Chronique d’une disparition/Gilgamesh – 21ième Festival 2024



Samedi 17 Février 2024 à 20h – 21ième  Festival

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Elia Suleiman, Israël/Palestine, 1996, 1h28, vostf

Le film sera précédé du court-métrage Gilgamesh (Italie, 2023, 11’22, vostf) en présence de la réalisatrice Alessandra Pescetta.

Un réalisateur revient en Israël pour faire un film. Il entreprend d’observer la perte d’identité de la population arabe d’Israël et organise son récit en deux parties: « Nazareth, journal intime » et « Jérusalem, journal politique ». A Nazareth, sa ville natale, il filme sa famille, au sens large. Son père, sa mère, ses amis, ses voisins. « Jérusalem, journal politique » s’ouvre sur une chanson clef et se clôt sur la fin des émissions de la télévision israélienne devant un couple palestinien endormi.

Notre article

par Josiane Scoleri

Chronique d’une disparition

Elia Suleiman s’est forgé au fil du temps une écriture à nulle autre pareille. Force est néanmoins de constater que son style est déjà bien affirmé dès ce premier long-métrage qui contient de fait la plupart des ingrédients qui définissent son cinéma. Elia Suleiman cultive en effet l’art de la saynète avec une foi absolue dans le pouvoir des images et sans doute une méfiance tout aussi grande vis à vis du langage. Les dialogues sont donc très réduits et iront jusqu’à disparaître complètement dans la plupart de ses films suivants. Tout au plus le réalisateur confie-t-il à la musique et aux chansons le soin de mettre des mots sur telle ou telle situation, accentuant d’ailleurs de ce fait le décalage entre d’une part, les mots et la mélodie que nous entendons et d’autre part, les images qui défilent sous nos yeux. L’autre grand secret d’Elia Suleiman, c’est son art du montage qui procède par juxtaposition, dans un patchwork de plus en plus fourni qui aboutit contre toute attente à une description très précise du réel. Le tout avec toujours cet humour à la fois pince-sans-rire et burlesque qui rend le cinéma d’Elia Suleiman infiniment précieux. Comique de situation : cocasse, absurde ou désespérant, il suffit souvent de quelques secondes à Elia Suleiman pour appuyer là où ça fait mal. S’ajoute quelques fois un comique de répétition avec des variantes qui jouent sur l’effet de surprise, puisqu’à chaque fois, la scène se répète sans se répéter vraiment. Exemple dans Chronique d’une disparition : les trois scènes où une voiture, de taille et de couleur différentes, s’arrête devant le même restaurant. La première fois, le conducteur et le passager sortent de la voiture, en viennent aux mains, vont prendre, l’un un cric, l’autre un bâton et lorsque la situation menace de s’envenimer vraiment, le personnel du restau sort pour les séparer, les sermonner et rendre leur arme à chacun avant qu’ils remontent dans la voiture. Le tout parfaitement absurde et sans l’ombre d’une explication. La deuxième fois, on voit d’abord le conducteur sortir de la voiture et chercher à faire sortir le passager, visiblement plus jeune que lui. Celui-ci résiste, se fait houspiller, n’ose pas trop réagir. On comprend qu’il s’agit du père et du fils. De nouveau, le personnel du restau intervient et réussit à calmer le jeu. Les deux remontent dans la voiture et s’en vont comme ils sont venus. La troisième fois, lorsque la voiture s’arrête, on s’attend évidemment à une engueulade, mais passager et conducteur échangent simplement leur place et repartent alors que les serveurs, prêts à intervenir, retournent à leur travail.

