Burning Days



Vendredi 02 Juin 2023 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Documentaire d’Emin Alper, Turquie, 2022, 2h08, vostf

Emre, un jeune procureur déterminé et inflexible, vient d’être nommé dans une petite ville reculée de Turquie. À peine arrivé, il se heurte aux notables locaux bien décidés à défendre leurs privilèges par tous les moyens, même les plus extrêmes.

Notre article

par Bruno Precioso

Diriez-vous que vous êtes un cinéaste pessimiste ? … la question était posée à Emin Alper voici 10 ans, à la sortie de son premier long métrage, Derrière la colline (Tepenin ardi, 2013), inspiré du Pilier, le premier volet de la trilogie de Yaşar Kemal Au-delà de la montagne. Avec le romancier kurde, Emin Alper partage d’être originaire d’une Turquie bien éloignée de l’ouverture cosmopolite stambouliote, né en 1974 au cœur de l’Anatolie. Nourri de littérature et de théâtre autant que de cinéma, le réalisateur aura donc attendu 39 ans pour signer ce premier opus alors même qu’il confesse sa cinéphilie depuis l’adolescence. En parallèle de ses études d’économie puis d’une thèse en histoire contemporaine à l’université d’Istanbul-Bogaziçi, il n’a d’ailleurs jamais mis à distance le 7e art : il compte parmi les membres actifs du ciné-club des étudiants tout au long de ses études, et écrit des scénarios pour des films auxquels les années 1990 ne donnent pas le jour, mais dans la manne desquels il puise aujourd’hui pour les retravailler et leur prêter enfin vie à 15 ans de distance. Il faut dire que l’absence totale de financement public du cinéma turc à l’heure où Emin Alper devait se choisir un métier rendait difficile la possibilité d’y faire carrière : songeons par exemple que Nuri Bilge Ceylan finança sur ses fonds propres son premier long métrage, Kasaba, en 1997… La passion reste intacte cependant, et lorsqu’en 2004 le ministère de la Culture turc développe le premier programme de financement des films, Emin Alper se lance sans attendre ; il réalise deux courts-métrages : La lettre (Mektup, 2005) et Rifat en 2006, et tourne dans plusieurs films. Toutefois, au contraire du chef de file du nouveau cinéma turc, qui rencontre un succès immédiat et les honneurs des festivals (primé dès 1998 à Istanbul mais aussi Tokyo, Angers et Berlin), Emin Alper patiente 6 ans de plus avant que vienne le temps d’une carrière proprement indépendante. Son 1er long, Derrière la colline donc, meilleur premier film à Berlin, sort le 10 avril 2013 en France ; le mois suivant ont lieu les grandes répressions sur la place Taksim et dans tout le pays, dans la nuit du 31 mai au 1er juin 2013. Lorsque son deuxième opus est projeté sur les écrans français, en novembre 2016, la Turquie vit déjà dans la terreur qui s’est abattue après l’échec du coup d’état de juillet 2016 : Abluka (Suspicions) semble n’en être que la description fidèle… mais il a déjà obtenu le prix spécial du jury de la Mostra en septembre 2015. Le cinéma d’Emin Alper semble bien receler de secrètes affinités avec les convulsions intimes traversées par son pays et sa société partagée. « Diriez-vous que vous êtes un cinéaste pessimiste ? – Yes, I am. » (entretien aux Cahiers du cinéma, 2013)

