Le Baron de Crac



Vendredi 23 Janvier 2015 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Karel Zeman – Tchécoslovaquie – 1961 – 1h23 – vostf

En posant le pied sur la lune, le cosmonaute Toník ne s’attendait pas à rencontrer ses illustres prédécesseurs Impey Barbicane, Cyrano de Bergerac et le Baron de Crac. Croyant avoir affaire à un autochtone, le Baron décide de l’emmener sur Terre pour lui faire découvrir les beautés des civilisations terrestres. Ils atterrissent à Constantinople où ils délivrent la belle Bianca secrètement éprise de Toník. Le trio échappe au Sultan furieux et se retrouve dans une avalanche d’aventures et de rencontres pittoresques…

Notre critique

par Bruno Precioso

Pour toute relative qu’elle puisse sembler aujourd’hui, particulièrement aux yeux d’une jeune génération auprès de qui elle se limite à quelques grands noms d’expatriés comme Miloš Forman ou Jiří Menzel, l’influence du cinéma tchèque – et tchécoslovaque pour une partie de son histoire – dépasse pourtant largement les cercles de cinéphiles obsessionnels. A différents moments du XXème siècle, les cinéastes tchèques ont apporté une contribution d’importance à l’édifice du cinéma mondial. Développé dès son apparition à la fin du XIXème siècle, l’industrie cinématographique est dominée jusqu’en 1945 par Miloš et Václav Havel (grand-père du futur président) avant que les premières années du régime socialiste n’imposent une dramaturgie d’Etat réglementant toute la production. La chape du contrôle idéologique qui s’abat sur le cinéma tchèque n’étouffe qu’un temps l’originalité de la production, qui doit néanmoins développer une certaine inventivité pour passer les contrôles des différents organes bureaucratiques instaurés pour veiller à la « dramaturgie d’Etat » : le Comité artistique cinématographique (Filmový umělecký sbor), la Centrale de dramaturgie (Ústřední dramaturgie) et ses bureaux annexes, la Direction collective de la Centrale de dramaturgie (Kolektivní vedení ústřední dramaturgie), le Conseil du cinéma (Filmová rada), le Conseil artistique (Umělecká rada) et le Conseil idéal artistique (Ideově umělecká rada). Malgré le caractère envahissant de ces organes, quelques grands cinéastes font leurs armes dans ces années 1950 « étroitement surveillées », s’illustrant particulièrement dans un cinéma d’animation dont les qualités poétiques et oniriques marquent durablement le cinéma international. Parmi ces expérimentateurs, Karel Zeman est, avec Jiří Trnka, l’un des chefs de file de l’animation tchèque, reconnue et récompensée dans tous les festivals internationaux entre 1946 et 1960. Par la suite, c’est surtout pour sa Nouvelle vague au tournant des années 1960 que le cinéma tchèque gagne ses lettres de noblesse, et de nouvelles récompenses qui vaudront à terme aux cinéastes tchèques une surveillance accrue par la censure : Le miroir aux alouettes, de Ján Kadár (1965), Les petites marguerites, de Chytilová (1966), Trains étroitement surveillés, de Jiří Menzel (1967)…Cette Nouvelle vague pour autant n’emporte pas Karel Zeman, dont l’oeuvre au contraire prend à la charnière des années 1950 et 1960 une ampleur qui ressemble à la maturité.

« Il faut travailler surtout l’humour (…) Il faut tout simplement surprendre tous les 20 mètres de film.»

Car si Zeman, venu de la publicité (chaussures Bata, voiture Tatra), propose dès 1946 un premier court-métrage Le rêve de Noël (Vánocní sen) qui se révèle un coup de maître – récompensé à Cannes comme meilleur film d’animation – il ne réalise son premier long-métrage qu’en 1955, au bout de 6 courts qui ont prouvé la richesse de son imaginaire. Combinant performances d’acteurs réelles, animation et effets spéciaux, le Voyage dans la préhistoire (Cesta do pravěku) est l’occasion d’une petite révolution dans le milieu de l’animation. Quatre ans après, à l’orée de la Nouvelle vague, paraît son chef-d’oeuvre les Aventures Fantastiques (Vynález zkázy, d’après Jules Verne). Karel Zeman ouvre un nouveau monde de possibilités techniques et d’expérimentations dont il prolonge l’exploration à travers ses variations sur Jules Verne : Le dirigeable volé (Ukradena Vzducholod, 1967) ou Sur la comète (Na kometě, 1970). Zeman nourrit parallèlement de cette poésie bricolée ses histoires plus classiques telles que Les Aventures du Baron de Münchhausen (Baron Prášil, 1961), Chroniques d’un fou (Bláznova kronika, 1964), toujours fasciné par l’univers des contes et les légendes populaires qui parcourent ses 10 longs-métrages.