À chaque fois, même cadrage sur le restau, même arrivée de la voiture dans le plan. La chorégraphie est millimétrée et c’est précisément cette répétition qui nous fait jubiler par anticipation. Nous avons encore en mémoire la scène précédente et les variations prennent ainsi tout leur relief et leur signification. Elia Suleiman est en réalité un maître du décalage, du déplacement quelques fois infime qui suffit à exprimer les contradictions les plus aiguës. Et Dieu sait – ou peut-être ne le sait-il pas – si elles sont nombreuses en Palestine. Il convient d’ajouter la présence même d’Elia Suleiman dans nombre de scènes, impassible quelles que soient les circonstances. La scène la plus hilarante de ce point de vue -là, est sans doute celle de la perquisition de son logement par deux policiers armés de mitraillettes suivie de la description qu’en font les flics : un type dans la lune, un fêlé, un intellectuel. Conclusion : « On l’a fait redescendre ! ». Cette scène est emblématique de la manière Suleiman. Plus le danger est grand, plus la mise en scène tourne la situation à la dérision. Personne ne peut prendre au sérieux le ballet des flics surarmés, la description de l’appartement au talkie-walkie ressemble à un inventaire à la Prévert et la placidité d’Elia Suleiman face à l’agitation caricaturale des flics rend la scène carrément surréaliste. Autre scène emblématique : celle où le réalisateur est littéralement empêché de parler dans une masterclass de cinéma, à cause des effets larsen intempestifs des micros dans la salle. Là aussi, comique de répétition avec multiples variantes, mais cette fois-ci, il n’y aura pas de dénouement. On ne verra jamais Elia Suleiman prendre la parole. On voit bien que toutes ces scènes sont, à des degrés divers, des métaphores de la situation du pays. Les conflits incessants, la place de l’artiste, le rôle-clé de la famille. (La tirade de la tante qui ouvre le film, face à la caméra, est un morceau d’anthologie : les préjugés, la peur du qu’en dira-t-on, les rôles stéréotypés des hommes et des femmes, en quelques minutes, tout y passe…). D’ailleurs et ce n’est pas un détail, le père, la mère et la tante d’Elia Suleiman jouent leur propre rôle dans le film. La construction en deux parties, Journal intime à Nazareth et Journal politique à Jérusalem reflète les deux facettes principales de ce « retour au pays natal ». D’un côté, les retrouvailles avec la famille et les amis, dans la torpeur d’une petite ville de province où Elia Suleiman se sent vite à l’étroit. De l’autre, la capitale où les tensions sont autrement palpables. Le film change immédiatement de registre. La longue descente sur Jérusalem se fait au rythme d’une chanson-programme : Why do we fight ? We were friends once. Mais comme nous sommes chez Elia Suleiman, le ridicule est capable à lui tout seul de désarmer la paranoïa. Ainsi il suffit d’un talkie-walkie ramassé dans la rue pour faire tourner en bourrique toutes les voitures de police de Jérusalem ! C’est tout simplement jubilatoire. Mais la jubilation n’a qu’un temps. Le film se termine bien plutôt sur une note mélancolique. La dernière scène montre les parents du réalisateur paisiblement endormis devant la télé. C’est la fin des programmes qui se terminent sur quelques vers évoquant le Kippour et la fête des Tabernacles. Puis retentit l’hymne national sur fond de drapeaux israéliens flottant au vent avant le grésillement de la neige cathodique. Les parents continuent à dormir. Le film leur est dédié.

Gilgamesh, Le chant de l’argile

Je vais présenter au monde    Celui qui a tout vu,  Connu la terre entière,  Pénétré toutes choses,  Et partout exploré                        Tout ce qui est caché !  Surdoué de sagesse, Il a tout embrassé du regard : Il a contemplé les Secrets, Découvert les Mystères ;        Il nous a même appris  Sur avant le Déluge !  Retour de son lointain voyage,  Exténué, mais apaisé, Il a gravé sur une stèle        Tous ses labeurs !