S’il ne compte finalement que 4 longs en une décennie le cinéma d’Emin Alper trace, de film en film, un chemin marqué par une notable cohérence portée non seulement par l’écriture très personnelle d’un réalisateur entré dans le cinéma par le scénario – et disposant donc comme on l’a dit d’une solide culture littéraire, mais aussi par l’exigence esthétique d’un amoureux de l’image et du symbole. A l’exception notable d’Abluka qui se déroulait en ville, c’est l’Anatolie des villages qui offre au travail du réalisateur son univers et sa galerie de personnages où la ruralité et les mentalités traditionnelles n’ont pas encore totalement abdiqué face aux poussées d’une inquiétante modernité. Comme chez Nuri Bilge Ceylan, mais avec davantage encore de goût pour le théâtral et l’allégorique, le non-lieu anatolien indéterminé et fictif posé par Emin Alper a vocation universelle : « Il fallait créer un microcosme, comme Ibsen l’a fait dans Un ennemi du peuple. Cette pièce, écrite il y a près d’un siècle et demi, a été l’une de mes grandes inspirations. » Dans les pas de Satyajit Ray, qui avait adapté la pièce en 1990 deux ans avant de disparaitre, l’homme de savoir (un médecin chez Ibsen comme chez Ray) outrepasse de beaucoup le cadre idéaliste de la caverne platonicienne ; car ce qui intéresse le réalisateur turc comme le dramaturge norvégien se joue davantage dans ce que l’humain exclut de perfection : les enjeux de pureté et d’impureté, la relation à la communauté, le retournement des équilibres de puissance.

« En des temps extraordinaires, l’art et la culture peuvent-ils nous aider à défendre nos libertés ? »

Pour chacun de ses projets Emin Alper travaille en disciple de Braudel, penché sur une histoire en couches géologiques dont les strates les plus récentes peuvent occulter mais pas étouffer les plus anciennes, parfois à peine estompées. Le sous-texte le plus récent, la condamnation en avril 2022 de sa productrice Cigdem Mater à 18 ans de prison, renvoie aux manifestations de Gezi en 2013 (elles-mêmes réaction à une réécriture de l’histoire par le pouvoir) ; mais Gezi résonne, pour le réalisateur, des cris des intellectuels alevis brûlés vifs en 1993 dans l’hôtel Madimak de Sivas, réédition des massacres de Maraş 15 ans plus tôt. Couche après couche, le réalisateur trame une réflexion au long cours qui passe par les paysages, un puissant travail de l’espace et des corps, mais aussi par une épure contemplative où le plan se structure au cordeau. La stylisation, portée aussi loin que possible et éminemment métaphorique met à mal l’idée même de cadre, toujours inadéquat – en trop ou en trop peu. Et s’il y a en effet énigme, qui progresse ici comme une lente hallucination, elle est tout entière faite de réalité, sociologique et politique. C’est aussi l’une des marques de l’écriture d’un réalisateur érudit, grand lecteur (surtout des écrivains américains du Sud, William Faulkner ou Flannery O’Connor et de la littérature russe du XIXe siècle), habitué des scènes de théâtre et désormais directeur de la cinémathèque turque : le genre. Il s’agit d’une des portes d’entrée dans la narration mais on en change comme le cavalier de western sautant sur un nouveau cheval pour ne pas ralentir sa course. Le thriller n’est pas une fin en soi ; si puzzle policier il y a, il ne sert pas le comblement par emboîtement des pièces, mais forme plutôt l’occasion d’un élargissement du champ des possibles narratifs. Et si parmi ses références esthétiques il invoque Sam Peckinpah, celui de la Horde sauvage comme des Chiens de paille, Emin Alper incline autant du côté du cinéma coréen et de ses intrigues minimalistes : Kim Kiduk, Bong Joon-ho, Park Chan-wook… Le plus étonnant peut-être est que ce film si plein ait rencontré le succès public en Turquie. A Cannes l’an dernier, le réalisateur en tirait une prédiction inhabituellement souriante : « Burning Days est mon film le plus optimiste. (…) Le gouvernement actuel perd de la popularité en raison de la crise économique et, espérons le, après les prochaines élections, nous pourrons envisager l’avenir avec plus d’espoir. »