Les techniques utilisées par le réalisateur sont aussi variées qu’audacieuses, et font appel à tous les talents d’un artiste complet. Comme la plupart des cinéastes de la Nouvelle vague tchèque, Zeman est cinéaste autant que décorateur, sculpteur ou plasticien. Les solutions concrètes trouvées par cet expérimentateur de génie ne reculent devant aucune acrobatie : panneaux peints superposés pour escamoter une scène, fumée de volcan crachée par un assistant à quatre-pattes sous le décor, acteurs filmés en prise de vue réelle dans des décors peints animés (technique reprise en 1964 par Walt Disney pour Mary Poppins)… autant de numéros d’équilibriste qui construisent l’esthétique propre de Karel Zeman, faite d’une poésie d’apparence naïve, d’un cinéma très charnel, d’une synthèse volontariste entre réel et fantastique. L’usage du noir et blanc, d’abord exclusif, s’ouvre progressivement à la couleur intégrée par petits pas, d’abord sous forme de filtres évoquant l’expressionnisme allemand, puis tardivement dans une esthétique plus classique quoique toujours très travaillée et fort peu naturaliste à partir de 1967. Zeman formule d’ailleurs à l’occasion de la sortie du Baron de Crac son opinion sur l’usage de la couleur : « Je ne veux point que la couleur dans mon film soit descriptive. Il faut qu’elle joue un rôle dramatique, qu’elle soit parfaitement fonctionnelle. J’utilise la couleur comme le peintre le fait sur son tableau. »

« Tout jeune homme dit la même chose à sa mie sous le ciel étoilé. Je le savais… l’inventeur n’est même pas original ! »

De même que Karel Zeman a recours pour ses films à des armes d’origines diverses et souvent bien autre chose que cinématographiques, c’est aussi à tous les horizons qu’il emprunte l’inspiration pour créer et enrichir son univers de Babel. La variété des sources où il s’abreuve témoigne autant de son érudition que de son immense curiosité, mais aussi et peut-être surtout d’un sens du jeu et de l’association d’idées porté à un très haut niveau. S’il est un inconditionnel de Méliès duquel on l’a d’ailleurs souvent rapproché, il puise dans la tradition de la gravure et de l’illustration, rendant un hommage appuyé à Gustave Doré. Les références au cinéma muet se déploient sur une musique contemporaine commandée au compositeur de la Nouvelle vague, Zdeněk Liška, dont la fantaisie répond à la folle inventivité du récit délirant de Gottfried August Bürger (d’ailleurs illustré par Gustave Doré dans la version française par Théophile Gautier).

Le choix d’adapter les aventures du Baron de Münchhausen n’est d’ailleurs pas anodin. D’abord parce que ce personnage réel (1720-1797) ne pouvant se contenter d’une vie déjà aventureuse dans la réalité fait figure d’incarnation du conte en Europe, plus proche de la création fabuleuse d’univers oniriques et des Mille et une nuits (adaptées par Zeman en 1974) que du simple – du triste – menteur… Ensuite parce que l’histoire de l’adaptation de Münchhausen commence avec Méliès en 1911, et se prolonge avec la version allemande de 1943 (pour les 25 ans de la UFA) qui reste exemplaire en matière de transgressions (y compris burlesques et sexuelles) et d’inventivité, jouant sur des décors et des effets spéciaux qui firent longtemps référence. Face à ces deux figures tutélaires, le film de Zeman fait mieux que tenir la comparaison. Prenant avec l’oeuvre littéraire des libertés que le sujet permettait de considérer comme forcément légitimes, s’appuyant sur un casting solide (notamment Miloš Kopecký qui portera en 1964 Joe Limonade, un des red westerns les plus habiles), nourri à une actualité jamais citée mais toujours présente (Gagarine effectue son 1er vol le 12 avril 1961), ce Baron de Crac campe un Münchhausen ambigu et humain, que Zeman voulait « comme une comédie souriante dénuée de sarcasme. » Le message a bien atteint Terry Gilliam en 1988 dont le Baron, 8ème du nom, rend un bel hommage à son père spirituel.

Sur le web

Avant de tourner à Barrandov, les grands studios de cinéma de Prague, Karel Zeman a fait ses armes dans l’animation à Zlín. Né en 1910, Karel Zeman est lié au nom d’une autre grande figure tchécoslovaque de la première moitié du XXe siècle : Baťa, le roi de la chaussure, pour lequel il travaille à Zlín, en réalisant des films publicitaire animés. Remarqué par le réalisateur Elmar Klos, celui-ci l’invite à le rejoindre au studio de cinéma Barrandov où commence sa véritable carrière dans l’animation. Son premier court-métrage est même primé en 1946 au festival de Cannes. Un an plus tard, sa fille, Ludmila voit le jour. Elle se souvient: « Je dois dire que c’était comme au paradis. Je suis née en 1947, à l’époque où il n’y avait pas la télévision. J’avais un avantage certain : nous habitions à cinq minutes des studios. Donc, à trois ans, j’y allais déjà toute seule. La projectionniste de mon père me faisait toujours entrer pour voir des films. Elle me disait : « viens voir Blanche-Neige et les sept nains » ! Donc j’ai vu des films que les autres enfants ne pouvaient pas voir. Les studios étaient un vrai paradis. »

