Vendredi 03 Décembre 2010 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Lionel Rogosin – USA – 1959 – 1h35 – vostf
En présence de Michael Rogosin
Le film sera suivi par le documentaire Un Américain à Sophiatown de Earl Lloyd Ross et produit par Michael Rogosin (USA, 2007, 52′).
Paysan zoulou fuyant la famine, Zacharia arrive à Johannesburg en quête d’un travail pour subvenir aux besoins de sa famille. Employé à la mine d’or, il espère ainsi obtenir un permis de résidence en ville mais constate très vite qu’on l’a mal informé. Aspirant à un travail moins aliénant, Zacharia occupe plusieurs tâches clandestines successives, se heurtant chaque fois à la ségrégation et au racisme banalisé de ses employeurs blancs. Lorsque sa femme et son enfant le rejoignent, ils s’installent ensemble à Sophiatown, ghetto de la communauté noire, en espérant pouvoir trouver rapidement une situation stable…
Notre critique
Par Philippe Serve
La pépite de Sophiatown
S’il existe bien un plaisir extrême de cinéphile, il réside dans le fait de (re)découvrir une œuvre oubliée, cachée, ratée à sa sortie et de constater qu’un demi-siècle plus tard, il/elle se trouve bien en présence d’une pépite. Ainsi de l’auteur de ces lignes mais aussi – réjouissons-nous ! – de millions de spectateurs potentiels dans le monde, face à ce Come Back, Africa qui ressurgit aujourd’hui, rutilant d’une somptueuse restauration.
Son auteur, Lionel Rogosin, portait son projet depuis une bonne dizaine d’années. Marqué tout à la fois par les massacres qu’avaient entraînés les régimes fascistes tout au long des années 30-40 et par l’instauration officielle du régime de l’Apartheid en Afrique du Sud après la victoire du Parti National (afrikaaner) en 1948, Rogosin n’a alors de cesse d’aller tourner sur place afin de montrer au monde l’affreuse réalité à laquelle est soumise la majorité noire du pays. Ne possédant aucune expérience cinématographique précédente, il décide de se faire la main chez lui, à New York, en filmant les clochards et ivrognes du quartier appelé The Bowery (On The Bowery, 1956). Film court (à peine plus d’une heure), il provoque un choc durable à sa vision. Pourtant, le meilleur est à venir avec son film suivant, tourné comme il le souhait à Johannesburg. Tournage moitié clandestin, moitié en trompe-l’œil.
Dès la séquence d’ouverture post-générique, le spectateur sait d’emblée deux choses : le film empruntera à ce qu’on nomme cinéma du réel – sans être un documentaire pour autant – et le son y jouera une grande importance. L’histoire ? Celle, nous indique un texte à l’écran, d’ « un homme et de son pays… un parmi les centaines de milliers contraints chaque année à quitter leur terre pour rejoindre les mines d’or. » Leur terre, autrement dit ces soi-disant nations noires de l’Union sud-africaine, les bantoustans, séparées de la nation blanche au pouvoir (12% de la population mais accaparant 87% du territoire, cherchez l’erreur) et qui se prétend la « vraie » Afrique du Sud. La vision de la ville blanche, bétonnée et sans âme, s’oppose aux townships, quartiers périphériques désolés en terre battue où sont entassés les travailleurs noirs venus chercher un emploi à Johannesburg, pleines de cabanes en bois ou tôles et aux murs intérieurs recouverts de papier journal. Lionel Rogosin enchaîne avec fluidité des plans descriptifs en général assez courts – bâtiments, environs, usines, hommes – toujours parfaitement cadrés et au montage cut, donnant au film un rythme très vivant. Le regard porté à la population blanche se révèle sans concession, allant de la maîtresse de maison ouvertement raciste et dont le premier geste est de changer le nom de son nouvel employé, Zacharia (le personnage central du film) en Jack, au patron compréhensif mais plus que frileux en passant par le mari de la première qui constate, comme pour l’excuser, que Zacharia n’est « après tout qu’un indigène ».