 (Présentation de Gilgamesh premiers vers de l’épopée)

L’épopée de Gilgamesh est non seulement le plus ancien poème de l’humanité parvenu jusqu’à nous (environ 2700 ans avant J-C), mais aussi une œuvre fondatrice qui contient déjà nombre des grands mythes qui structurent l’imaginaire des hommes depuis toujours. On y trouve le récit du déluge et l’arche qui sauva les animaux, le voyage aux Enfers et la rivalité avec les dieux, la quête douloureuse de l’immortalité pour ne citer que les plus frappants. De plus, la vie de Gilgamesh au-delà de ses qualités héroïques, voire mythologiques, se caractérise avant tout par une grande histoire d’amour/amitié entre deux hommes. Une amitié que l’on retrouvera aussi dans l’Iliade entre Achille et Patrocle. Avec le personnage d’Enkidu, l’alter ego tant aimé, l’épopée de Gilgamesh ouvre sur une autre question fondamentale : qu’est-ce qui différencie les hommes des animaux, mais aussi des dieux ? Enkidu, créature façonnée par les dieux à partir d’une motte d’argile pour défaire Gilgamesh, vit d’abord avec les animaux et se nourrit comme eux. Il lui faudra un certain temps pour être initié au mode de vie humain. Un moment-clé de ce passage est d’ailleurs celui où il mange du pain pour la première fois. Le pain en effet est un aliment qui va plus loin que la simple différence entre le cru et le cuit chère à Levy-Strauss. C’est un aliment transformé né de l’agriculture et de l’ingéniosité des hommes. Mais ce qui est remarquable dans l’épopée, c’est que le stratagème des dieux loin de se réaliser, va aboutir à l’effet contraire. Les deux hommes se battent certes, mais aucun des deux ne sort vainqueur du combat. De cette égalité, naîtra l’amitié indéfectible. Gilgamesh dira d’Enkidu après sa mort : « Je l’ai aimé comme une femme ».

La douleur de la perte fait comprendre à Gilgamesh l’inéluctabilité de sa propre mort. Il se révolte alors contre la condition humaine, quitte son palais et les honneurs pour trouver le secret de l’immortalité. L’épopée de Gilgamesh fut à l’époque un véritable best-seller qui essaima de Mésopotamie vers l’Occident comme vers l’Orient et fut traduit en de nombreuses langues. C’est ce qui permit au XIXème siècle de déchiffrer l’écriture cunéiforme et de lire plusieurs langues de ce qu’on appelait alors l’Assyrie. On peut légitimement se demander comment il est possible qu’un court-métrage d’à peine une dizaine de minutes réussisse à exprimer le foisonnement d’un tel récit. C’est pourtant le défi que relève Alessandra Pescetta en adoptant une approche à la fois poétique et symbolique. Ce qui frappe d’abord, c’est la beauté des images, en train de se faire et de se défaire sous nos yeux. Images souvent énigmatiques qui retranscrivent la plasticité de l’argile, constamment dissoute et constamment reformée. Images qui nous parlent aussi de l’éternel recommencement de la vie et de la mort. On comprend immédiatement qu’on est au cœur du sujet. L’argile, ce sont bien sûr les tablettes de la bibliothèque d’Assurbanipal qui sont parvenues jusqu’à nous, mais c’est avant tout la terre. Les montagnes et les paysages apparaissent furtivement, des bas- reliefs, des dessins, des sculptures prennent forme. De la terre est né l’homme, comme le dit explicitement le film avec ses personnages qui émergent peu à peu comme plongés dans un sommeil qui semble éternel. Ces images éphémères naissent et disparaissent tout en laissant un écho profond en chacun de nous. De plus, le cinéma d’Alessandra Pescetta est un cinéma des éléments. L’eau, l’air et le feu ont tous leur rôle à jouer dans ce mouvement perpétuel. Même la pierre est réduite par le feu. Les images pour dire la finitude de toute chose sont saisissantes. Le feu envahit l’image par le bord du champ et gagne inéluctablement. Visuellement la disparition est trouble en donnant l’impression que le feu enlève une fine pellicule de papier tout en faisant complètement disparaître ce qui est brûlé. Jusqu’au noir final. Gilgamesh devra ainsi se résoudre à accepter la dimension tragique de la condition humaine. Il est enfin prêt à rentrer chez lui « plein d’usage et raison, vivre entre ses parents le reste de son âge* ». À cette dimension visuelle, s’ajoute la dimension sonore du film qui nous enveloppe dans l’intense étrangeté de cette langue inconnue. Les voix sont puissantes. Il est troublant de se dire que nous connaissons aujourd’hui la mélodie de l’akkadien tant de siècles après sa disparition. Il s’établit une étrange concordance entre ces images qui ne sont pas narratives et ces mots qui tiennent de la déclamation, de l’incantation même par moments. Une voix de femme, celle de Unsina, la mère de Gilgamesh (Yukiko Matsukura) et deux voix d’hommes, Gilgamesh et Enkidu (Giovanni Calcagno et Maurizio Aloisio Rippa) suffisent à nous plonger dans un état proche de l’envoutement, accentué par la musique, faite surtout de gongs et de carillons (Andrea Rocca). La musique est présente sans être dominante, laissant les voix se déployer et les images nous emporter dans un espace-temps effectivement autre. Une fois passé le générique de fin, dans le noir de la salle, nous savons qu’Alessandra Pescetta a réussi avec son court-métrage à nous faire vivre une expérience rare à la fois de dépaysement total et en même temps de connexion intime avec l’histoire de l’humanité. Quelque chose qui nous concerne tous, par-delà les lieux, les époques et les cultures.