Sur le web

L’idée initiale que Emin Alper avait en tête était de décrire un idéaliste solitaire luttant contre l’élite corrompue d’une ville. L’idée a été inspirée au réalisateur par les récentes expériences politiques de son pays. Il explique : « On peut toujours avoir le courage et l’envie de se battre contre des politiciens corrompus et autoritaires, mais quand on voit que ces gens sont populaires et qu’ils sont réélus par le peuple encore et encore, on se sent désespéré, et isolé… Et puis, après un certain temps, on sent que l’on doit surmonter sa dépression et recommencer à se battre, jusqu’au prochain échec. Ces dernières années, nous avons été pris dans un cercle vicieux de ce genre. Non seulement mon pays, mais plusieurs autres connaissent des expériences similaires. J’ai donc décidé d’écrire une histoire pour dépeindre ce cas presque universel et transmettre la solitude des gens qui sont consternés par la montée des populismes autoritaires… Yaniklar, où se déroule l’action du film, est une ville entièrement fictive mais c’est un microcosme de la Turquie. Il fallait créer un microcosme, comme Ibsen l’a fait dans Un ennemi du peuple. Cette pièce, écrite il y a près d’un siècle et demi, a été l’une de mes grandes inspirations.« 

Burning Days emprunte des éléments au thriller, ce qui n’était pas prévu lorsque le projet en était à ses débuts. Après avoir esquissé le cadre (c’est-à-dire la pénurie d’eau), Emin Alper a dû créer des éléments supplémentaires pour complexifier l’intrigue et approfondir le caractère du procureur. Le metteur en scène précise : « Et là, j’ai compris que l’histoire devait ressembler à un polar. Je suis toujours étonné de voir à quel point les gens ignorent facilement les actes criminels des leaders populistes qu’ils aiment tant. Avec une forme empruntée au thriller, je soulignais le fait que la renommée des populistes n’est jamais affectée par leurs actes délictueux, et j’offrais à mon récit des éléments de suspense.« 

La pénurie d’eau en Turquie devient de plus en plus problématique. Et les dolines – ces formes d’érosion brutales et circulaires – constituent un vrai problème en Anatolie centrale. Avec la disparition des nappes phréatiques, le nombre de dolines augmente rapidement et crée un réel danger pour les populations : « Malgré ce danger, la surconsommation d’eau se poursuit. Les populistes sont populaires car ils jouent toujours sur les besoins les plus facilement exploitables des populations… Ils proposent des solutions factices à ces besoins immédiats en profitant de l’aveuglement des gens et de leurs préjugés. Ainsi, le problème de l’eau de Yaniklar pourrait être celui de la terre acquise en détruisant les forêts amazoniennes, du pétrole qui est censé rendre tout le monde riche, ou même des immigrants qui sont prétendument la source de tous les problèmes. Ces gouffres béants symbolisent les fosses dans lesquelles les populistes nous entraînent », raconte le cinéaste Emin Alper.

Le dîner dans le jardin du maire est une scène importante, drôle, puis inquiétante. Emin Alper explique comment il l’a conçue : « J’aime beaucoup les longues scènes de repas. Il y en a dans presque tous mes films. Ces scènes sont idéales pour montrer les tensions cachées sous la surface… La plupart des dialogues étaient écrits. Nous avons fait de nombreuses répétitions, au cours desquelles j’ai laissé les acteurs improviser, dans une certaine mesure. J’ai noté certaines improvisations qui me plaisaient et je les ai ajoutées au script. Lorsque nous sommes arrivés sur le plateau, la scène était presque prête. Mais il a fallu quatre nuits pour la tourner, et le plus grand défi a été de maintenir l’équipe et les acteurs au même niveau pendant les longues heures de tournage.« 

Selahattin Paşalı qui joue le rôle du procureur Emre dans le film, est né en 1990, à Bodrum. Il a commencé ses études à Budapest, avant de retourner en Turquie et de suivre les cours d’art dramatique du Craft Atelier. Il a commencé sa carrière d’acteur avec la série Kalp Atışı. En 2020, il se fait largement connaître en interprétant le personnage d’Osman Demirkan dans la série Netflix Love 101 (Aşk 101). En 2022, il tient le rôle de Halit dans la série Minuit au Pera Palace (Pera Palas’ta Gece Yarisi), également diffusée sur Netflix.

