Tous les autres s’appellent Ali



Samedi 16 Décembre 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Rainer Werner Fassbinder – Allemagne – 1974 – 1h33 – vostf

En partenariat avec le Centre Culturel Franco-Allemand de Nice, avec la participation de Dr. Martin Ganguly, Professeur de pédagogie, d’éthique et d’éducation civique, responsable pour les écoles de la Berlinale.

Dans un café fréquenté par des travailleurs immigrés, Emmi, veuve d’une soixantaine d’années, fait la connaissance d’Ali, un Marocain plus jeune qu’elle. Ali s’installe chez elle dès le lendemain, puis ils se marient. Les enfants d’Emmi, ses voisins, ses collègues, tous sont scandalisés par cette union. Le couple est mis à l’écart, mais va vite se révéler indispensable à la communauté…

Fassbinder sur le tournage de Tous les autres s’appellent Ali

Notre critique

Par Josiane Scoleri

« Angst essen Seele auf« , le titre allemand du film, signifie littéralement « Peur dévorer âme complètement » sans les articles et avec une faute de conjugaison, caractéristique de l’allemand parlé par les travailleurs immigrés (Gastarbeiterdeutsch) qui souvent ne faisaient que répéter la manière « simplifiée » dont on leur parlait.

Ce titre est déjà tout un programme et c’est du pur Fassbinder. C’est une phrase qui claque comme un étendard, et on ne peut ignorer ce qu’elle dit, ni comment elle le dit. Les entorses à la grammaire la rendent encore plus puissante, Celui qui ne s’appelle pas Ali parle visiblement d’expérience et nous va droit au coeur.

Le langage est l’un des fils rouges du film. C’est un critère de discrimination qui distingue Ali au moins autant que son physique et sa couleur de peau. Mais c’est aussi ce qui permet la rencontre entre Ali et Emmy, ces deux êtres esseulés qui n’ont personne à qui parler et qui se comprennent d’emblée. La rencontre – improbable – entre ces deux-là advient d’abord par la parole.

Et ce qui frappe tout au long du film, c’est à quel point Emmy et Ali parlent vrai avec « les mots des pauvres gens » que chantait Léo Ferré…Ce parler vrai, capable de dire à la fois les faits et les émotions se heurte en permanence à la novlangue des clichés qui fonctionne à sens unique, excluant tout dialogue à priori.

On peut dire, de fait, de manière générale que Tous les autres s’appellent Ali est un film construit sur les oppositions.Appartenance et exclusion fonctionnent en tandem comme deux frères ennemis. Ali le dit au début du film dans son allemand lapidaire: « Deutsche Herren, Araber Hunde » (Les Allemands, des maîtres, les Arabes, des chiens). Mais le film n’est pas pour autant une diatribe anticolonialiste ou anticapitaliste. La grande force de Fassbinder est de se situer, par principe, de plein pied dans la vie de ses personnages, leurs sentiments, leurs frustrations, leurs rêves. C’est par leur vécu que se dessine à l’horizon un tableau beaucoup plus vaste qui nous parle de l’Allemagne des années 70, des contradictions et des forces qui sont à l’oeuvre en sous-main et qui continuent d’irriguer la société du XXIième siècle à l’échelle du continent européen tout entier.

Nous sommes donc dans ce qui s’appelait encore à l’époque la classe ouvrière. Les personnages de Fassbinder sont de petites gens. Ali travaille dans un garage. Emmy est femme de ménage. Ses enfants n’ont pas l’air d’avoir connu une quelconque ascension sociale, mais c’est le syndrome du « petit blanc » qui sévit. Tous veulent être absolument sûrs qu’il y a bien des plus mal lotis, au-dessous d’eux. Eugen, le beau-fils d’Emmy joué par Fessbinder qui ne supporte pas d’avoir un contre-maître turc en est l’exemple emblématique. C’est l’éternelle guerre des pauvres entre eux qui se joue sous nos yeux, loin, très loin de la lutte des classes.