Sur le web

«…Chronique d’une disparition, l’épatant premier film de cet acteur/réalisateur, est une oeuvre énigmatique où s’affirme un talent ironique jamais vu dans le cinéma arabe. Insoutenable légèreté du regard d’un Palestinien sur sa propre communauté et sur un pays, Israël, où ses semblables sont considérés comme des hommes invisibles…Nous ne sommes pas dans une comédie. Pourtant, l’humour y est omniprésent. « Cet humour est celui des Palestiniens de Nazareth. Les gens restent assis à ne rien faire et puis débitent tout à coup de fantastiques monologues, complètement absurdes. C’est l’humour de tous les ghettos. » explique Suleiman. Un humour tellement retenu et minimaliste qu’il risque d’échapper au spectateur distrait… Il y a dans ce film, au lieu d’une narration traditionnelle, une série discontinue de tableaux, très souvent filmés en plan-séquence, de loin, derrière des embrasures de portes ou à travers des vitres. Cela ressemble à un simple enregistrement de la réalité. « Si je fais des plans longs, c’est parce que souvent je n’ai pas envie de couper. Je ne sais pas où le film s’arrête et où la réalité commence… », explique Suleiman…

… Et bien que les acteurs – dont les parents du cinéaste, filmés dans leur appartement – soient non professionnels, ils n’improvisent rien. Tous leurs dialogues, ou plutôt leurs monologues, sont précisément écrits. « Le film est scénarisé mot à mot, mais en ménageant toujours la possibilité d’improviser au tournage. J’avais décidé de ne pas écrire d’intrigue à l’avance. Je voulais attendre qu’il se passe quelque chose pendant le tournage. L’unique intrigue, c’était celle d’un cinéaste à la recherche d’une intrigue. L’histoire du talkie-walkie, qui est le film dans le film, n’était pas prévue. C’est parti d’une prise ratée. Celle du fourgon de la police où un des flics monte en marche. Quand son talkie-walkie est tombé, c’était un accident. Pour moi, c’était parfait pour démarrer une petite intrigue. On a arrêté le tournage pendant une semaine et j’ai écrit la suite en imaginant que mon personnage trouvait le talkie-walkie… Ensuite, j’ai pensé à Ula Tabari, la jeune femme qui s’occupait du casting du film. J’en ai fait un personnage et, bien qu’elle ne soit pas actrice, je lui ai demandé de jouer le rôle qu’elle m’avait inspiré. Mon personnage lui laisse le talkie-walkie. Elle organise alors une sorte de mise en scène en planifiant son arrestation par la police, puis sa disparition. C’est ça, notre victoire palestinienne. »