Devenu très célèbre grâce à ses longs-métrages dont un premier chef d’œuvre intitulé Les aventures fantastiques (1958), le cinéaste tchèque Karel Zeman perfectionne encore sa technique artisanale consistant à mêler des acteurs réels à des décors et des éléments animés en adaptant le roman de Gottfried August Bürger contant les aventures du facétieux baron de Münchausen (également surnommé le baron de Crac). Il s’agit donc de la troisième apparition cinématographique de ce personnage haut en couleurs après l’éclatante réussite du long-métrage produit par la UFA en 1943 intitulé Les aventures fantastiques du baron de Munchhausen, dirigé par Josef von Baky…Avec une idée par seconde, Karel Zeman mélange toutes les techniques possibles (découpage, collage, animation image par image, ombres chinoises, incrustations d’acteurs au cœur de toiles peintes) pour livrer une œuvre aussi folle que son modèle littéraire. Outre les multiples références au cinéma muet (pellicule teintée, humour burlesque), le cinéaste fait également appel au compositeur Zdenek Liska qui livre une partition fantaisiste largement influencée par les expérimentations des musiciens contemporains, participant ainsi à l’étrangeté générale. Malgré le poids forcément écrasant de la technique, Zeman n’en oublie pourtant pas de créer des personnages de chair et de sang. Grâce au concours du grand acteur tchèque Milos Kopecky, Le Baron de Crac est aussi l’occasion pour le spectateur de côtoyer la meilleure incarnation à l’écran du fantasque baron. A la fois digne, noble d’allure, mais aussi capable de jalousie et de duplicité, son Münchausen est une figure ambiguë qui rend parfaitement justice au personnage imaginé au 18ème siècle par Bürger. Il est donc impératif de redécouvrir ce pur chef d’œuvre qui a tellement marqué Terry Gilliam dans sa jeunesse qu’il a voulu rendre hommage à ce spectacle merveilleux à travers un long-métrage tout aussi fou à la fin des années 80. (Avoir-aLire.com)

« …Inutile de préciser que Karel Zeman, auteur complet, a écrit le scénario, mais pas les dialogues du Baron de Crac. Dans le rôle titre, on trouve une grande figure du cinéma tchèque : Milos Kopecký, juif pragois survivant des camps de concentration, et acteur de théâtre d’avant-garde. Le jeune premier, Rudolf Jelínek (Tonyk dans le film), s’il n’accédera jamais au vedettariat, fera une longue carrière en tant que second rôle, y compris dans des films hollywoodiens tournés en République Tchèque. Jana Brejchová, qui joue l’unique (ou presque) rôle féminin du film, eût elle aussi une carrière bien remplie, mais elle est surtout connue pour avoir été l’épouse de Milos Forman et (bien plus longtemps) celle de Vlastimil Brodsky, le plus célèbre acteur du cinéma tchèque… »(Psychovision.net)

Au pied du Pont Charles à Prague, sur l’île de Kampa, se trouve depuis l’automne 2012 un musée consacrée entièrement à l’œuvre cinématographique de Karel Zeman. Le musée est centré essentiellement sur les trois grands films de Karel Zeman : Le voyage dans la préhistoire, L’invention diabolique et Le baron de Crac. La fin du musée balaye en une salle tout le reste de la création de Karel Zeman. Car au-delà des films des trois grands films d’animation qui sont le socle de son œuvre, Karel Zeman est également à l’origine de nombreux autres courts-métrages : Les aventures de Sindbad le marin et d’autres courts-métrages inspirés des Mille et une nuits, Le dirigeable volé, L’apprenti sorcier, et bien d’autres.

Ondřej Beránek, cinéaste confie que « le caractère exceptionnel de Karel Zeman réside dans sa capacité à donner une âme à son travail et dans le fait qu’il s’est concentré sur le côté artistique et plastique des choses. Il est également atemporel parce qu’il était totalement apolitique et réussissait à insuffler un côté humain à ses films. C’est pour cette raison que ses films continuent à fonctionner aujourd’hui. A l’heure actuelle, plus la technologie est importante dans les films, plus ceux-ci se vident. Lui est parvenu à faire des films de bonne qualité en évitant les erreurs des créateurs d’aujourd’hui qui se concentrent avant tout sur la technique et non pas le fond des choses. Karel Zeman, lui, s’intéressait au message de son film.« 


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats :
La parole est à vous !

Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury).

Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, ainsi qu’à toutes les séances du Mercury (hors CSF) et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.
Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


Partager sur :