Ekin Koç qui joue le rôle du journaliste Murat dans le film, né à Alanya en 1992, a étudié la sociologie à l’université d’Anadolu, l’art dramatique au Stella Adler Studio of Acting, puis obtenu un diplôme de théâtre à l’Académie 35 Buçuk Art Centre. Il a été lancé par la série Sana Bir Sir Verecegim dans laquelle il jouait un voleur au pouvoir d’invisibilité. Il a tourné dans plusieurs séries populaires en Turquie et plusieurs films dont Ali et Nino, d’Asaf Kapadia, présenté au Festival du film de Sundance 2016.

Le réalisateur Emin Alper est né en 1974 à Konya (Anatolie Centrale). Formé en économie et en histoire à l’Université Bogazici-Istanbul, il est titulaire d’un doctorat en histoire moderne turque. Son premier film, Derrière la colline (Tepenin Ardi) obtient en 2012 au Festival de Berlin le Prix Caligari du meilleur film de la section Forum et une mention spéciale au prix du meilleur premier film toutes sections confondues. Suivent Abluka – Suspicions (Abluka), récompensé en 2015 du Prix spécial du Jury au Festival de Venise, puis A Tale Of Three Sisters (Kiz Kardesler), en compétition au Festival de Berlin 2019. Son quatrième long métrage, Burning Days (Kurak Günler), est présenté dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2022. Emin Alper est également depuis février 2021 le programmateur artistique de la toute nouvelle Cinémathèque d’Istanbul.

« … Autour d’un scandale lié à l’approvisionnement en eau qui n’a jamais vu son procès avoir lieu, le scénario utilise avec perspicacité son personnage principal pour poser les bonnes questions, sur fond d’élections municipales à venir, qui s’avèrent des plus tendues. De pressions de notables dont les invitations récurrentes sentent la tentative de corruption, à la présence d’un journaliste dont l’intérêt n’est pas des plus limpides (il est le fils du concurrent à l’élection, mais aussi réputé bisexuel, donc « immoral ») la menace reste intelligemment diffuse, touchant aussi bien aux aspects professionnels que privés. Et rapidement, à l’image du personnage, le spectateur ne sait plus à qui se fier, le scénario propageant subtilement l’inquiétude autour du sort réservé à ce jeune homme que tout le monde courtise à sa manière (les chasseurs irresponsables, le maire tout-puissant, le journaliste local…).

Suggérant le danger au travers de dialogues à double sens (l’avertissement sur la présence de « sables mouvants » autour du plan d’eau…), par des bribes de passé révélées (les motifs du départ du prédécesseur…), par l’aspect inextricable des intérêts locaux (le fils du maire est l’avocat dans le cadre du futur procès…), Burning Days met la pression sur son protagoniste, chapitre après chapitre. Le métrage s’avère ainsi, être un film au suspense insoutenable et aux messages politiques forts, comme si chercher à reprendre le pouvoir face à ceux qui sont installés, ne pouvait mener qu’au bord du gouffre. Une parabole sur l’État d’un pays, que l’on peut trouver à la fois salutaire et inquiétante. » (abusdecine.com)

« … Dans Burning Days, il est question d’urgence écologique, d’érosion meurtrière, de viol, de corruption, d’homophobie, de scission entre ville et province… Si le film a un défaut (et il en a peu), c’est justement de vouloir rassembler trop d’indignations qui, si elles sont bien légitimes, tournent un peu la tête au spectateur qui ne sait pas toujours quel est le message prioritaire de l’histoire qu’on lui raconte. Mais c’est un bien maigre péché face à toute la maestria dont fait ici preuve Alper : l’écriture de personnage, la mise en scène experte et la direction d’acteur font mouche à bien des égards pour accompagner une réflexion glaçante. Plutôt que de poser la question, comme beaucoup de films, de la définition du bien et du mal, Burning Days interroge davantage sur la nature du droit et sa capacité (voire sa légitimité) à être appliqué dans un monde délaissé par la civilisation.

