Cris et chuchotements



Vendredi 10 Février 2017 à 20h30 – 15ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Ingmar Bergman – Suède – 1973 – 1h30 – vostf

Dans un manoir vivent trois soeurs, Karin, Maria, Agnès, et la servante Anna. Agnès, atteinte d’un cancer de l’utérus, est en train de mourir. Karin, Maria et Anna se relaient à son chevet, et tentent de l’aider à passer ses derniers moments. Avant que la jalousie, la manipulation et l’égoïsme ne finissent par s’inviter à cette veillée funèbre…

Notre critique

Par Bruno Precioso

« Il y a quelques années, j’eus la vision d’une grande pièce tendue de rouge, dans laquelle trois femmes toutes de blanc vêtues chuchotaient entre elles. » C’est bien l’intuition d’un jeu de couleurs qui préside à la naissance de notre dernier opus pour ce festival. Et comment ne pas songer en effet à ce Cris et chuchotements qui constitue une nouvelle illustration de la tension esthétique qui habite la couleur cinématographique depuis les origines du 7e art ?

Cris et chuchotements occupe une place particulière dans la carrière – dans la vie privée d’Ingmar Bergman, pourrait-on dire. En 1972 le réalisateur suédois semble n’avoir plus rien à prouver, déjà récompensé à Cannes (4 fois), deux fois oscarisé, Ours d’or à Berlin depuis 1958, et honoré à Venise l’année précédente d’un Lion d’or pour l’ensemble d’une carrière qui doit encore s’étirer sur 30 ans ; sa carrière théâtrale et télévisuelle est également très riche… pourtant le tournage est placé sous un jour quelque peu crépusculaire.

Un film comme la palette de couleurs d’un peintre

C’est que 1970 est à bien des égards une année charnière dans les vies d’Ingmar Bergman. Sa carrière de directeur du Théâtre national de Stockholm vient de s’achever par sa démission, et il retrouve une structure plus légère et plus mobile pour voyager avec ses mises en scènes à travers l’Europe. Son mariage avec Kabi Laretei, mère de son fils Daniel, s’achève (1969), miné par la relation qu’il entretenait depuis le tournage de Persona (1966) avec Liv Ullman… cette même relation qui prend fin en 1970 sans mettre un terme à la collaboration artistique entre la Norvégienne et le Suédois. La même année voit également survenir le décès de son père (3 ans après celui de sa mère) et celui de son ex-épouse Gun Hagberg.

Rien d’étonnant donc à ce que Cris et chuchotements soit placé sous le signe d’un certain recueillement, et consiste en une profonde réflexion sur la mort et la souffrance. Dans ce travail la couleur joue un rôle particulier ; on sait que Bergman, passé tardivement à la polychromie (en 1964 pour Toutes ses femmes), conserve une prédilection pour le noir et blanc qui habille plus des deux tiers de ses longs métrages bien au-delà de 1964… ici, un soin remarquable a été consacré à construire un univers rouge, référence d’abord à un tableau de Munch peint en 1895, By the deathbed (Auprès du lit mortuaire).

« Tous mes films peuvent être pensés en terme de noir & blanc, exception faite de Cris et chuchotements. Dans le scénario, il est précisé que le rouge représente pour moi l’intérieur de l’âme. Lorsque j’étais enfant, j’imaginais l’âme comme une sorte de dragon, ou une ombre flottant dans l’air sous la forme d’une fumée bleutée, une énorme créature ailée, mi-poisson mi-oiseau. Mais à l’intérieur du dragon, tout était en rouge. » Mais si le réalisateur dévoile explicitement, comme il le fit souvent dans ses livres, une clef de compréhension de l’omniprésence du rouge, l’utilisation de 4 couleurs symboliques et les variations autour du chiffre 4 n’en sont pas moins polysémiques et ouvertes à de multiples interprétations.

« Il est évident que l’art ne peut rien enseigner (…). L’art ne peut que nourrir, bouleverser, émouvoir. » (Andreï Tarkovski, Le temps scellé)

Car l’oeuvre d’Ingmar Bergman, travaillée en son coeur de thèmes existentiels (le passage du temps, le rêve, la confrontation à la mort) offre dans la subversion par la mise en scène la possibilité du soupçon, la mise en accusation d’un ordre qui n’est qu’apparence et trouve ses limites dès sa propre mise à l’épreuve. C’est la possibilité même de la compassion qui est refusée par l’ordre bourgeois et les relations socialement édifiées. Et c’est l’évidence de l’échec de cet ordre social qui est soulignée avec l’envahissement de l’image par le rouge, avec l’éclatement d’un espace qui se veut unique en autant de pièces ouvertes et de miroirs. Tout ici fait signe vers le théâtre cher à Bergman, pour mieux mettre en évidence combien théâtrale est la pièce que chacun joue tant qu’il peut feindre d’en oublier l’issue.