Les ouvriers ou paysans arrivant de leur région se trouvent aux prises avec les multiples obligations de permis de toutes sortes, à commencer par ceux de travail et de séjour, mesures coercitives les plongeant dans un statut d’étranger dans leur propre pays. L’assimilation au communisme de tout opposant au régime de l’Apartheid – nous sommes en pleine guerre froide, ne l’oublions pas – entraîne une menace supplémentaire pour tout être en voie de protester contre le sort qui lui est fait.
Lionel Rogosin nous plonge dans le quotidien le plus banal – hélas – de la vie d’hommes et de femmes exclus par leur seule couleur de peau et dans leur intimité. A cette misère sociale, politique, morale, humaine, il oppose une photographie somptueuse renforcée par le choix et l’alternance de plans de transitions et d’insert. Ainsi ceux de Johannesburg au petit matin, suivis de grosses cheminées d’usines puis d’une lampe à pétrole. On pense alors à Ozu. Mais les influences de Rogosin sont à chercher en fait du côté du néo-réalisme italien de l’après seconde guerre mondiale, de Sica en particulier, et du documentariste Robert Flaherty, auteur notamment de Nanouk l’Eskimo. Le film vibre de vie, à l’image de ces multiples instants où musique et danse envahissent l’écran. Les petits orchestres de rue retiennent l’attention aussi bien des passants noirs que blancs de la ville. La musique est-elle universelle et unificatrice ? Mais que se cache-t-il derrière le sourire des jeunes ou moins jeunes blancs à l’écoute des sept gamins – une guitare et six flûtes ? Sourient-ils au talent de jeunes et brillants musiciens ? Ou a la performance d’indigènes, comme on s’attendrit devant un numéro de singes doués ?
Si le film montre la solidarité entre victimes de l’Apartheid, il ne cache pas pour autant – loin s’en faut – la violence intra-communautaire. Celle des tsotsis (voyous et gangsters locaux), hors-la-loi et, du coup, comme hors Apartheid. La longue discussion dans le shebeen (bar clandestin) entre jeunes intellectuels – parmi lesquels le brillant co-scénariste du film Lewis Nkosi – à laquelle assiste Zacharia et qui lui plaît, même s’il ne la comprend pas, porte sur cette violence intra-communautaire, sur la position du Parti Progressiste anti-Apartheid (composé de Blancs), sur le roman Cry, the Beloved Country d’Alan Paton qui venait de sortir, provoquant une énorme polémique, et déjà sur le souci de quoi faire après l’Apartheid. Désir de revanche ou volonté de réconciliation générale ? Le problème n’aura, hélas, pas à se poser avant encore trente autres années d’horreurs. Scène largement improvisée et qui nous vaut quelques réflexions bien senties telle que « Les progressistes [le Parti Libéral] ne veulent pas d’un Africain adulte », faisant ressortir le caractère trop souvent paternaliste de ceux-ci. La conclusion en forme de boutade – « Qu’ils nous rendent notre pays, on leur donnera le droit de vote » – annonce en fait ce qui adviendra une fois l’Apartheid à terre et Nelson Mandela président de la nouvelle Afrique du Sud : une volonté politique d’apaisement jamais vue ailleurs dans une situation semblable ou approchante.
Come Back Africa est tout cela et encore bien d’autres choses, réservant des instants de pure magie dont l’intervention de la chanteuse Miriam Makeba, encore inconnue hors de ses terres. Les deux chansons qu’elle interprète pour ses amis du {shebeen} constituent bien sûr un des plus beaux moments du film. Jamais le film ne souffre de l’amateurisme de ses acteurs, tous non professionnels, repérés dans la rue ou enrôlés parmi les amis les plus radicaux (ainsi, tous les Blancs du film qui jouent de fieffés racistes étaient en réalité des militants révolutionnaires). L’œuvre de Lionel Rogosin – magnifiquement éclairée par le documentaire Un Américain à Sophiatown, produit par son fils Michael et que CSF est fier d’accueillir à sa séance – laisse une impression profonde : celle de constituer un joyau retrouvé, un chaînon manquant à l’histoire du cinéma américain, un peu à la manière dont l’était pour le cinéma français Le Rendez-vous sur les Quais du regretté Paul Carpita. Grâce soit rendue à tous ceux qui ont œuvré pour la résurrection de ce film et notamment à son distributeur français, le toujours impeccable Carlotta.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve, avec la présence exceptionnelle de Michael Rogosin.
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