Mais, ce qui distingue Fassbinder, ce n’est pas simplement son engagement c’est bien plus sa capacité à faire parler la caméra, avec une construction des plans qui exprime sa pensée plastiquement. Douceur de la proximité physique d’un côté dans les plans où Ali et Emmy sont ensemble (cf les scènes de danse dans la pénombre ou les scènes de repas partagés). Découpage implacable de l’espace d’autre part, notamment dans les nombreuses scènes d’escaliers où grilles et colonnes quadrillent le plan et disent à profusion l’enfermement et les obstacles (que ce soit dans l’immeuble d’Emmy où les voisines passent leur temps à épier  – et commenter – ses moindres faits et gestes depuis qu’elle est avec Ali, où celui dans lequel elle travaille où ses collègues femmes de ménage ne valent pas mieux). A cela s’ajoute les mouvements de la caméra si fluides, sans jamais faire dans le spectaculaire, alors même que l’espace est tellement fragmenté. Et, autre élément essentiel de l’oeuvre de Fassbinder, une direction d’acteur impeccable. Tous les personnages sont incarnés à 200% avec une présence à l’écran d’une rare intensité, que ce soit chez les professionnels (Brigitte Mira, l’inoubliable Emmy, qui travaillait au théâtre avant de rencontrer Fassbinder) ou les non-professionnels, à commencer par El Hedi Ben Salem qui irradie véritablement l’écran, avec une manière d’habiter l’espace qui est la marque des plus grands acteurs. On pense souvent à Marlon Brando, et pas seulement à cause du maillot de corps blanc (même si c’est probablement un clin d’oeil !).

Voir ou revoir ce film aujourd’hui s’avère pour le spectateur un curieux exercice de grand écart, vaguement schizophrène. D’un côté, les décors, les couleurs, les vêtements, jusqu’aux coiffures, constituent une plongée intégrale dans le monde et l’esthétique des années 70. De l’autre, les situations nous renvoient violemment à l’époque contemporaine. Et les dialogues, ouvertement racistes, qui pouvaient paraître outranciers il y a 40 ans, sont précisément ceux qu’on entend ouvertement aujourd’hui, et pas seulement au Café du Commerce.

Fassbinder avait vu clair. Malheureusement.

Sur le web

Trois ans avant Tous les autres s’appellent Ali, Rainer Werner Fassbinder faisait dire à un personnage d’un autre film, Prenez garde à la sainte putain, qu’il n’y a pas d’autre sujet que la violence : « Sur quoi d’autre faire des films ? » Tous les autres s’appellent Ali semble tempérer ce désespoir rageur – mais il ne faut pas s’y tromper. Histoire de violence, le film expose de la manière la plus directe le racisme qui tient encore la société allemande une génération après la chute du régime nazi, en même temps qu’il fait la description haute en couleurs d’une sorte de laideur ordinaire, celle des visages épuisés et des décorations de mauvais goût. Histoire d’amour, il pourrait indiquer une sortie de la haine raciste par le miracle d’une rencontre. C’est au contraire de l’intérieur que le mal va travailler, Fassbinder montrant, à même les corps des personnages, l’impossibilité douloureuse de séparer le couple du social et ultimement, l’amour de l’oppression. Entre références au mélodrame hollywoodien et didactisme brechtien, Ali ne choisit pas et dresse une forme inédite que ce dossier tente d’explorer.

« En 1971, Fassbinder a sa visitation cinématographique : « j’ai vu six films de Douglas Sirk. Parmi eux, il y avait les plus beaux films du monde« . Outre le choc esthétique et émotionnel, Sirk lui apprendra qu’il est possible de se servir de « la dramaturgie hollywoodienne mensongère » et de produire un « effet sur le public direct et non dissimulé« . Ce qui fascine chez Fassbinder est que cette profession de foi n’imite pas servilement Sirk, mais distord le mélodrame. Prisme de la langue, de la géographie, de l’économie de moyens. Un film comme Le Marchand de Quatre Saisons a ainsi été tourné par Fassbinder peu après qu’il ait vu Mirage de la vie de Sirk, et cela ne se voit pas : le mélodrame s’y fait nu, cru, le cinéma de Sirk étant un écho et non pas un strict fétiche. On me souffle aussi que le héros au spleen alcoolisé du Marchand devrait me rappeler Robert Stack dans Ecrit sur le vent : ça tombe bien, je n’y ai jamais pensé. Avec Tous les autres s’appellent Ali [titre français reprenant le titre de travail allemand; on préférera peut-être la traduction littérale : la peur dévore l’âme], Fassbinder a essayé de son propre aveu d’y faire contenir tout ce qu’il a vu chez son modèle, sur le canevas de Tout ce que le ciel permet (Douglas Sirk, 1955) qui raconte comment dans une petite ville américaine, Cary (Jane Wyman) une veuve âgée et un jeune célibataire Ron (Rock Hudson), dont elle loue les services comme jardinier, tombent amoureux. Ils doivent faire face aux jugements de la famille, des amis et voisins de la femme et Jane renonce avant de se rendre à la philosophie rousseauiste de celui qu’elle aime. François Ozon avait réalisé un film-mix pour mettre en parallèle les similitudes et différences entre Tout ce que le ciel permet et Tous les autres s’appellent Ali. Chez Sirk, c’est l’homme qui va à la rencontre de la femme alors que, chez Fassbinder, c’est la femme qui vient chez l’homme. Chez Sirk, la rencontre a lieu dans un cadre de travail ce qui la place dans un rapport de classe.

