ajoute : « Abluka se déroule dans une ville qui est menée au chaos politique. L’Etat se bat désespérément contre les terroristes basés dans des bidonvilles. Quand les techniques d’isolation et de séparations de ces quartiers ne donnent rien, l’Etat invente de nouvelles méthodes. Abluka est l’histoire de deux frères qui essaient de survivre dans ce genre de quartier. Il raconte comment le système politique implique les « petites gens » dans certaines parties de son dispositif brutal en leur fournissant de l’autorité et les instruments de la violence qui, au bout du compte, se retournent contre eux-mêmes et les mènent à la destruction. Dans Abluka, j’observe de « petites gens » en tant qu’instruments et victime à la fois de la violence du système. Kadir est un informateur qui a le pouvoir de mettre un terme à la vie de quelqu’un par des renseignements. Ahmet est un exterminateur de chiens errants, une métaphore et une image parallèle d’un chasseur de terroristes. Que leurs méthodes violentes soient tournées vers les chiens errants ou les terroristes, ces hommes suivent les ordres – que ce soit pour accomplir leurs rêves ou simplement pour gagner leur vie. Ils sont indifférents aux effets de leurs instruments. Pourtant, ils ne peuvent pas s’échapper des effets suffocants de l’atmosphère politique. La violence qui les entoure et la pression de leurs autorités les pousse de plus en plus à la paranoïa. L’issue de leur paranoïa est mortelle à cause des armes qu’ils possèdent. »

A travers le regard des deux frères, le réalisateur parvient à nous faire ressentir l’intensité de la violence. Il explique que « les troubles émotionnels vécus par les deux frères déclenchent les événements dans le film, en raison de glissements narratifs. Ces tournants sont le basculement d’un ennemi devenant un ami pour Ahmet, et le basculement d’amis en ennemis pour Kadir. Dans Abluka, nous voyons qu’un ennemi peut être un ami proche, alors qu’un ami proche peut devenir un ennemi. Je vois cette distinction comme coïncidente. La nécessité pour Ahmet de gagner sa vie en fait un tueur de chiens. Le rêve de Kadir de recréer une vie de famille en fait un informateur. La cruelle solitude de Ahmet crée un ami intime d’un chien ennemi, alors que Kadir et son amie, objet de son désir, deviennent ennemis mortels. La solide logique de la violence détruit tous les liens intimes entre ces gens et fait de ceux-ci des opposants politiques étrangers l’un à l’autre. Les lignes entre ennemi et ami peuvent être des coïncidences, mais elles sont très fortes. C’est pourquoi Kadir et Ahmet ne peuvent faire face à la situation, lorsque les personnages passent d’un côté à l’autre. »

Interrogé sur la distorsion de la perception de la réalité, le réalisateur ajoute : « La structure du montage et l’atmosphère, je les avais déjà en tête en grande partie dès le scénario. Je voulais travailler sur un style très expressionniste, que le film commence de manière très réaliste, puis qu’il glisse progressivement avec de plus en plus d’éléments d’irréalité. J’ai choisi Adam Jandrup car je cherchais un directeur de la photographie doué pour les atmosphères sombres. Je savais aussi que le son et la musique seraient importants pour renforcer le climat. Pour mon premier film, je n’avais pas vraiment pensé à la musique en amont et j’avais trouvé un compositeur seulement pendant le montage. Cette fois, j’ai rencontré Cevdek Erek, un artiste contemporain très connu en Turquie, avant le tournage. La plupart des sons étaient dans le scénario : les sonnettes des portes, les cloches, les aboiements des chiens, etc. Nous avons réfléchi à la manière d’utiliser ces sons plutôt que de composer une musique « normale ». Et en distordant le son d’un hélicoptère, Cevdek a trouvé quelque chose que j’aime beaucoup. »

En ce qui concerne les personnages du film, le réalisateur dit qu’ « ils ne sont pas simplement des instruments du système ou les victimes d’une atmosphère violente. Ils font certains choix et ont des responsabilités, ce qui pour moi approche le film d’une forme de tragédie. Les personnages sont vulnérables, ils ont des faiblesses qui les conduisent à des fins tragiques. Le besoin d’affection de Ahmet le force à bâtir une relation perverse avec Coni, le chien. La crainte de le perdre en fait un paranoïaque. Le besoin d’amour et d’affection de Kadir a aussi un effet déclencheur. Ses efforts pour gagner l’amour de Ahmet, son frère disparu Véli qu’il envie, son désir vis-à-vis de Méral et sa jalousie envers Ahmet, tout cela nourrit la paranoïa de Kadir. Ainsi, il n’y a pas que l’atmosphère politique et les autorités, ou les revirements d’amis en ennemis, mais les faiblesses émotionnelles des personnages aussi sont responsables de la fin tragique. »

Abluka a été récompensé à la Mostra de Venise par le Prix Spécial du Jury.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats :
La parole est à vous !

Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury).

Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, ainsi qu’à toutes les séances du Mercury (hors CSF) et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.
Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici

Partager sur :