Est-il réellement permis d’espérer quelque chose de plus sophistiqué que la simple survie, dans ce qui est devenu une zone de non-droit avec ses règles propres, où même ceux qui imposent la loi du plus fort dépérissent ? Le jeune procureur Emre qui débarque en chemise au col bien repassé incarne un monde qui n’a plus d’emprise sur les petites gens qu’il a négligées. Et pourtant, il est insupportable que ces mêmes petites gens s’octroient le droit de manipuler, corrompre, violer et tuer. Emre se retrouve pris dans la spirale infernale d’un système au sein duquel il essaye d’exister en tant qu’homme de loi, mais qui le prend au piège en tant qu’homme de chair et d’os.

Alper reprend le principe moral du western (l’instauration du droit là où il n’existe pas encore), mais le conjugue au présent, en parlant davantage d’un droit détruit plutôt que d’un droit inexistant. Son propos n’en est que plus déprimant, et le metteur en scène brandit une loupe sur ce qu’il dénonce comme un échec de la civilisation, si ce n’est de l’humanité. Il emprunte également au western les plans d’ensemble sur des plaines asséchées, où les personnages se regardent en chiens de faïence et se jaugent en silence. Violent dans son constat et dans ses images, Burning Days fascine son spectateur par ses questionnements retors…

… Dans l’esprit torturé d’Emre, auquel le spectateur a accès à travers ces flashs, s’entrechoquent la droiture de sa volonté politique et la détresse d’un individu rendu particulièrement vulnérable dans ce contexte parce qu’homosexuel. Magnifiquement interprété par Selahattin Paşalı, Emre est un personnage extrêmement touchant, à la torture psychologique duquel il est à la fois éprouvant et passionnant d’assister dans ce récit qui se tient loin de toute forme de racolage et n’en demeure pas moins choquant et déstabilisant dans ce qu’il rapporte.

Burning Days réussit ses paris, et met en lumière la toile indémêlable des problèmes fondamentaux que provoque l’éloignement de la civilisation. Un propos politique désespéré, au léger goût de fantastique, qui hypnotise jusqu’à donner le tournis. » (ecranlarge.com)

« Plusieurs années après son western hypnotique, Derrière la colline, Emin Alper frappe encore plus fort avec ce thriller politique en plusieurs chapitres, dont la tension saisit dès la première image pour ne plus jamais retomber, portée par une musique digne de Bernard Herrmann. Avec cette histoire d’eau sale, c’est un peu comme si Nuri Bilge Ceylan avait mis au goût du jour, en Turquie profonde, le Chinatown de Roman Polanski… » (telerama.fr)

« Emin Alper choisit le thriller psychologique comme cheval de Troie pour pénétrer le coeur des travers de la société turque contemporaine : corruption, impunité des élites, populisme, homophobie. Il gagne en efficacité ce qu’il perd en singularité…

… Le film progresse comme un lent piège qui se referme autour d’Emre et d’un scénario malin. En effet ce piège va progressivement révéler, dans un double effet miroir, la nature des auteurs du guêpier et de leur proie. Le film est séquencé en quatre chapitres, un des deux motifs qui rapprochent son esthétique de celle de la série, l’autre étant l’usage de la lumière, plutôt uniforme autour des teintes ocre/orangé, souvent artificielle et plate. Le premier mouvement met en place, derrière les sourires obséquieux et les formules de bienvenue, tant répétées qu’elles en sont suspectes, la rencontre entre Emre et les autochtones. Rapidement se dessine une ligne rouge entre l’incarnation de l’ordre d’un côté et les habitudes, les traditions, de l’autre. Parmi lesquelles traditions, la chasse au sanglier dans les rues du village, prétexte à une séquence de meute annonciatrice d’une conclusion inéluctable. Le scénario, ainsi, pose ses jalons, documente une histoire d’incompatibilité…

