Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution



Mardi 18 Février 2014 à 20h30 – 12ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Jean-Luc Godard – France – 1965 – 1h40

Quand l’architecture devient un personnage à part entière, sans doute le plus cinégénique de tous !

Le film sera précédé d’un court-métrage de Clément Gonzalez: As it used to be (France, 2012, 9′), et sera suivi de la Compression Alphaville de Gérard Courant (France, 1995, 4′).


Dans une époque postérieure aux années 1960, les autorités des « pays extérieurs » envoient le célèbre agent secret Lemmy Caution (Eddie Constantine) en mission à Alphaville, une cité désincarnée, éloignée de quelques années-lumière de la Terre. Caution est chargé de neutraliser le professeur von Braun, despote d’Alphaville, qui y a aboli les sentiments humains. Un ordinateur, Alpha 60, régit toute la ville. Un message de Dickson, un ex-agent secret, ordonne à Lemmy de « détruire Alpha 60 et de sauver ceux qui pleurent ». Mais ce dernier est enlevé, interrogé par Alpha 60 et condamné à mort…

Notre critique

Par Guillaume Levil

L’architecture, c’est le premier art dans toutes les classifications connues, y compris celle élaborée par le philosophe Hegel au début du XIXe siècle : il reconnaît 5 arts, classés dans l’ordre de leur capacité à s’extraire du matériel pour provoquer l’émotion. Donc à en croire Hegel, l’architecture est en début de liste car il s’agit de l’art qui utilise le plus de matière concrète, limitant ainsi l’expression des sentiments. Pourtant l’architecture n’a pas cessé d’évoluer au cours des âges, s’adaptant sans cesse à l’Homme, ses techniques et son environnement, favorisant toujours la recherche à travers les trois mots maîtres : commodité, solidité, beauté. Comme souvent, la barrière s’établissant entre les divers arts est poreuse. On se sert les émotions liées à l’architecture dans les films, mais on prend également le cinéma comme modèle pour quelques réflexions architecturales : car le cinéma exploite avant tout l’image et son mouvement sur un espace à deux dimensions – il est possible pour les architectes d’injecter les idées de l’espace filmique dans la tridimensionnalité de leurs travaux, afin d’en récupérer les effets sensoriels ou émotionnels. Alphaville est un film tourné en 1965 par Jean-Luc Godard, qu’il est aujourd’hui inutile de présenter. Film oppressant sur fond de dictature, l’action se situe en grande partie dans des intérieurs judicieusement choisis, afin que l’architecture des locaux participe à l’ambiance glauque, représentative de l’endoctrinement.

1- Alphaville et l’engagement

« Que ce soit dans le monde dit capitaliste ou le monde communiste il n’y a pas une volonté méchante d’assujettir les Hommes par la puissance de l’endoctrinement ou celle de la finance mais uniquement l’ambition naturelle à toute organisation de planifier son action. » Voici une phrase du film, scandant avec évidence le propos de Godard : Alphaville est une dystopie, c’est à dire un monde imaginaire dans lequel le bonheur est impossible, critiquant ainsi certains traits de la société d’alors. En ce qui concerne le contexte, il s’agit du 9ème film de Godard (9 films en 6 ans), nous sommes en pleine guerre froide, mai 68 n’est pas loin, et les artisans de la « Nouvelle Vague » sont en train de révolutionner le cinéma français ainsi que le statut du réalisateur. Godard, qui est entré dans le club « Nouvelle Vague » en 60 après tous les autres (Truffaut, Rohmer, etc…) avec A bout de souffle, est pourtant devenu la figure emblématique (et prétentieuse ?) du courant. Pour le projet Alphaville, même les anecdotes liées au financement sont des preuves d’engagement. En effet, Godard reçoit 20 millions de dollars de la Columbia et décide seul de tourner deux films au lieu d’un : Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution (titre entier) et Pierrot le fou. Pour convaincre André Michelin, producteur du film, Godard fait rédiger un « faux scénario » basé sur les romans retraçant les aventures du héros, Lemmy Caution. En fait, personne n’est alors au courant que le réalisateur n’en fera qu’à sa tête, pas même Eddie Constantine, acteur principal du film, qui découvrira l’oeuvre seulement lors de sa projection. Mais Constantine retrouvera tout de même Godard par la suite sans rancune, pour Allemagne année 90 neuf zéro (91), une autre aventure de Lemmy Caution. Le titre provisoire du film en dit long : c’était Tarzan contre IBM. Tarzan, c’est la figure caricaturale de l’homme dans son plus simple appareil, courageux et altruiste, humble et gentil. IBM, c’est l’industrie basée sur des calculs systématiques, la déshumanisation du monde moderne. D’ailleurs Godard avait dans l’idée de proposer le rôle du méchant dictateur, le professeur Von Braun, à Roland Barthes, emblème française du structuralisme, qui dit que tout ce qui existe chez l’Homme provient de
structures logiques préétablies (et inconscientes). Godard a envie de se battre contre cette idée, et l’arme absolue contre le totalitarisme dans l’histoire d’Alphaville, c’est la poésie.

