Certaines femmes



Vendredi 17 mars 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Kelly Reichardt – USA – 2017 – 1h47

Quatre femmes font face aux circonstances et aux challenges de leurs vies respectives dans une petite ville du Montana, chacune s’efforçant à sa façon de s’accomplir.

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Si ce n’était pas un long-métrage à part entière, on serait tenter de dire que le film de Kelly Reichardt  s’apparente à l’art de la miniature. Un même soin pour le détail, le désir de procéder par tableaux successifs qui saisissent les personnages dans leur environnement. Une touche légère et précise qui suggère et pourtant ne laisse rien au hasard. Dans le monde de la littérature contemporaine,  on pense volontiers aux nouvelles d’Alice Munro, capable de créer tout un monde à la fois physique et émotionnel en une vingtaine de pages.

Nous avons ici trois récits et quatre portraits de femmes reliées avant tout par les mêmes paysages ( une petite ville lambda du Montana, vaste et rugueux comme on imagine l’Ouest américain). Le point de contact narratif qui va de l’une à l’autre est à peine  un pointillé symbolique. Mais nous pénétrons d’emblée dans l’intimité de ces femmes. Dès la première scène, nous sommes exposés à la méthode Reichardt, tout près des corps et des visages dont la matérialité nous sautent au visage. Si la caméra est légère, les personnages eux n’en sont pas moins très fortement incarnés, dès leur toute première  apparition à l’écran. Les femmes chez Kelly Reichardt ne sont pas de ces « héroïnes qui ne se mouchent jamais » comme on a pu le dire au temps du théâtre classique. Elles sont bel et bien ancrées dans le réel, les mains dans le cambouis et en même temps, à la recherche d’elles-mêmes.

Ce qui est sans doute le plus frappant dans le cinéma de Kelly Reichardt, c’est à quel point il se donne le temps de la construction, chaque plan, chaque ligne de dialogue, chaque silence apporte sa pierre à la construction du personnage. Et les atmosphères sont travaillées à l’extrême pour affiner encore notre perception. À noter le remarquable travail du chef opérateur, Christophe Blauvelt  notamment dans les scènes de nuit, tant intérieures qu’extérieures (les emblématiques néons américains, matter of fact, sans joliesse)  ou encore le parti tiré de cette lumière d’hiver qui donne aux paysages l’éclat du verre et qui nous fait ressentir le froid jusqu’au fond de notre siège douillet dans une salle de cinéma bien chauffée.

L’autre grande qualité du travail  de Kelly Reichardt,  c’est cette capacité à nous parler de l’Amérique invisible -la moins glamour, la pas du tout médiatique – à travers des personnages singuliers et clairement individualisés. Cette alchimie entre le personnel et le collectif, le privé et le public,  le présent et l’Histoire projette le film dans un au-delà du récit et lui donne une dimension comme flottante où  nous nous installons sans trop savoir où nous sommes.

Chacun des « épisodes » recèle cette dimension implicite. Avec le personnage de Laura, qui est avocate, et son client  Fuller, c’est l’éternelle injustice du pot de terre contre le le pot de fer. Les contrats et les assurances qui n’existent que pour tromper le pauvre monde. C’est en même temps un clin d’œil à tous les films de procès qui jalonnent l’histoire du cinéma américain sans oublier une autre scène iconique s’il en est : le « forcené » barricadé avec un otage dans un immeuble assiégé par la police ! Sauf  qu’ici, le forcené est un vrai gentil et s’il essaie de se  souvenir de ce qu’on dit dans les films en pareil cas, il part sans arme et se fait cueillir à l’arrière du bâtiment…Dans l’histoire de Gina, le monde professionnel est hors champ et pèse néanmoins de tout son poids, notamment sur les rapports de couple et par ricochet sur les relations mère-fille.   Tensions,  frustrations,  non-dits charpentent l’édifice… autant dire qu’il est bancal. Ici, l’ombre portée se situe du côté de l’histoire officielle des États-Unis, matérialisée par ces vieilles pierres de l’ancienne école auxquelles Gina  est bien la seule à  accorder une quelconque valeur.  Il est question de mémoire et de transmission et  l’apathie de l’adolescente en dit long sur le constat que dresse Kelly Reichardt. Avec le personnage de Jamie, c’est l’histoire de l’Amérique d’avant les Blancs qui fait tout d’un irruption dans un monde qui était jusque là  très « petit-blanc ». L’actrice, Lily Gladstone est d’origine indienne  et sa seule présence à l’écran et au monde nous parle d’une relation antique à la Nature. Son travail auprès des chevaux est filmé de manière quasi documentaire. Le rythme, les gestes répétitifs, l’écoulement des jours, tout renvoie à bien autre chose que ce qui se passe à l’écran. Mais ce qui se passe à l’écran nous parle d’ici et maintenant où Jamie rêve d’une rencontre possible avec Elisabeth qui d’ailleurs parle aussi d’Histoire et se trouve complètement en prote à faux avec les questions qu’on lui pose. Mais très vite, la rencontre va s’avérer impossible. Le fossé est toujours là, aujourd’hui tout autant qu’hier.