 

Chez Fassbinder, la relation a lieu dans un cadre intime, hors travail, un café, c’est la rencontre de deux solitudes. Socialement, on a chez Sirk opposition de classe au sein du couple alors que, chez Fassbinder, c’est le couple, émigré et femme de ménage, qui a des difficultés d’intégration. Chez Sirk, les amis de Ron acceptent Cary et seuls les amis de celle-ci s’opposent au mariage. Les enfants sont détestables dans les deux films. Chez Sirk, le désir est hésitant. L’érotisation passe un peu sur le personnage masculin, Ron, interprété par Rock Hudson alors que Cary n’est pas érotisée par la caméra. Seul le trouble est suggéré. Le couple échange un baiser mais il n’est pas certain qu’ils fassent l’amour. Chez Fassbinder, le dialogue est crû et le couple fait l’amour dès la première nuit. Emmi ressent de l’effroi en voyant son visage dans la glace. Ce que l’on sait de l’homosexualité de Rock Hudson encourage probablement Fassbinder à renforcer l’érotisation d’Ali.

 

Il s’agit du film le plus accessible de Fassbinder, le plus simple [« plus les histoires sont simples, plus elles sont vraies« ] et la preuve que Fassbinder voulait toucher un large public. Pas de glamour car l’auteur s’intéresse ici aux minorités : nos « seniors » et travailleurs immigrés. Les deux mouvements du film respectent un cahier dialectique des charges : de la rencontre entre Emmi [Brigitte Mira, poignante, « qui s’est très fortement identifiée à son rôle car elle a, dans la vie, des relations comparables avec un homme plus jeune« , d’après Fassbinder] et Ali [El Hedi Ben Salem, plus roc qu’Hudson et tout aussi sexué, mais dans un autre genre] à leur ostracisme [Fassbinder réécrivant, ou plutôt détruisant la scène de la télévision offerte par ses enfants à Jane Wyman chez Sirk], nous sommes dans le mélo, la sympathie. Étant donné l’absence de glamour, d’afféteries, on n’est jamais dans le mièvre ni dans le misérabilisme. Autour de nos héros, c’est une pluie de clichés racistes décochés par des mégères embusquées dans des cages d’escaliers. Clichés que Fassbinder moque en se mettant en scène en gendre bien je-m’en-foutiste d’Emmi. La tension sexuelle liée à l’Immigré plane sur le film, le réalisateur pointant la frustration des mégères traitant de putains celles osant le choix d’un couple mixte [Thème déjà abordé dans Le Bouc où un Grec du Pirée joué par Fassbinder subissait un passage à tabac mais finalement était celui qui s’en tirait le mieux dans une société de jeunes allemands oisifs pour laquelle rien ne change. Comme Ali, Jorgos concentre le mépris et la bêtise raciste d’un ensemble de personnages lorsqu’il devient l’amant de Maria mais sait conserver l’amour de celle-ci]. On ne peut qu’être gagné par le désarroi d’Emmi et Ali, à mesure que le visage de Brigitte Mira s’affaisse. La grammaire de Fassbinder fait à nouveau merveille pour signifier l’isolement : silence et statisme théâtral des clients du bar lorsque Emmi rentre, de ses enfants – littéralement écrasés – face à Ali. L’enfermement implacable d’Emmi et Ali dans l’encadrement d’une porte, leur rejet au fond de la scène, à leur repas solitaire de mariage. Les longs plans insufflent l’attente, l’ennui, l’étroitesse de vies très petites. Mais pas seulement. On attend quoi ? Une danse, un jour comme un autre jour ou un rayon de soleil tellement en retard qu’il en est devenu tiède.

