Vendredi 26 Septembre 2014 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Bill Douglas – Royaume-Uni – 1987 – 3h20 – vostf
Grande-Bretagne, Dorset, 1834. George Loveless et ses amis, laboureurs à Tolpuddle, sont de plus en plus exploités par les propriétaires terriens, avec la complicité du clergé. Ils s’organisent pour revendiquer des hausses de salaires, et créent en secret la Société Amicale des Laboureurs. Dénoncés par un propriétaire, six d’entre eux sont condamnés à la déportation en Australie. Devenus très populaires et hérauts d’une classe de plus en plus pauvre, ils deviennent les « martyrs de Tolpuddle ».
Notre article
par Bruno Precioso
Lorsqu’on s’est une fois penché sur la vie de Bill Douglas – pour la plupart des Français seulement depuis la ressortie de sa trilogie autobiographique l’an dernier – on n’est plus étonné des difficultés qu’il aura rencontrées jusqu’au bout pour réaliser son ultime film et seul véritable long-métrage. C’est que la carrière du cinéaste se confond quelque peu avec sa propre enfance dont il a fait la matière de sa première oeuvre personnelle (My Childhood, My Ain Folks, My way home). Mort en 1991 à seulement 57 ans, il n’aura finalement réalisé que quatre courts-métrages d’études, sa trilogie (My way home, 1h11, étant le volet le plus long) et ce dernier film qu’il n’imaginait évidemment pas en point final d’une si lente et épuisante course contre le temps et l’argent. On l’a dit, Bill Douglas a traversé l’histoire du cinéma anglais à contretemps, comme une étoile filante qui attendrait le lever du jour pour lancer ses plus beaux feux : il achève ses études en 1971 et s’empare du drapeau d’un free cinema dont la splendeur est derrière lui, s’épuise à réaliser une trilogie sans véritable moyens (4500 livres du British Film Institute pour budget du premier volet My childhood), décide de tourner un film social et militant au scénario duquel il s’attelle en 1979… à l’heure où le Royaume-Uni porte Margaret Thatcher au pouvoir. Sa carrière et sa vie, si étroitement liées, prennent fin au moment où le cinéma de Ken Loach connaît finalement un succès critique et populaire qui ne se démentira plus. On l’oublie.
Malgré cet art consommé du contre-pied qui transforme chaque projet en parcours du combattant, le désir de tourner ne s’est jamais estompé chez Bill Douglas, comme en témoignent les trois scénarios achevés et non réalisés écrits sitôt Comrades sorti sur les écrans, entre 1988 et 1990. Ces projets d’ailleurs habitent quelque peu Comrades qui semble s’autoriser de franches incursions dans Flying Horse, film consacré au précurseur du cinéma Eadweard Muybridge, qui devait être son projet suivant.
Pour Comrades, Bill Douglas a laissé bien malgré lui mûrir un projet qu’il portait depuis longtemps (il le mentionne dès 1976). Un faux départ de tournage en 1984, alors que techniciens et acteurs étaient déjà engagés, amputa sérieusement le budget du film : un désaccord avec son producteur Ismail Merchant stoppa la production. « Clairement, il n’a confiance ni en moi ni dans le scénario et je n’ai donc plus aucune confiance en lui. Il a piétiné le projet tout du long en n’ayant jamais rien à dire de positif à quiconque », précisera le réalisateur dans une lettre à Channel Four, coproductrice du film. Ce n’est qu’en septembre 1985, après l’arrivée d’un nouveau producteur (Simon Relph, qui vient de produire Reds de Warren Beatty), que le tournage des premières scènes put commencer. A ce retard pesant sur le moral des équipes s’ajoute un tournage difficile notamment sur la partie australienne, et un budget serré en déficit constant.
