Lundi 06 Février 2017 à 20h30 – 15ième Festival
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Augusto Genina – Italie – 1923 – 1h54 – muet
Au XVIIe siècle. Cyrano de Bergerac, fine lame et poète, est éperdument amoureux de sa cousine Roxane. Elle représente à ses yeux la femme idéale : elle a de l’esprit, elle est cultivée, elle est très belle et mondaine. Mais son appendice nasal protubérant l’empêche de déclarer sa flamme. Pis : l’élu de Roxane est le fringant mousquetaire Christian de Neuvillette, lequel n’a aucune disposition pour les belles lettres. Alors, Cyrano lui offre galamment son aide, ce qui lui permet d’exprimer au moins par écrit ses sentiments les plus secrets. Mais le comte de Guiche a lui aussi jeté son dévolu sur la belle Roxane. Des troubles éclatent dans la ville d’Arras. Le comte doit partir là-bas avec sa compagnie, dont Cyrano et Christian font eux aussi partie. Avant leur départ, Roxane et Christian, qui est parvenu à obtenir ses faveurs par ses poèmes d’amour, se marient à la hâte. Du champ de bataille, Roxane reçoit des missives : elles sont de la plume de Cyrano, mais signées Christian…
Notre critique
Par Bruno Precioso
Imagine-t-on Cyrano muet ? Quoi de plus contre-nature, de prime abord, que d’adapter au cinéma en 1923 Cyrano de Bergerac ? Certes, le succès de la pièce est suffisamment proche encore pour qu’un réalisateur ou un studio – en l’occurrence l’Italien Augusto Genina pour l’UCI (l’Unione Cinematografica Italiana) – envisage une rentabilité garantie du long métrage. Il est vrai que depuis le triomphe remporté lors de sa création en 1897, la pièce n’a rien perdu en 30 ans des faveurs du public français, et que le monde entier la réclame sur les planches dans des traductions théâtrales qui vont jusqu’à traverser l’Atlantique… Et puis Genina ne filme pas les premiers pas d’un Cyrano cinématographique ; le poète-mousquetaire est porté à l’écran dès 1900 par Maurice Clément, puis en 1909 par Jean Durand.
Mais enfin, ce qui frappe surtout dans Cyrano, dira-t-on, ce sont les vers ; les tirades ; les envolées poétiques de duels aussi sonores pour le fer que pour les mots ; la provocation qui toute entière est suspendue à l’irruption du mot « nez » dans une bouche moqueuse. C’est sans doute vrai, mais il faut dire que Cyrano parle dans sa première apparition au tournant du siècle ; Il parle en duel, et se bat en couleurs ! Maurice Clément fait même intervenir dans le rôle-titre Benoît Coquelin lui-même, le comédien qui créa Cyrano sur scène et à qui Edmond Rostand dédia la pièce après avoir songé à l’adresser à l’âme de Cyrano… « Mais puisqu’elle a passé en vous, Coquelin, c’est à vous que je le dédie ». Augusto Genina ne serait alors qu’un second – et même un troisième couteau, qui par surcroît n’aurait pas su conserver la parole à son poète ?
Pathécolor, et la couleur fut…
Soyons justes : le Cirano di Bergerac de Genina est une première à bien des points de vue. Lorsqu’il se lance dans l’aventure, l’Italien a tout juste 30 ans mais déjà 10 ans de carrière derrière lui, et pas moins de 44 longs-métrages. Resté actif tout au long de la première guerre mondiale grâce à une blessure au tendon qui le rend non-mobilisable, il se fait un nom dès 1914 avec La fuga degli amanti, et se spécialise dans les adaptations théâtrales dont il tirera plus de 30 films (sur presque 100 longs au total). Travaillant fréquemment en France, autant qu’en Italie, Genina s’exilera pendant la Crise de 1929 en Allemagne, en Autriche puis en France, avant de rentrer en Italie pour devenir en 1936 le cinéaste officiel du régime fasciste (titulaire de la Coppa Mussolini pour l’Escadron blanc), exaltant la victoire franquiste en 1939 (Les cadets de l’Alcazar) et la conquête coloniale fasciste (Bengazi, 1942).