La plupart du temps, la parole – même quand plusieurs personnes sont réunies – prend la forme de monologues. Souvent, des personnages filmés en plan-séquence s’adressent directement à la caméra. C’est peut-être là où Suleiman innove réellement : cinéaste-personnage à géométrie variable, il passe alternativement devant ou derrière la caméra. Au lieu de faire du pseudo-documentaire, du reality-show conceptuel, il étend la fiction au tournage lui-même : quand il est en train de filmer, il reste un personnage. Non content de se balader comme un spectateur dans la fiction, il regarde aussi, de temps en temps, son film aux côtés du spectateur… « Il y a une combinaison de distance et d’intimité. On voit quelqu’un qui vit un moment très précis et intime à la fois, de l’intérieur et de l’extérieur… »

… Le film est essentiellement un tissu de saynètes comiques et anecdotiques, d’instants quotidiens et triviaux de la vie des Palestiniens, épisodiquement confrontés avec la société israélienne dont ils sont les hôtes indésirables. Une manière détournée de remettre les pendules à l’heure : « Personne ne nous a jamais donné la chance de participer à la culture israélienne. On nous faisait seulement subir un lavage de cerveau : « Apprenez l’hébreu, soyez un bon citoyen, remerciez-nous de vous accueillir dans ce pays. »…» (lesinrocks.com)

« Le mérite premier et très grand de ce film, c’est de donner à voir, avec l’acuité du regard de celui qui, revenant au pays, ne retrouve plus le rêve qu’il y a laissé, le quotidien d’enfermement des Palestiniens. C’est que, si Chronique d’une disparition en chacune de ses séquences prise à part est drôle, de cet humour élégant et glacé qui saura voir d’abord, dans l’agressivité de l’occupant israélien surarmé le grotesque de la posture, s’il est tendre, de cette tendresse qui lira tout l’amour du monde sur le corps lourd d’une mère ensommeillée, il est, à prendre dans sa totalité, parfaitement désenchanté. “À mon père, à ma mère, ma seule patrie”, écrit le cinéaste à la fin de son film, dédicace d’amour et de désespérance. » (humanité.fr)

«… Il aura fallu à Elia Suleiman un long détour par New York, terre d’élection de l’exil palestinien, puis un rattrapage boulimique («Je voyais plusieurs films par jour») avant de se décider à faire un film dans son pays, la Palestine. «J’ai compris, à New York, comment relier la culture filmique que j’étais en train d’acquérir et mes désirs d’artiste, d’Arabe, de Palestinien.» Pas de vocation ni de plan de carrière, donc, chez ce metteur en scène presque malgré lui, mais une vérité tardive, qu’éclaire peu à peu l’intuition: «J’étais un jeune homme dans le noir, sans références. Mes débuts dans le cinéma ont vraiment été aveugles, si l’on peut dire. Le sens de tout cela ne m’a été révélé que plus tard.» Aujourd’hui encore, il dit avoir du mal à se convaincre de son métier, cinéaste.

Beau brin de brun à deux doigts de la maturité, Elia Suleiman garde de son enfance à Nazareth une constellation de souvenirs en forme de flashes, dont ses grands yeux encore gamins ne sont pas près d’évacuer l’éclat. Lui aujourd’hui si bavard, énergique et volubile se décrit en enfant taciturne: «Je me revois passant des heures à fixer le vide, seul dans le silence. Je ressentais une aliénation profonde dès l’enfance. Pour aller à Tibériade avec mon père, il nous fallait une autorisation. Même le mot « Palestinien » était comme interdit, tabou.» Chez les Suleiman, on parlait donc arabe, on avait aussi parfaitement conscience d’une filiation avec un monde arabe inaccessible physiquement et avec lequel nul ne pouvait communiquer; on voyait bien, enfin, que le contrôle de l’armée et la police israéliennes étaient permanents, «Mais nous n’évoquions jamais directement tout cela: les gens fuyaient par peur si quelqu’un engageait la conversation là-dessus. Même mon père ne m’a jamais parlé de son histoire…»