Kelly Reichardt a choisi de monter son film avec trois épilogues qui nous dise chacun à tour de rôle, à quel point il est difficile de faire bouger les lignes, quel que soit le chemin qu’on a choisi.  C’est un point d’orgue mélancolique à un film pétri de tendresse pour ses personnages. La caméra s’attache aux détails que ce soit par le cadre ou dans la manière respectueuse de filmer les visages. Les actrices sont simplement  magnifiques. Elles vibrent comme l’eau d’un lac à la brise la plus légère, dans un jeu fait de retenue et de pudeur. Et en tant que spectateur, nous sommes tout d’un coup reconnaissant à Kelly Reichardt d’exister, de prouver qu’un autre cinéma est possible y compris aux États-Unis. Un cinéma qui connaît ses classiques, qui pose des questions de fond sans le moindre didactisme et qui mise sur le regard du spectateur. C’est suffisamment rare pour être souligné. Et ça fait du bien.

Sur le web

Le film est basé sur les nouvelles comprises dans Both Ways Is the Only Way I Want It: Stories de l’auteur américain de fiction Maile Meloy. La réalisatrice explique que « les nouvelles de Maile Meloy que je voulais adapter se situaient dans le Montana, et elles avaient cette dimension si visuelle que je pouvais immédiatement me représenter les scènes et me demander où j’allais placer la caméra. C’est un Etat que je traverse souvent en voiture et que je voulais connaître mieux. Pourtant, j’ai aussi cherché en Idaho, ça aurait pu fonctionner, mais des raisons de financement ont tranché la question. J’avais initialement peur que les villes là-bas soient trop mignonnes et pittoresques, trop classiquement westernisantes. Mais on a trouvé ce ranch, absolument parfait. Et une fois installés, la région s’est imposée comme une évidence : c’était un Montana movie avec ces montagnes toujours à l’horizon qui enserrent d’immenses espaces, la vie très reculée qu’y mènent notamment les ranchers, qui doivent consentir à un réel effort pour croiser un autre individu. Et puis des conditions très éprouvantes pour tourner !…A cause du froid, notamment, de l’intensité du vent et de l’imprévisibilité du temps. J’espérais de la neige, je m’imaginais un film beaucoup plus blanc que brun. Et puis, enfin, il y avait beaucoup d’animaux à filmer, notamment les chevaux, qui n’en faisaient qu’à leur tête. Ce ne fut vraiment pas simple.« 

« Avec seulement six films en vingt-deux ans, Kelly Reichardt, née en 1964 et affiliée au circuit indépendant, n’en compte pas moins parmi les plus grands cinéastes américains d’aujourd’hui. Son dernier film, Certaines femmes, qui a bien failli ne pas sortir en salle, alors qu’il y prend toute sa dimension, marque l’apogée d’un art de l’espace et du regard dont il faut ici louer l’épure, l’intensité et la précision, le souci de montrer plutôt que de raconter, de suggérer beaucoup à partir de peu, de faire exister des personnages en prêtant attention à leur respiration secrète, à mille lieues d’une tendance actuelle à la surcharge narrative. Art, surtout, d’accueillir le spectateur sans forcer son adhésion, de lui construire une place au cœur de rapports humains qui en constituent la seule matière. Mais ce qu’on admire le plus, dans les films de Kelly Reichardt, c’est encore leur merveilleuse et unique « qualité de silence ». Non pas qu’ils soient morfondus, bien au contraire, mais parce que la parole y surgit et retombe par vagues, soupesée par sa propre raréfaction, laissant place dans ses creux à la réflexion, comme à la lancinante basse continue du monde environnant et de ses bruissements concrets. » (lemonde.fr)

« Avec une douceur et une délicatesse infinies, scrutant les microévénements qui font le tissu du quotidien, regardant magnifiquement ses grandes actrices (dont la révélation Lily Gladstone, aussi éblouissante que ses trois autres partenaires), Kelly Reichardt déploie un minimalisme et une précision sans surlignage qui rappellent la puissance nue du cinéma de Jarmusch, des nouvelles de Carver ou des chansons de Springsteen. Sans brandir un drapeau, sans jamais faire la leçon, elle brosse de petits croquis de la condition féminine dans un bourg de l’Amérique profonde, région où se mêlent la modernité universelle (internet, portables, etc.) et les invariants locaux (grands espaces, isolement, masculinisme latent, chevaux…). Féminin, pluriel et contemporain, Certaines femmes est un film westernien qui récure le western, un doux règlement de contes OK et choral, un album de country lo-fi magnifique de bout en bout.  » (lesinrocks.com)