Radicalités éthiques et esthétiques
Le montage de Comrades doit autant à Bill Douglas qu’à ses monteurs successifs ; Mick Audsley y travailla le premier, mais les 3h35 de sa version paraissaient bien longues aux producteurs. Le 2ème montage (3h01) réalisé avec Mike Elis sera présenté au festival de Londres en 1986. Cette version laissant Bill Douglas insatisfait, il remonte avec Simon Clayton (sans augmenter la durée du film) une dernière version qui reprend les éléments perdus au 2ème montage, puis la présente au festival de Berlin en février 1987. C’est cet ultime montage qui sortit en août 1987… pour une carrière-éclair sur les écrans.
Si le format de Comrades (3h02) peut partiellement expliquer son échec d’exploitation, le film semblait sur le plan formel promettre moins de difficulté que la trilogie : le choix d’un sujet historique, un début d’organisation proto-syndicale dans le Dorset en 1834 puis sa répression par l’aristocratie locale (les « martyrs de Tolppudle ») ; la possibilité d’un film en costumes ; une bande-son soignée donnant de l’ampleur à l’image… ces ingrédients pourtant entre les mains de Bill Douglas ne produisent pas un film moins exigeant que le décor de banlieue minière de My Childhood, et le passage à la couleur ne donne pas lieu à davantage de concession que le noir et blanc bressonien de My ain folks.
Ainsi, les acteurs principaux sont ici des comédiens méconnus – pour l’interprétation des martyrs de Tolppudle, Bill Douglas se réservant le luxe d’utiliser pour de courtes apparitions des ‘‘aristocrates’’ du cinéma (Vanessa Redgrave, James Fox…) pour incarner clergé et noblesse. La réflexion que mène Bill Douglas sur le fond (politique) suit la forme (artistique) à travers une mise en parallèle des destins de cette classe revendicative en formation et de l’art de l’image sous toutes ses formes balbutiantes : lanternistes, montreurs de diorama, silhouettistes, photographes… l’émergence d’une classe paysanne organisée et consciente de ses intérêts accompagne celle d’une multitude de systèmes techniques d’animation, dans un mouvement dialectique où ces deuxformes, l’image et l’organisation, se constituent, se nourrissent, s’opposent et s’alimentent : les descendants des laboureurs iront au cinéma… pour le meilleur et pour le pire. La méditation sur la forme occupe d’ailleurs la plus grande part de Comrades, l’objet cinématographique donnant accès à un univers quasi ethnologique (pas seulement et peut-être d’autant moins d’ailleurs dans les scènes situées en Australie) dans lequel le rapport au temps répond à des valeurs différentes selon le lieu, le moment, le déplacement des personnages par rapport à leur univers d’origine. Le film est lent, objectivement, mais c’est qu’il se donne le temps de l’observation et de la contemplation, le temps aussi du dépaysement. Si le rythme respecte des exigences éthologiques, le style se conforme aux variations du récit. Du Dorset brumeux au soleil écrasant de l’Australie, le style de Bill Douglas change avec l’atmosphère et la mise en scène : le cadrage se resserre, se tend ; l’ellipse se fait fulgurante, confine à l’épure ou à l’image-métaphore. Et la forme évidemment parle du fond.