… Ce thriller cache la face sombre d’une Turquie gangrenée par la corruption et la haine des minorités alors qu’elle est confrontée à de profondes difficultés. Ici la pénurie d’eau terrorise la population, prête à se vouer au premier faiseur de miracles. Le film montre les mouvements d’une foule grégaire qui confond solidarité et esprit de meute. Il lui suffit d’un résultat électoral pour franchir la distance qui sépare la chasse au sanglier de la chasse à l’homme. » (lebleudumiroir.fr)

… Le scénario est palpitant. Emin Alper a souhaité dénoncer un système mafieux qui ronge la Turquie, particulièrement depuis l’élection d’Erdogan. Mais loin d’édifier un film à thèse démonstratif, il a préféré opter pour le choix d’un thriller, ambigu et subtil, pour cerner le piège qui se noue autour d’Emre, qui restera combatif au nom de ses valeurs. Burning Days est réellement fascinant par son ambiance oppressante, son traitement hitchcockien, et les scènes de flashback intérieurs au cours desquelles le protagoniste tente de se souvenir de ce qui s’est réellement passé le soir du dîner chez le maire. Leur force est de ne jamais révéler si elles traduisent un retour de la mémoire ou de simples hypothèses.

« Je ne voulais pas créer un processus de remémoration progressive qui, à la fin, aurait révélé la vérité aux spectateurs. Je trouvais ça trop classique. Ici les souvenirs se contredisent parfois les uns les autres. Certains d’entre eux peuvent être authentiques, d’autres sont très probablement façonnés par l’esprit du procureur en fonction de ce qu’on lui a raconté. Certains sont peut-être modifiés de la manière dont il souhaiterait se souvenir », a ainsi déclaré le cinéaste. Tout le film est dans cette démarche, et réussit à captiver alors même que l’on n’assiste pas à la reconstitution d’un puzzle policier, mais au contraire à l’élargissement d’un champ des possibles narratifs… » (avoir-alire.com)

Days d’Emin Alper gratte le pouvoir turc là où ça fait mal, dans le cadre d’un beau film intelligemment mis en scène, qui se déroule dans une Anatolie toujours aussi majestueuse et qui invoque une Anatolie assez différente de celle de Nuri Bilge Ceylan (Winter Sleep pour ne citer que lui) : un village grouillant de tumultes et de fureur, au ras de la mer plutôt que perdu dans les hauteurs des montagnes. De même, le métrage, malgré une beauté formelle tout aussi remarquable, est plus pragmatique, moins dans le langage que son compatriote, et plus dans l’action…

… Emin Alper peint une Turquie assez âpre, peu aimable, où le jeune Emre, droit sans ses bottes, idéaliste et un peu naïf, nage malgré lui parmi des violences sexistes, sexuelles, animalières, écologiques et homophobes, entrecoupées de diverses scènes de tentatives de corruption. Les personnages qui l’entourent sont au minimum ambigus, quand ils ne sont pas ouvertement dangereux.

Sur les fils plutôt lâches de la trame d’un thriller, le cinéaste brode efficacement ses multiples sujets qui n’ont au fond qu’un seul but, celui de montrer à quel point la corruption généralisée constatée par le protagoniste aveugle toute une population, jusqu’à un très jeune homme, « son » dératiseur à peine sorti de l’enfance, qui a tenté de l’empoisonner. Tout n’est que rumeurs, calomnies, manœuvres dilatoires.

Par ailleurs, le sujet de l’homophobie est en filigrane du récit, avec un personnage trouble, dont l’homosexualité ne sera jamais dite, mais est diffuse pendant tout le film. Le journaliste Murat (Ekin Koç), est dans l’opposition, et offre son aide au procureur en proie aux agissements du maire et de ses acolytes. Il est beau, photogénique, et tourne autour d’Emre dans une danse homoérotique tendue mais jamais explicite, qui n’aura pourtant pas échappé aux virulences du pouvoir lors de la sortie du film dans le pays.