Après avoir remporté le Grand Prix du Festival de Deauville en 2013 avec l’excellent Night Moves, la réalisatrice Kelly Reichardt revient cette année en compétition avec l’intriguant Certain Women, portée par son actrice fétiche Michelle Williams et les non moins célèbres Kristen Stewart et Laura Dern. Parmi les quatre portraits de femmes que filment Reichardt, c’est la relation qui lie la palefrenière (Gladstone) à la jeune avocate (Stewart), qui offre à ce drame ces plus beaux moments. À travers cette relation laconique entre deux femmes que tout oppose, Reichardt parvient une nouvelle fois à distiller son rythme si singulier : mélange de fable écologique, imprégnée de vision contemplative d’un Montana plus froid et hostile que jamais, et de sentiment d’incommunicabilité et de distance tant géographique que morale. C’est toujours dans l’interaction entre personnages et décors naturels que les films de Reichardt dévoilent leur tension et leur non-dit. Une forme de présence et d’absence qui irrigue tous les plans de la cinéaste. Les trajectoires dessinées par ces femmes énigmatiques sont autant dues à un refus catégorique de romancer leur « petite » histoire et d’en agencer une progression narrative classique qu’à rendre justice à leur quotidien morose et souvent solitaire. Mais aussi à ces gestes et humeurs superflus qui façonnent subtilement leur personnalité aux sensibilités plus communes qu’elles n’y paraissent. Reichardt les observe donc dans leur « travail », dans leur manière de construire, ou non, des relations « professionnelles » avec leurs collègues, leurs élèves, leurs clients, leurs chevaux et leurs familles. On en revient finalement toujours à l’idée d’une communauté à part entière, au fondement ou à l’émergence de quelque chose, d’une romance, d’une amitié ou bien d’un foyer (ces fameuses roches nécessaires pour construire une maison). Après les environnementalistes de Night Moves et les pionniers de La dernière piste, Reichardt s’attarde sur les travailleuses invétérées qui se réfugient dans leur profession pour masquer un manque, une faille ou bien une fracture profonde. Extrêmement seules, elles vivent isolées du monde extérieur (Glastone, Stewart), voire même du leur (Williams), et semblent incapables de compassion à l’égard des autres alors qu’elles aimeraient en avoir (Dern, Stewart). Plus hermétique et intimiste que les précédents films de la réalisatrice, sa forme éclatée, ses silences lancinants et ses regards empathiques demandent de replacer la vie de ces femmes dans leur milieu avec leur contexte. Celui d’un immense espace qu’elles observent par d’étroites lucarnes, ouverture sur le monde et appel de l’extérieur, qu’elles ne peuvent décemment s’offrir, prisonnières de leur condition. (Antoine Gaudé/cinechronicle.com)

Kelly Reichardt a choisi de tourner sur pellicule pour donner du relief à la neige, qui apparaît trop plate en numérique selon elle. Ironie du sort, il n’y avait quasiment pas de neige lorsque la réalisatrice a débuté le tournage de Certaines Femmes dans le Montana.

Certain Women marque la troisième collaboration entre la réalisatrice Kelly Reichardt et son actrice fétiche Michelle Williams, après Wendy et Lucy (2008) et La Dernière piste (2010). « Dans Certaines femmes, Michelle Williams compose un personnage beaucoup plus opaque que les deux précédents. Alors qu’elle est en errance mais volontaire dans Wendy et Lucy, en retrait puis meneuse dans La dernière piste, elle incarne ici une femme dont le mal-être peine à s’exprimer. Nouvelles venues chez la cinéaste, Laura Dern propose un jeu vif et volontiers ironique quand Kristen Stewart affiche un naturel intériorisé. Après un premier rôle dans Jimmy P. d’Arnaud Despleschin, c’est Lily Gladstone qui est la révélation du film. Elle est Jamie, terrienne et solitaire, dont la vie est soudain transformée par sa rencontre avec Beth. Puissante et romanesque, cette aventure amoureuse qui tient autant du rêve que de la promesse est littéralement bouleversante. » (culturopoing.com)

Lorsqu’elle apprend son texte, Kristen Stewart retient généralement ses répliques en en modifiant quelques mots afin d’ajouter du caractère à ses personnages. Une approche à laquelle n’a pas adhéré Kelly Reichardt, qui attache une grande importance aux mots et souhaitaient que le texte soit déclamé à la virgule près.

Certaines Femmes a été présenté en avant-première mondiale au prestigieux festival de Sundance.

Certaines Femmes est dédié à la mémoire de Lucy, le chien de la réalisatrice Kelly Reichardt, que l’on avait pu voir dans ses films Old Joy (2006) et Wendy et Lucy (2008).


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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