Les forçats de la faim
La leçon est donnée par James Hammett, déclarant finalement que le seul acte impardonnable pour un homme est de renier ses origines sociales. Cette règle morale étant posée, il n’est rien à celer ni à travestir de la destinée collective, tout mérite également les honneurs de la caméra : joies et peines, grandeurs et petitesses des comportements, liesse et crimes que chacun affronte à son tour. Comme il le fit déjà dans sa trilogie, Douglas offre avec Comrades un hommage assumé au prolétariat dont il est issu, dont il est l’héritier intellectuel, et qu’il voit lucidement perdre la partie et disparaître dans les années 1980 du thatchérisme triomphant. Car Comrades sans être en rien une oeuvre théâtrale en appelle autant à Shakespeare qu’à Brecht. Pas étonnant pour un homme qui a écrit poèmes et pièces de théâtre, et dont la première expérience cinématographique (en 8mm) est une adaptation de Tchekhov avant même son entrée à la London Film School. Le recours au travestissement, les acteurs à rôles multiples (Alex Norton, douze personnages à lui tout seul !), le mélange des genres tirent du côté de Shakespeare. L’approche brechtienne de la distanciation est par ailleurs une nécessité dans un projet finalement au moins aussi personnel et autobiographique que le fut la trilogie comme le remarque Peter Jewell (« Bill a voulu se mettre tout entier dans ce film », vision du monde et espoirs politiques, ferveur et plaisir enfantin pour les débuts de l’image animée…). Et pour Bill Douglas l’accomplissement d’une plénitude colorée évoquant le Kubrick de Barry Lindon, comme une réconciliation entre le Jamie de l’enfance et Loveless face aux vallées verdoyantes. « We will be free ! »
Sur le web
La réalisation de Comrades fut particulièrement longue et frustrante. Non seulement il fallut huit ans à Bill Douglas pour arriver à tourner le film (avec un faux départ de dernière minute en 1984 alors que les techniciens et les acteurs avaient été engagés) mais, le tournage dépassant largement le budget, le processus de montage s’avéra long et stressant pour Bill Douglas et ses financiers. Quand le film sort enfin en 1987, malgré de bonnes critiques, il est montré sur un nombre très limité d’écrans en Grande-Bretagne.
Bill Douglas commença à travailler sur le scénario de Comrades en 1979 avec un financement unique reçu de Mamoun Hassan de la National Film Finance Corporation. Il s’explique sur son travail d’écriture: J’écris d’un seul jet une première version. Puis je recommence en me basant sur cette première version.Je ne corrige pas la première, je réécris entièrement une deuxième version en ajoutant ou supprimant des éléments. Ça évolue. Puis je recommence une troisième fois jusqu’à ressentir que l’idée de départ est bien là. Je travaille de longues heures d’affilée. Cela m’aide, car il est important pour moi, quand j’écris la trentième page, d’avoir bien à l’esprit le contenu de la première page – sinon je peux perdre le fil. C’est ma méthode. Je me lance à 9 heures le matin et termine vers 18 heures, sans pause, sans manger, sans même une tasse de thé, pour bien garder l’esprit général en tête. Si je bloque, je ne mets pas de point mais une virgule, je laisse mon travail ouvert. Je fais d’autres choses et c’est ainsi qu’une idée me vient. Cela me permet d’y revenir le lendemain matin à 9 heures.
La NFFC et Jeremy Isaacs de Channel Four défendirent ensuite le projet en participant de façon importante au budget. Le premier producteur du film fut Ismail Merchant (Chambre avec vue, Retour à Howards End, Les Vestiges du jour de James Ivory). Il obtint un financement du distributeur Curzon qui permit de boucler le budget. Le tournage était prévu pour octobre 1984. Suite à un fort désaccord avec Ismail Merchant, Douglas refusa de travailler avec lui. Dans une lettre à Channel Four, il s’expliqua sur ses raisons : « Clairement, il n’a pas confiance en moi ni dans le scénario et je n’ai donc plus aucune confiance en lui. Il a piétiné le projet tout du long en n’ayant jamais rien à dire de positif à quiconque. » Merchant quitta donc le projet et fut remplacé par Simon Relph qui avait déjà produit, entre autres, Reds de et avec Warren Beatty.
Le tournage démarra en septembre 1985. Un tournage long et difficile, en particulier la partie australienne. Des conditions climatiques déplorables occasionnèrent un dépassement de budget et un retard dans le plan de tournage. Douglas en fut très affecté. La menace toujours présente d’un arrêt du tournage l’angoissait et le frustrait tout en sapant sa motivation. Les acteurs ressentaient aussi cette pression. Ils discutèrent même ensemble de la possibilité de finir le tournage sans être payés, mais les dépassements de budget furent finalement couverts. Simon Relph admit par la suite que le tournage en Australie s’annonçait très serré et que le budget australien n’avait pas été assez travaillé en amont.