Le mélo est gagné encore plus vicieusement par le réel dans la deuxième partie, lorsque le mépris de l’entourage fait place à une tolérance feinte : tout peut changer, pas à cause d’un optimisme béat dans l’humanité, mais parce que les intérêts de cette dernière changent. Parce qu’elle fait ses petits calculs d’épicier. L’union dans l’épreuve d’Emmi et Ali se délite lorsque le monde autour se fait plus supportable [romantisme, quand tu nous tiens] et lorsque les contradictions apparaissent : Ali est traité comme un objet sexuel par Emmi et ses collègues dans une scène [réitération de l’amour propriété cher à Fassbinder] et délaisse Emmi lorsque cette dernière refuse de lui préparer du couscous. Leur couple faisait sens dans l’adversité; leur « normalisation » démontre par l’absurde qu’un ménage se fait aussi à trois, avec la société, nos origines. Si bien que le fond théâtral de Fassbinder correspond tout à fait à un monde, qui non content de mal tourner, est toujours en tournée. Un monde où l’on adopte un rôle pour faire bonne figure. Tous en scène : Emmi doit-elle refuser ses sentiments pour cause de veuvage, de rides ? Ali peut-il renoncer au couscous, avouer à ses collègues qu’il s’est installé avec quelqu’un de plus vieux que lui ? « Le bonheur ? Et les convenances alors ? », est-il dit dans le film. Fassbinder se fait tendre et lucide vis-à-vis de ces marginaux, une absence d’angélisme qu’il exercera sur tous : ouvriers, gays, lesbiennes, immigrés ou juifs… vous voulez les étreindre mais aussi les secouer. Le nom d’Hitler ne fait pas réagir Ali ; le rêve d’Emmi est de déjeuner dans le restaurant où Hitler avait ses habitudes. Un temps ostracisée par ses collègues, elle répétera cette exclusion sur une employée yougoslave, isolée dans un plan rigoureusement identique à celui où Emmi est seule contre toutes dans un escalier. L’employée regarde brièvement le spectateur. Et voilà, c’est foutu : chez Fassbinder, les victimes sont des bourreaux en puissance.

S’il y a une mélancolie, une maladie existentielle propre à nombre de personnages de Fassbinder [le carton au début « le bonheur n’est pas toujours drôle » – piqué chez Godard – pourrait résumer nombre de ses héroïnes et héros], Fassbinder – en homme de gauche, mais pas tout à fait car trop pessimiste – les fait ployer sous les déterminismes sociaux, résumés par le diagnostic du médecin à la fin du film : l’amour reprend presque ses droits mais la lumière d’Emmi et Ali hors de cette vallée des larmes est imprécise. C’est « kiff-kiff« . Fassbinder disait à propos du film : « je ne suis pas capable de faire une vaste esquisse idéologique, ça n’est pas non plus ma tâche, d’autres sont plus qualifiés pour ça, davantage à leur place aussi. Ce qui m’intéresse, ce sont des petites possibilités, parce que j’ai des idées là-dessus et aussi que je trouve ça passionnant« . La « petite possibilité » Emmi-Ali est rendue ici de manière limpide. Décidément, l’Histoire n’est guère romantique, quoiqu’en pensent les révolutionnaires. Par contre, elle peut aider à accoucher de beaux films de tendresse froide comme cet Ali. » (dvdclassik.com)

« Dans un entretien réalisé en 1969 après la projection de L’Amour est plus froid que la mort au festival de Berlin, Fassbinder explique que s’il utilise très peu « d’effets de caméra » comme les zooms ou les mouvements à l’épaule, c’est que « la technicité de la caméra détruit une dramaturgie limpide et qu’elle nuit à la pureté du film » (1). Tous les autres s’appellent Ali est dans sa filmographie un exemple éclatant de cette « limpidité dramaturgique » ; du coup de foudre de la première scène jusqu’au coup à l’estomac de la dernière, le film va à l’essentiel et bat nettement la mesure de son avancée. Concentration sur les deux protagonistes, dialogues parcimonieux, gestes courts, décors déserts, il n’y a pas d’informations inutiles, tout est concentré, ponctué, pour atteindre une « limpidité » qui rime avec une forme de schématisme général des situations et des personnages : une clarté narrative. En quoi cette clarté s’accorde-t-elle à l’histoire d’Ali ? Le film mêle sans relâche deux niveaux : la pureté sentimentale de l’amour entre la vieille Allemande et le jeune Marocain est inséparable de la caricature agressive des relations sociales….