2- Alphaville et ses références

Godard est un homme de culture, et il aime bien qu’on en ait la preuve. Ainsi ce film comme tous les autres est enrichi d’un conglomérat de références plus ou moins fines. Evidemment, quand on parle de dystopie, on pense à 1984 de G. Orwell, ou à Le Meilleur des mondes d’Huxley. Dans Alphaville nous sont présentées des « séductrices d’ordre 3 » par exemple, dont le destin semble tout tracé, comme les bébés d’Huxley que l’on dresse pour tuer l’individualisme et faire respecter les castes. Les pancartes à l’entrée d’Alphaville affichent 4 mots : « Silence, Sécurité, Logique, Prudence« , tandis que dans Le Meilleur des mondes, c’est « Communauté, Identité, Stabilité« . Enfin, on propose dans les chambres d’hôtel des tranquillisants, à mettre en parallèle avec le « Soma » d’Huxley, drogue qui vise à endormir la population afin de mieux la réguler, et afin de lui faire accepter son sort. Dans ce monde, même La Bible n’est en fait qu’un dictionnaire, dans lequel certains mots dangereux pour le régime ont disparu (conscience, tendresse…). Plus de religion, plus d’art, une éradication des passions, le portrait du dictateur sur les murs, une évocation de « fêtes » (comme sur la place rouge ?) : les références au régime stalinien abondent de manière (un peu trop) limpide. Au lieu de Roland Barthes, Godard a confié le rôle du dictateur à Howard Vernon, qui est apparu dans le dernier Mabuse de Fritz Lang – dans lequel le docteur arrive à hypnotiser les foules pour les manipuler. D’ailleurs Godard dit lui-même qu’il a voulu tourner un film expressionniste. Le Nosferatu de Murnau hante les images d’Alphaville grâce au noir et blanc délibérément choisi, grâce aux effets de profondeur de champ ou le travail sur la lumière, et cela suinte même dans certaines paroles : «son sourire et ses petites dents pointues me rappelaient un de ces vieux films de vampires que l’on projetait autrefois dans les musées du Cinérama», dit Caution à propos de Natacha. Le film semble aussi être un hommage à Cocteau, décédé deux ans avant le tournage, dont le Orphée présente énormément de points communs avec Alphaville. Comme nous l’avons dit plus haut, l’arme de Caution, c’est la poésie. Après Aragon et Apollinaire dans A bout de souffle, c’est au tour d’Eluard d’être cité à maintes reprises, surtout son Capitale de la douleur au titre idoine. Lorsque Natacha a le livre dans les mains, elle est magnifiée par des gros plans oniriques et Caution, en grand croisé, tente de lui rappeler le sens de mots interdits par la puissance de la poésie.