Burning Days brasse toutes ses thématiques dans un ensemble parfaitement cohérent et lisible. La tension du film est permanente. Tout s’imbrique pour dépeindre une situation catastrophique dans le pays, et les gouffres béants qui se forment les uns après les autres sont autant le signe de désastres écologiques que des métaphores sur l’effondrement de certaines valeurs dans le village, pour ne pas dire la Turquie tout entière.

Mais comme d’habitude, dans ce genre de pamphlets, ça marche seulement si l’amour pour le pays de celui qui le pointe du doigt est flagrant. C’est le cas d’Emin Alper, et sa manière de filmer les personnages et surtout l’environnement le montre : le désert, la mer, les villages aux ruelles pleines d’imprévus, les jardins bucoliques sous la moiteur de l’été forment de magnifiques scènes « cinémascopiques » qui montrent ce à quoi il est attaché et qu’au travers de ses dénonciations, il veut à tout prix préserver. » (lemagducine.fr)

« … Le ton est donné, celui d’un monde dévasté par une trop profonde et durable corruption qui détruit tout sur son paysage, où les pulsions des désirs implosent lorsqu’elles ne sont pas parfois tout simplement vomies. Entre lâcher de sangliers et coups de feu intempestifs, Emre reste pourtant inflexible face aux notables du village, tous persuadés de pouvoir corrompre ce jeune prétentieux au visage si glabre. Justement, ce corps singulier, si pâle, au phrasé méthodique, détonne dans ce monde où les moustachus aiment tant se frotter aux jeunes prostituées. Un homme qui ne baise pas les putes n’est pas tout à fait un homme, selon la loi de ce monde où la violence suinte partout. Au machisme éhonté, Emre oppose une séduction candide, guidé par sa seule foi en la justice.

Alors que la Turquie vient de traverser début février 2023 un second séisme meurtrier, et à moins d’un mois des élections présidentielles cruciales pour le pays, le film, même allégorique, n’en demeure pas moins un formidable portrait politique, osant même toucher au tabou absolu du désir entre les hommes. En effet, le procureur est aussi cet homme qui aime nager, comme pour se purifier, et dont la nudité se dévoile, entre ciel et terre, sous le regard d’un journaliste ambivalent et charismatique. Lors de sa sortie nationale en Turquie, en décembre 2022, le gouvernement turc a accusé le film de « propagande LGBT» et le ministère de la Culture a demandé le remboursement de ses aides, à savoir cent mille euros, et ce avec intérêts.

Mais la violence haineuse sourd, l’étau se resserre, à l’image de ces cratères béants qui semblent sonner le glas d’un état du monde, au bord du gouffre. Là où le film d’Emin Alper frappe, et peut nous donner à craindre, c’est dans la résonance qu’il propose, en ces temps où les populismes n’ont jamais été, hélas, aussi à la mode, prêts à tout mordre et dévorer, avec une jouissance animale effrayante. » (bande-a-part.fr)

« Burning Days emprunte autant au genre du western rural qu’à celui du thriller politique. Il a été tourné dans un décor rarement vu à l’écran : la très conservatrice et nationaliste région de Konya, dont est originaire le cinéaste. Elle est située dans le centre de la Turquie, et est reconnaissable à ses paysages creusés de profondes dolines. Ces cratères impressionnants atteignent parfois plusieurs mètres de profondeur et des centaines de mètres de diamètre. Ils apparaissent subitement quand l’effondrement de sédiments de surface vient révéler des cavités formées par la dissolution de roches calcaires sous-jacentes. Les dolines se multiplient ces dernières années sous l’effet d’une sécheresse intense et d’une surexploitation des nappes phréatiques.