Il est certain que de tels partis pris artistiques ne pouvaient soulever l’enthousiasme de financeurs…Malgré la notoriété du réalisateur, de son équipe technique, de ses acteurs mêmes, Cris et chuchotements eut les plus grandes difficultés à trouver les financements nécessaires à sa réalisation. Pour boucler le modeste budget final d’un million de couronnes (moins de 400.000 dollars), Bergman eut à recevoir une aide – fort controversée – de l’Institut du Film Suédois, en charge des subventions aux jeunes réalisateurs… pour autant, les acteurs et jusqu’à Sven Nykvist durent accepter de mettre leurs salaires en participation. Et une fois achevé, le film peina encore à trouver un distributeur, la 1ère mondiale étant organisée à New York grâce aux liens d’amitié entre Bergman et Roger Corman, producteur de série B qui se chargea de trouver une salle (et finalement de distribuer le film aux Etats-Unis) ; les Suédois durent attendre le mois de mars suivant pour découvrir ce qui est aujourd’hui reconnu comme l’apothéose de la carrière d’Ingmar Bergman.

L’anecdote est restée fameuse de ce critique américain qui, à l’issue de de la projection à la presse pour la 1ère new yorkaise, se serait écrié : « C’est nous que vous devriez payer pour regarder votre film jusqu’à la fin ! » Six mois plus tard, au moment où Eustache reçoit à Cannes le Grand prix du festival pour La maman et la putain, Cris et chuchotements présenté hors-compétition, est néanmoins récompensé d’un prix technique créé pour l’occasion. Les critiques de cinéma se trompent, parfois.

Sur le web

Ingmar Bergman réalisa Cris et chuchotements alors qu’il traversait une douloureuse période de sa vie. Il venait en effet tout juste de rompre avec Liv Ullman, l’une de ses actrices fétiches, qui partageait alors sa vie. Bergman, le cinéaste des femmes par excellence, était aussi encore durement éprouvé par la mort de sa mère, survenue quatre années plus tôt. Agissant comme une catharsis avec Cris et chuchotements, il fait une nouvelle fois le point sur son rapport avec les femmes. Pour la petite histoire, une fille naquit de son idylle avec Liv Ullman : Lin Ullman. Celle-ci a été créditée dans plusieurs de ses films dans des rôles d’enfants, dont Cris et Chuchotements. La jeune fille devint par la suite critique littéraire, puis auteure de romans. Sa première oeuvre, « Före du sover » (« Avant que tu t’endormes ») est sortie en 1999.

Cris et chuchotements est un film en trois couleurs, en trois temps : le passé idyllique, le présent angoissant et le futur insaisissable. Le passé c’est essayer de retrouver les saveurs enfuies, remonter le temps à la recherche du bonheur, de l’enfance. Se rappeler la maison de poupées dans laquelle il a placé son imaginaire, ressentir la douceur des seins et du ventre maternel. Le présent c’est la douleur, mais c’est aussi Anna qui offre la félicité à Agnès lorsqu’elle la presse contre son corps. Le futur, c’est pour les trois femmes, la vision de leur propre mort à travers le calvaire d’Agnès. Elle est un reflet de ce qui va advenir. Agnès est un passeur. Elle attise la peur du futur et ouvre par là les portes du passé.