Le montage était fait en parallèle au tournage par Bill Douglas et Mick Audsley. Un premier montage de 3 heures et 35 minutes fut considéré comme trop long par les financiers. Douglas fidèle à sa vision artistique essaya de résister aux pressions. Épuisé par des mois de travail et par la perspective du départ prévu de Audsley, Douglas baissa les bras et commença à travailler sur un nouveau montage plus court avec l’aide de Mike Elis. C’est ce montage qui fut présenté au Festival de Londres en 1986. Toutefois, selon Douglas, ce montage mettait en péril le délicat équilibre de la structure narrative du film. Simon Clayton fut appelé en renfort pour un troisième montage. Douglas put réintroduire des éléments supprimés de la première version sans réellement changer la longueur du film. C’est cette version approuvée par Douglas qui sortit en août 1987. Et c’est cette version (à l’exception de la suppression de l’entracte remplacé par un fondu avant le panorama du voyage en Australie) approuvée par le producteur qui est maintenant présentée en France dans une version restaurée.
Les martyrs de Tolpuddle étaient un groupe d’ouvriers agricoles déportés en Australie en 1834 pour s’être rassemblés en une forme de syndicat. Leur histoire est racontée du point de vue d’un montreur de lanterne magique itinérant, qui joue une multitude de rôles, tous interprétés par le même acteur. Pour chaque rôle, le forain utilise un appareil optique différent, issu du début du xixe siècle, quelques années seulement avant l’apparition de la photographie: Je collectionne les objets pré-cinématographiques. Je savais qu’un jour j’utiliserais ces objets magiques dans un film. L’idée m’est venue de confier le rôle du narrateur à un lanterniste itinérant joué par Alex Norton. Il apparaît aussi sous les traits d’une douzaine de personnages. A chaque apparition correspond une machine optique. J’ai essayé d’inclure toutes les machines optiques de divertissement connues : de l’ombre portée sur un mur en passant par le diaporama jusqu’au début du cinéma.
Dans ce scénario, comme à son habitude, Bill Douglas refuse de tomber dans une forme classique. Ses textes s’apparentent plutôt à des kino romans ou à des poèmes en prose. Ils décrivent la façon dont chaque scène doit apparaître à l’écran. Il peaufine le scénario de Comrades pendant cinq ans avant de commencer à tourner, en 1985. Le film sort en 1987 et remporte un grand succès critique, mais il reste seulement six semaines à l’affiche dans le West End de Londres.
Interrogé sur les acteurs, Bill Douglas déclare: J’ai pensé que ce serait une mauvaise idée de confier les rôles des personnages principaux à des acteurs connus. Il n’y avait aucun intérêt à confier le rôle de George Loveless à Robert Redford, tout le monde n’aurait vu que Redford à l’écran. Les spectateurs n’auraient pas pu passer outre pour réellement voir le personnage de George Loveless. J’ai donc décidé d’engager des acteurs inconnus pour inviter les spectateurs à s’identifier aux personnages. Les acteurs connus, comme Vanessa Redgrave et James Fox, n’ont pas été engagés sur des considérations commerciales même si elles ont fini par peser. J’ai trouvé que c’était une bonne idée d’utiliser des stars de cinéma, les aristocrates de leur profession, dans les rôles des aristocrates de cette histoire. Elles étaient parfaites pour ces rôles… Je vois Loveless comme une sorte de saint. Je ne crois pas qu’il ait fait du mal à qui que ce soit. Ce n’était pas un rebelle. Il ne mettait pas le feu, il ne volait pas. Il a juste donné à l’humanité. C’était un être extraordinaire, un homme d’une profonde honnêteté. Un homme de Dieu dans le meilleur sens du terme. Si le film peut être considéré comme un hommage à ce genre d’homme, ça valait la peine de le tourner. Il est très difficile de faire un film sur des hommes qui ne sont pas motivés par la haine. Si j’écrivais un scénario de tripes et de sang, l’argent tomberait tout seul pour le faire. Mais avec un scénario sur un homme de bonté, proche d’un saint, il faut travailler très dur pour obtenir un financement…
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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