Tous les autres s’appellent Ali marque un tournant discret mais important dans la filmographie de Fassbinder. C’est à partir de ce film qu’il introduit de manière plus importante, dans ses distributions, des acteurs ne venant pas uniquement de l’Antiteater, de ses cercles d’amis ou de sa génération, mais du cinéma commercial allemand et de la génération précédente, qui a commencé à travailler pendant ou à la fin de la Seconde Guerre…Tous les autres s’appellent Ali est, comme l’essentiel du cinéma de Fassbinder, un film d’intérieurs. Paysages, ciels, vastes espaces n’y ont presque aucune place : les seuls pans de nature sont une flaque d’eau, une large place avec quelques arbres, traversée par le couple qui vient de se marier, un bout de parc empli de tables vides. Les dégagements d’espaces y sont ceux des profondeurs de champ que les prises de vue creusent dans le bar ou dans des appartements. Fenêtres, portes, couloirs, grilles en tout genre, tables et chaises servent à encombrer, séparer et diviser les lieux déjà étroits que les personnages occupent. Le drame humain se condense dans les espaces construits par les hommes, il se niche dans des confins ordinaires, l’angle d’une cuisine, l’extrémité d’une table ou d’un comptoir, quelques marches d’escalier. Chaque lieu prend les allures d’une impasse où les personnages se retrouvent enserrés et contraints : il ne suffit pas que la cuisine d’Emmi soit minuscule, l’obligeant à passer difficilement derrière la chaise d’Ali, il faut aussi qu’elle soit cadrée de biais à travers l’ouverture étroite d’une porte. L’escalier où Emmi affronte la bêtise de ses collègues est une véritable cage faite de rampes, poteaux et fenêtres qui enferment et séparent, elle d’abord, puis l’immigrée yougoslave; l’appartement de Barbara se résume presque au seul surcadrage produit par une porte sur le salon où elle fait l’amour avec Ali. Les surcadrages s’accompagnent souvent d’un éloignement des silhouettes dans la profondeur. Le caractère oppressant des regards, divisions d’espace et surcadrages, s’accompagne continuellement de cet autre danger, dramatiquement plus discret mais à l’influence profonde : par les rapports entre décors et costumes, proportions des corps, couleurs et intensités lumineuses, les figures sont souvent prises dans un jeu de marqueterie avec les fonds. Elles se détachent violemment par contrastes colorés ou à l’inverse, et parfois alternativement, s’intègrent au décor comme dans une tapisserie, par effet de reprises de motifs ou de couleurs…

Sous les éclairages « high key », du nom des types de lumière utilisés dans le cinéma hollywoodien pour les comédies musicales ou les films d’aventure, ces éléments acquièrent des présences exacerbées : Fassbinder cherche ici des gammes chromatiques qui, tout en restant dans le naturalisme, peuvent rappeler l’artificialité des premiers Technicolor, et le travail sur la couleur des derniers films de Douglas Sirk. Les lumières à la fois intenses et étales produisent des ombres peu marquées et des couleurs franches, écrasant les silhouettes sur les fonds. C’est essentiellement le dialogue du rouge et du jaune qui gagne tout le film, depuis la première danse, rouge, jusqu’à la grande scène qui précède le départ en vacances, au milieu des tables jaunes. Lorsque le couple revient et qu’Emmi arbore un chemisier de la couleur des tables, un malaise saisit toute l’image. Le maillot rouge vif d’Ali va se disperser en taches sur des rideaux, des accessoires, tandis que le jaune saisit les chaussures d’Emmi, un détail en amorce dans le bar, etc. Le peignoir orange de Barbara mêle les deux thèmes colorés, tout comme elle endosse physiquement à la fois la massivité d’Ali et le visage défait d’Emmi. Comme la couleur, l’abattement des corps circule et devient sans limite…Le critique et peintre Manny Farber relève que le cinéma de Fassbinder serait un mélange entre certains modes de travail que l’on trouve dans le cinéma de Warhol et certaines qualités visuelles de sa peinture, et plus largement des oeuvres du pop art. Dans Tous les autres s’appellent Ali, les blouses colorées, les tapisseries affreuses des intérieurs bourgeois, les cheveux teints, les enseignes du bar, les lumières de la ville, tous ces éléments se composent par aplats, imbrications, échos chromatiques. C’est, comme dans les toiles de Warhol, l’excès chromatique, l’« insolence » de la couleur, qui décale l’image ordinaire. » (Article paru dans un dossier consacré au film Tous les autres s’appellent Ali du Centre du Cinéma et de l’Image animée)

(1) Cet entretien, filmé, se trouve dans un intéressant documentaire sur l’Antiteater, Ende Einer Kommune (Joachim von Mengershausen, 1970), inclus en bonus de l’édition DVD des Dieux de la peste (1969, éd. Carlotta, 2005).

Sélectionné au festival de Cannes 1974, Tous les autres s’appellent Ali obtient le prix du jury œcuménique. C’est la première récompense internationale pour Fassbinder, et le début d’un succès public et critique pour le film.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Martin Ganguly et Josiane Scoleri

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