Cris et chuchotements est un film en rouge et blanc, à défaut d’être dans le noir et blanc tant prisé par Bergman. Les critiques affirment même que l’usage du rouge dans ce film est sans doute le plus sophistiqué que dans toute sa filmographie. Rouge comme l’intérieur du corps – et de l’âme. Il faut rappeler que ce n’est qu’en 1963 que Ingmar Bergman passa à contre-coeur à la couleur, pour Toutes ses femmes. Même après celui-ci, Ingmar Bergman continua malgré tout à faire usage du noir & blanc, comme dans Persona, L’Heure du loup ou La Honte. Dans son livre « Images » (publié chez Gallimard en 1992), Ingmar Bergman écrivait à propos de l’usage de la couleur : « tous mes films peuvent être pensés en terme de noir & blanc, exception faite de Cris et chuchotements. Dans le scénario, il est précisé que le rouge représente pour moi l’intérieur de l’âme. Lorsque j’étais enfant, j’imaginais l’âme comme une sorte de dragon, ou une ombre flottant dans l’air sous la forme d’une fumée bleutée, une énorme créature ailée, mi poisson mi oiseau. Mais à l’intérieur du dragon, tout était en rouge« . Toutefois, le rouge de Cris et chuchotements ne représente pas seulement l’âme des personnages, mais aussi la souffrance, la mort, et le sang. Bergman éclaire de nombreuses scènes du film à partir d’une source de lumière unique issue des fenêtres. Le cinéaste et son chef opérateur Sven Nykvist préparent minutieusement pendant deux semaines les éclairages du film. Ils s’installent à tour de rôle dans chacune des pièces de la demeure, y observent les variations de lumière, les mouvements des ombres au fil des heures qui défilent. Cris et chuchotements est presque uniquement filmé en lumière naturelle et le résultat est proprement éblouissant, sublime. Les variations de la lumière, son jeu avec les ombres, ses changements de couleur, ses effets sur les objets et les textures, tout est à l’unisson dans cette œuvre à la beauté infinie. On se souviendra à jamais de la pietà composée par Kari Sylwan et Harriet Andersson. La captation de la lumière dans toute sa richesse et sa complexité devient une véritable obsession, mais ce travail d’orfèvre est offert avec tant de talent et d’évidence que Cris et chuchotements atteint un certain idéal de cinéma. Chaque rayon de soleil a la beauté et la précision d’un tableau de maître. Bergman et Nykvist travaillent effectivement comme des peintres, privilégiant une gamme de couleurs réduite (rouge, blanc et noir, une couleur pour chaque soeur) mais structurant leurs images afin d’en cerner toutes les potentialités. Bergman lorsqu’il filme en couleur aime travailler ainsi, en privilégiant quelques teintes dominantes, se rapprochant du noir et blanc qu’il chérit tant. Cependant, si l’image est d’une beauté absolue, Bergman viole les règles esthétiques qu’il a établies (douceur des cadres, composition savamment orchestrées…) en usant de violents zooms pour filmer l’agonie et la douleur. Comme s’il refusait les œuvres trop propres, il glisse un soupçon d’impureté afin de briser ce qui pourrait devenir trop lisse.

Comme les couleurs, une sarabande de Bach et une mazurka de Chopin ont chacune leur fonction dramatique dans le film. La mazurka, jouée au piano par Agnès, apporte l’apaisement. La suite pour violoncelle accompagne les paroles et les caresses échangées entre Karin et Maria, avec la piéta le moment le plus doux du film, jusqu’à remplacer leurs mots mêmes. Bergman montre que la musique est parfois mieux à même de décrire les êtres avec sincérité, d’afficher leurs pensées. Les paroles portent en elles les mensonges, les disputes, les tromperies. Le sermon du Pasteur éclate ainsi dans tout son ridicule, logorrhées répétées à l’identique pour tous les morts.