… Son plus étrange souvenir, c’est celui d’une perquisition chez lui par la police israélienne, au cours de laquelle fut saisi et éventré son fusil d’enfant, un jouet. «Drapeau, armée, police, hymne: les images que j’avais d’Israël étaient uniquement des images de pouvoir», et ce sont ces images, renversées là encore, qui forment les plus intenses moments d’émotion de Chronique d’une disparition, qui est un peu le journal de bord du retour de Suleiman dans son pays et des constats désolés qu’il y dresse. Cette appropriation et ce détournement des marques mêmes par lesquelles s’exerce l’oppression constitue tout le tranchant du cinéma et des propos du Palestinien: «Oui, je pense qu’une part de la culture qui m’imprègne est la culture juive. Mais pas la culture juive israélienne. Mon expérience est très « diasporesque ». Je ne suis pas un pur produit de Nazareth – Dieu merci, ce genre de pureté n’existe pas. Mais je suis très triste de voir combien les juifs eux-mêmes ont sacrifié, oublié cette énorme culture de la diaspora.» Un de ses meilleurs amis est israélien et il ne cache pas en connaître beaucoup d’autres, même si ce sont des relations tissées autour de l’amitié, de la cinéphilie et de discussions artistiques, plutôt que des accointances politiques. Il fréquente aussi assidûment le cinéaste Amos Gitai, dont il juge les films «juifs, très juifs même, mais très peu israéliens: Amos correspond aussi peu à l’idée convenue qu’on se fait de l’Israélien que moi à celle du Palestinien». Entre ses films et les siens, il y a indéniablement un champ commun: «C’est dans cette part commune que l’on peut sans doute lire quelque espoir pour le futur.»

De toute son enfance, jamais Suleiman ne mit les pieds dans une ville d’Israël: «La première fois où je suis allé à Tel-Aviv, c’est au moment de tourner ce film!» Un film qu’il fallait, bien sûr, montrer des deux côtés. «On n’a pas pu le sortir commercialement: en Palestine, nous n’avons de toute façon aucun cinéma, mais nous l’avons projeté à l’université et dans des centres culturels. Idem en Israël. J’ai des défenseurs et des détracteurs des deux côtés, mais c’est à Tunis que j’ai été le plus violemment pris à partie: on m’y a traité de collaborateur…»

… Désormais installé à Jérusalem, le cinéaste déclare: «Pour la première fois de ma vie, j’ai le sentiment réel de vivre dans ce pays» Mais c’est un sentiment douloureux: face à la situation politique du jour, Suleiman avoue perdre un sens de l’humour qu’il a toutefois féroce et une tolérance pourtant chevillée à l’âme: «Je crains de devenir moi aussi un enragé. Ça m’inquiète beaucoup; ça me tue. Dans ce film, il y a de l’espoir, fût-ce dans la beauté des images, mais le prochain? Puis-je encore négocier un territoire esthétique dans ce pays où la situation est devenue manichéenne: tout blanc, tout noir. Vous négociez quoi avec quelqu’un qui ne veut pas négocier? Vous prenez les armes?» Selon lui, il n’y a plus un seul endroit de cette terre où les marques de la guerre, de la haine et de la misère ne soient pas visibles. «Dois-je tricher avec ça? Je ne sais plus quelle stratégie adopter face au fascisme rampant actuel. J’ai peur que tout cela ne blesse la nature même de mon cinéma. Mais je souhaite résister à la haine; je veux travailler dans l’amour et la passion.» (liberation.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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