Dans Burning Days, ces dolines deviennent la métaphore du terrain miné sur lequel va devoir évoluer l’inflexible Emre (Selahattin Pasali). Jeune procureur venu de la ville, il débarque dans un village reculé d’Anatolie, gangrené par le népotisme, la corruption et la violence. Inutile de dire que les notables locaux accueillent fraîchement ses tentatives de rappel à la loi…

… Difficile de ne pas voir dans les dolines et le destin du procureur Emre une métaphore de la Turquie actuelle – encore plus après le double séisme meurtrier survenu le 6 février et à un mois d’une présidentielle qui s’annonce disputée…

… S’il ne s’attaque pas à la religion, le film aborde une multitude de questions, de l’écologie aux droits des femmes, de la chasse au port d’arme, du patriarcat aux rapports homoérotiques qu’entretiennent certains de ses personnages. Bien qu’elle ne soit pas traitée de manière directe, l’homosexualité de plusieurs personnages a fait scandale dans un pays où le sujet est tabou sur les écrans…

… Réalisateur très politisé, Emin Alper a notamment prononcé en janvier dernier un discours d’hommage et de revendication lors du 16e anniversaire du meurtre de Hrant Dink, un journaliste turc d’origine arménienne. Un assassinat dont les commanditaires n’ont pas été inquiétés par la justice. Sur les marches du Festival de Cannes, en mai 2022, il s’était fait photographier avec l’équipe du film et des pancartes demandant la libération d’une des productrices du film, Cigdem Mater, condamnée en avril dernier à dix-huit ans de prison. Elle était accusée avec d’autres d’avoir “organisé et financé” la mobilisation du parc de Gezi en 2013, qui avait fait vaciller le gouvernement d’Erdogan, alors encore Premier ministre.

Dans un tel contexte, la sortie en Turquie de Burning Days ne s’est pas faite sans heurts. Fin 2022, le ministère de la Culture a annoncé retirer les subventions accordées au film et demander leur remboursement avec intérêts… Avec son dernier film, Emin Alper, déjà l’un des réalisateurs turcs les plus célébrés du moment, s’impose aussi comme le plus politisé d’entre eux face aux tentatives du gouvernement islamo-nationaliste de censurer et d’orienter la culture. “Cela fait des années que le pouvoir investit la télévision, tente d’y imposer son hégémonie culturelle et il réussit en partie, notamment avec le succès de séries historiques héroïques sur TRT [la principale chaîne publique], mais dans le cinéma, malgré tout l’argent déversé sur le secteur, il ne parvient pas encore à produire des films de qualité qui soutiennent son idéologie”, souligne encore le réalisateur. »(courrierinternational.com)

« … Film noir en forme de métaphore du néo-fascisme et des ravages de la pensée conservatrice, Burning Days est son film le plus ouvertement politique à ce jour…

… Le mot homosexualité n’est pas prononcé une seule fois dans le film. Il y a pourtant une tension homoérotique flagrante qui nappe les face à face (pourtant filmés comme dans un western, voilà un décalage queer à la malice appréciable) entre Emre et l’un de ses interlocuteurs, mais le film ne confirme ou ne concrétise délibérément pas cette piste. Lors de la première mondiale du film au Festival de Cannes, certains observateurs occidentaux s’interrogeaient justement sur ce qu’ils interprétaient comme une trop grande pudeur, mais c’est prendre le film sous le mauvais angle. Burning Days n’est pas un film sur l’homosexualité, Emin Alper utilise plutôt l’homophobie comme l’une des expressions de la haine de la différence. Il fait de la masculinité forceuse (celle qui s’impose dans les espaces publics et privés, celle qui transforme l’angoissant parcours d’Emre en vraie chasse aux sorcières ) le symbole d’une pensée fascisante qui se cache derrière le respect des traditions. Un gouffre prêt à avaler des villes entières. » (lepolyester.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

 

 

Partager sur :