Cris et chuchotements est l’archétype du film bergmanien – plus encore que Les Fraises sauvages, Le Septième Sceau, Persona ou Fanny et Alexandre. D’abord en raison de ses thèmes radicaux, emblématiques du cinéaste suédois (le filmage d’une agonie parmi des personnages féminins qui s’entre-déchirent, sur fond de jeux avec le temps et la mémoire). Ensuite pour son intensité psychologique, tour à tour intériorisée et hystérique. Enfin pour son esthétique. A travers l’histoire de la mort d’Agnès, Bergman poursuit une méditation sur le temps, la vie et la mort dont le sens se dégage autant de la manière dont l’histoire est contée, c’est-à-dire de la composition même du récit, que de son contenu. Bergman refuse la conception d’un temps unique emportant sans retour notre âme avec les choses. C’est pourquoi il rompt la continuité du récit chronologique par ces sauts dans une autre dimension temporelle. Bergman nous montre qu’à la différence de ses soeurs, mortes vivantes, Agnès seule retrouve l’essor de son enfance, peut s’ouvrir un avenir au-delà même de la mort. Agnès prend le temps de réfléchir sur sa vie; elle se remémore les événements de son passé, elle commente dans son journal les événements de sa vie présente. Sous cette double forme l’activité reflexive amorce un recul ou mieux un surplomb par rapport au temps vécu. Le sujet n’est pas purement et simplement entraîné par la succession des instants qui glissent sans rémission de l’avenir vers le présent et du présent vers le passé; il se détache de cette succession, il interprète et la ré-ordonne. Il ne subit  pas le temps, il lui donne un sens. Le passé des deux soeurs, au contraire, nous est raconté par le cinéaste. La voix off, loin être arbitraire, nous montre que Maria et Käryn sont les prisonnières de leur passé. Leur passé les explique et les détermine. Elles ont pas trouvé le secret de maîtriser le temps. Aussi l’évocation de leur passé est-elle le fait du cinéaste qui nous montre objectivement en quoi et comment leur passé enchaîne les deux soeurs. Elle vivent sans repentir et sans pardon,  sans reconnaissance et sans espérance, dans le regret, le remords et la frustration. Le temps peut nous détruire ou nous donner occasion de nous construire; il peut nous être obstacle ou moyen, ennemi ou serviteur. Le passé peut limiter le présent et enchaîner l’avenir: c’est là ce qui arrive aux soeurs d’Agnès. Le présent peut aussi changer le sens du passé  –  selon l’action présente je continue l’action entamée et fais d’hier une origine ou je m’en détourne et renvoie le geste d’hier à l’oubli et à l’insignifiance – et ouvrir l’avenir. C’est ainsi que la mémoire et la réflexion rompent la chaîne des temps (qui, lue dans un sens, précipite notre présent dans le passé,  l’oubli et la mort,  et lue dans l’autre,  fait de l’avenir la conséquence du passé), et commencent à nous en libérer. (« Image et discours de la mort dans Cris et chuchotements de Bergman » de Michel Philibert)

Le film fut tourné sur une période de 42 jours, à la fin de l’été-début de l’automne 1971, dans le manoir de Taxinge-Näsby, situé dans le district de Mälar, à l’Ouest de Stockholm. Pour la petite histoire, ce manoir était au moment du tournage inhabité depuis des années. C’est pour les besoins du film que les murs furent repeint en rouge brillant, tandis qu’une bonne moitié des lieues étaient totalement inoccupés. Parce que le budget du film était particulièrement modeste (un peu moins de 400.000 dollars), Ingmar Bergman demanda à ses acteurs ainsi qu’à son chef opérateur Sven Nykvist de s’investir au maximum dans le film. Bien que le film remporta beaucoup de succès dans les différents festivals où il était projetté ainsi que dans la presse, son accueil public fut en revanche très mitigé car jugé comme une oeuvre trop austère, difficilement accessible.

Ingmar Bergman produisit sur ses propres fonds Cris et chuchotements. Pour son exploitation américaine, le cinéaste ne trouvait pas de distributeur, le film ayant été jugé trop anti commercial. C’est alors que Roger Corman , qui venait de quitter l’AIP (American-International Pictures) pour fonder sa propre structure, et qui était à la recherche d’une oeuvre suffisamment forte pour donner le coup d’envoi avec sa nouvelle société, acheta les droits de distribution pour les Etats-Unis.

Cris et chuchotements est la cinquième collaboration entre Ingmar Bergman et Liv Ullman, sur douzes années, entre 1966 sur le plateau de Persona, et Saraband, ultime film du maître, en 2003. On retrouve également au générique Ingrid Thulin, qui compte une dizaine de collaborations avec le cinéaste.

Cris et chuchotements, considéré à juste titre comme une oeuvre majeure dans la filmographie de Ingmar Bergman, obtint pas moins de 20 récompenses dans le monde et 7 nominations. Parmi celles-ci, le film fut cité 5 fois aux Oscars en 1974 : Meilleurs costumes, Meilleure photographie, Meilleur réalisateur, Meilleur film, Meilleur scénario original. Il remporta l’Oscar de la Meilleure photo, saluant ainsi le travail du grand chef opérateur Sven Nykvist. En 1973, le film remporta un curieux « Grand Prix technique » au Festival de Cannes (la Palme d’or fut remportée par Jerry Schatzberg pour L’Epouvantail); le National Board of Review Award du meilleur réalisateur fut décerné à Ingmar Bergman, ainsi que celui du Meilleur film étranger; le prix de la Meilleure actrice pour Liv Ullman et du Meilleur réalisateur décernés par le New York Film Critics Circle Awards…


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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