3- Alphaville et l’architecture

Le film a été tourné dans « La Maison de la radio », immeuble du quartier de La Défense à Paris,
tout neuf à l’époque, donc inconnu du grand public. Comme le court-métrage de Clément Gonzales proposé en première partie de séance (As It Used To Be), l’histoire pourtant futuriste est tournée dans un décor réel. Tout est fait pour cloisonner le champ de vision, donc l’esprit du spectateur. A l’intérieur sont montrés de longs couloirs étriqués avec quelques travailleurs zombiesques qui traînent. Les portes sont toutes identiques à l’image des individus de cette société, et seule la voix acousmatique (c’est à dire dont nous ne situons pas la source) répète « Libre » ou « Occupé« . Cette voix divine, c’est celle de l’ordinateur central qui régit tout. De la même manière que la ville, qui est un personnage à part entière dans le film, cette voix sert à enfermer un peu plus les habitants dans une sorte de prison angoissante. Des effets de sur-cadrage participent à cet effet d’emprisonnement, ainsi que les flashs de lumière incessants et les sons oppressants. Le lien entre architecture et son est intéressant : personne n’imaginerait les travellings suivant le vélo dans The Shining de Kubrick sans le passage du parquet à la moquette… Et souvenons-nous des bruits de pas comiques des personnages dans Mon Oncle de Tati, qui sont différents en fonction des installations risibles. L’impression d’emprisonnement est exaltée par la peur d’être toujours surveillé. Par exemple quelques regards caméra sont là pour rappeler au spectateur qu’il n’est pas seul. Les parois de « La Maison de la radio » sont transparentes, et même dans les ascenseurs tout le monde peut scruter à travers les vitres. Les rares fois où les personnages sortent dans la rue, Godard film en plongée, à la manière d’une caméra de surveillance. Par ce travail sur le cloisonnement lié à l’entité architecturale, l’émotion sera forcément à son comble dans le cas où les personnages parviennent à s’extirper d’Alphaville  et quel que soit l’aboutissement d’un tel film, attendez-vous à finir l’histoire sur les plus beaux mots du monde.

Sur le web

Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution} ne déroge pas à la règle : comme dans la plupart des longs métrages de Jean-Luc Godard, le film emprunte des extraits et des attitudes à la littérature. L’écrivain et poète argentin Jorge Luis Borges est entre autres abondamment cité sur sa conception du temps. Quant à l’univers totalitaire que dépeint le film, il rappelle le roman 1984 de George Orwell. La philosophie n’est pas en reste puisque l’on entend notamment au moment où Caution est interrogé par Alpha 60 des citations de Henri Bergson, Blaise Pascal et Friedrich Nietzsche. A noter, enfin, le clin d’œil à l’écrivain Louis-Ferdinand Céline lorsque Lemmy Caution répond au chauffeur de taxi qui lui demande sa destination : « Ça m’est égal, de toute façon, je voyage au bout de la nuit. »

A plus d’un égard, Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution peut être comparé au film La Jetée, réalisé trois années auparavant par le photographe et cinéaste Chris Marker. S’intégrant dans le mouvement de la Nouvelle Vague, ces œuvres prennent toutes deux la forme d’un récit d’anticipation pour aborder des sujets complexes (faillite du monde moderne, appareil politique vieillissant, etc.). Ils mettent en outre chacun en scène une exploration singulière du temps. En 1966, François Truffaut s’essaya lui aussi à la science fiction, avec Fahrenheit 451.

On retrouve deux acteurs fétiches de Jean-Luc Godard dans son Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution : Anna Karina et Jean-Pierre Léaud. Il s’agit de la sixième collaboration de la muse avec le metteur en scène, alors son mari. Quant à Jean-Pierre Léaud, qui ne fait ici qu’une apparition en caméo, c’est le quatrième film dans lequel il travaille pour Jean-Luc Godard. Ils tournèrent de nouveau ensemble à de nombreuses reprises par la suite.

Dans Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution, le personnage du professeur von Braun, dont le vrai nom est Leonard Nosferatu, est un hommage au film muet Nosferatu, réalisé par Friedrich-Wilhelm Murnau. De la même manière, les docteurs Heckel et Jeckell sont inspirés du dessin animé Heckle and Jeckle (narrant les péripéties de deux corbeaux) créé par l’américain Paul Terry (connu pour les célèbres Terrytoons).

Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution a influencé de nombreuses œuvres parmi lesquelles le film de science-fiction expérimental Les Aventures d’Eddie Turley (1987). Son réalisateur, Gérard Courant, a d’ailleurs conçu son long métrage en hommage direct au film de Jean-Luc Godard. Son emprise se fait également sentir dans le domaine de la musique : un groupe populaire de new-wave a ainsi choisi de se nommer Alphaville.

Jean-Luc Godard souhaitait à l’origine que le rôle du professeur von Braun soit attribué à l’une de ses idoles : le sémiologue et critique Roland Barthes (notamment connu pour son célèbre recueil Mythologies). Il n’en sera finalement rien puisque c’est la muse et femme du metteur en scène Anna Karina qui héritera du personnage.

Alphaville, une étrange aventure de Lemmy Caution a été récompensé par l’Ours d’or au Festival international du Film de Berlin en 1965.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Guillaume Levil.

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