Sa carrière en 1922 n’a pas encore pris ce tour douteux, et si son Cyrano de Bergerac a des prédécesseurs, il est en revanche le premier à proposer la pièce entière à l’écran ; Clément s’était contenté de tourner le duel de l’hôtel de Bourgogne (2 minutes), Durand de la tirade des Non merci (4 minutes). Premier aussi à être réalisé en coproduction internationale (franco-italienne), de l’équipe technique au casting. Si Clément pouvait afficher le nom de Coquelin en 1900 – mais qui meurt en 1909, le rôle-titre sera chez Augusto Genina assumé par Pierre Magnier qui prêtera son visage 15 ans plus tard au général de La règle du jeu de Jean Renoir. Magnier vient du théâtre (comme tous les acteurs du cinéma de l’époque), joue avec Coquelin et Sarah Bernardt (notamment dans un Hamlet qui donnera lieu à un autre court de Clément), et devient l’incarnation officielle de Cyrano à partir de 1909. Une doublure qui n’a donc guère à rougir, et partage l’affiche avec une majorité d’acteurs italiens, partage facilité par le muet – quoique le cinéma italien ne se soit jamais embarrassé de questions de langues !
Le Cyrano de Genina est aussi le premier film à bénéficier d’une colorisation intégrale pour un long-métrage (1h53 tout de même !) ; car si l’atelier d’Elisabeth Thuillier produit en 1902 plus de 60 bobines colorisées à la main du Voyage dans la Lune de Méliès (dont un seul exemplaire nous est parvenu), la plupart des films ne portent au début du siècle que des touches de couleur stratégiquement disséminées. Il faut dire que la couleur (le choix parmi les 26 coloris disponibles est opéré par Elisabeth Thuillier elle-même) est posée à la main sur les bobines originales (toute erreur étant donc problématique), dans un atelier de plus de 200 peintres qui travaillent à la chaîne, et coûte alors très cher.
C’est l’utilisation du procédé de colorisation par pochoirs (Pathécolor), inventé par les frères Pathé en 1904 mais jamais encore utilisé à si grande échelle, qui rend la chose possible : la création de pochoirs d’une grande précision à l’aide d’un pantographe, puis la superposition de plusieurs pochoirs (jusqu’à 4) permet de réaliser de fait une quadrichromie qui emporte l’adhésion du public comme des journalistes du monde entier à la sortie du film ; Colette signe le 16 octobre 1923 un article élogieux, et le New York Sun s’enthousiasme : « Les personnages apparaissent comme des créatures qui fixent le regard : pantalons violets, chemises roses, capes vertes, habits bleus, chapeaux jaunes, collants indigo. Le résultat produit le même effet, sur le plan artistique, qu’une série de cartes postales en couleurs ! »
Ut pictura poesis, Plutarque
Plutarque, dans une formule demeurée fameuse, proclamait la capacité pour la peinture d’être une poésie muette, et pour la poésie de donner voix à la peinture. Dans la lignée du moraliste, Genina cherche ici les armes esthétiques propres à faire entendre ses images : couleurs, cartons d’intertitre, mouvements omniprésents… Son ambition est donc bien de donner à entendre des vers parmi les plus sonores de la fin du XIXème siècle, de les servir, de les égaler même avec les moyens de l’image seule… ambition qui pouvait sonner comme la chronique d’un échec annoncé. On pouvait à bon droit redouter un Cyrano privé de sa verve poétique…« Il y a beaucoup de gens dont la facilité de parler ne vient que de l’impuissance de se taire. » affirme Cyrano dans la pièce de Rostand ; gageons que dans ce Cyrano de Bergerac, Genina nous fait la démonstration que son silence sait parler puissamment.
Sur le web
D’une activité débordante, Augusto Genina, né en 1892 à Rome, réalise plus d’une cinquantaine de films avant l’avènement du parlant et participe à de nombreux scenarii. Il fait ses débuts comme assistant de réalisation. Passé rapidement de l’écriture à la réalisation, Augusto Genina se taille une réputation d’excellent technicien. La fuite des amants (1914) et La double blessure (1915), avec Mistinguett, sont deux exemples de sa maîtrise parmi son abondante production. Il travaille dans les studios italiens jusqu’en 1927, quand la crise du cinéma national l’oblige à s’expatrier en Allemagne, puis en France. Le film le plus important de cette période est sans doute Prix de beauté (1930), l’un des premiers films parlants, mais aussi l’une des premières coproductions internationales, que l’interprétation mythique de Louise Brooks rend mémorable. Genina revient bientôt en Italie, où il devient l’un des chantres les plus talentueux du fascisme. L’escadron blanc (1936), Le siège d’Alcazar (1940, à la gloire du régime franquiste) ou Bengasi (1942) sont des oeuvres d’une bonne facture, malgré leur contenu idéologique. Après la guerre, il reprend sa carrière avec une fortune diversement appréciée. En 1949, il filme La vie de Maria Goretti, une martyre canonisée par l’Eglise, puis il réalise La fille des marais qui est jugé trop saint-sulpicien, et enfin en 1954, Frou-Frou, avec Dany Robin et la jeune Brigitte Bardot qui représente au mieux une sortie honorable.
Mais le plus grand succès de Augusto Genina est son film Cirano di Bergerac qui est une tragicomédie qu’il tourne en 1923, revisitant de manière radicale et intéressante la pièce de théâtre d’Edmond Rostand (1897). Cirano di Bergerac se distingue des films de l’époque par sa colorisation à la main sur l’intégralité de la pellicule. La technique utilisée, le Pathé Kinematograph Colour Process. Inventé vers 1904, le Pathé Kinematograph Colour Process consiste à projeter le film image par image sur une vitre, puis à dessiner au « pantographe » la zone qu’il est prévu de peindre dans chaque image. Le pantographe est un appareil mécanique de précision qui permet de reproduire des dessins avec un changement d’échelle. Des pochoirs, découpés à l’aide d’une pointe positionnée sur un des bras du pantographe, servent à coloriser les parties à l’intérieur du cadre de la pellicule de 35 mm. La copie noir et blanc est imprimée à l’aide d’un procédé similaire à la sérigraphie. Il est possible d’obtenir une impression en quadrichromie en utilisant successivement 4 pochoirs. Enthousiasmé par l’utilisation du procédé Pathé Color dans ce film, un critique du journal New York Sun écrit : « Les personnages apparaissent comme des créatures qui fixent le regard : pantalons violets, chemises roses, capes vertes, habits bleus, chapeaux jaunes, collants indigo. Le résultat produit le même effet, sur le plan artistique, qu’une série de cartes postales ! ». La colorisation au pochoir est la technique la plus souvent utilisée au cours des deux premières décennies du XXe siècle. La colorisation monochrome basée sur des différences d’intensité lumineuse et de couleurs s’impose à partir des années 1920.
D’autres versions cinématographiques suivront, notamment le long métrage de Jean-Paul Rappeneau, qui date de 1990, avec Gérard Depardieu dans le rôle principal.
Le réalisateur et scénariste français livre une description du film d’Augusto Genina souvent citée (en voici la quintessence : selon Jean-Paul Rappeneau, « Augusto Genina parvient à créer une mise en scène très vivante qui traduit le dynamisme des paroles dans les mouvements des corps, allusion aux possibilités restreintes du cinéma muet ; alors qu’Edmond Rostand avait rédigé pour sa pièce des dialogues et des vers fulminants, Augusto Genina doit trouver une autre forme de communication. Il utilise des cartons ornementés. Les acteurs expriment par des mimiques et des gestes tous les non-dits. D’une manière générale, il y a beaucoup de mouvement dans la plupart des scènes. Les feuilles qui bougent, les vêtements flottants au vent, les couvre-chefs, les coiffures… rien n’est immobile ».
La copie colorisée comporte des intertitres en français qui reproduisent le plus fidèlement possible les alexandrins de l’œuvre littéraire. C’est Kurt Kuenne, réalisateur et compositeur originaire de San Francisco, qui a écrit la musique du film.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso
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