Dakini



Samedi 10 Novembre 2018 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Dechen Roder, Bhoutan, 2018, 1h58, vostf

Le détective Kinley enquête sur la disparition d’une nonne bouddhiste. Il forme une alliance houleuse avec la principale suspecte, Choden, une femme séduisante considérée par les villageois comme une “démone ». Au fil des histoires que lui raconte Choden sur les Dakinis passées (des femmes éveillées, bouddhistes de pouvoir et de sagesse), Kinley croit entrevoir la résolution de l’enquête. Il devra cependant succomber aux charmes de Choden et à ses croyances surnaturelles.

Notre critique

Par Josiane Scoléri

Dakini, premier long-métrage de la jeune réalisatrice Dechen Roder, s’intitule en fait dans sa version originale « Celle qui donne du miel parmi les chiens « . Cela donne une idée beaucoup plus juste du film que le titre choisi pour la distribution en France, sans doute davantage inspiré par les lois du marketing et l’intérêt suscité en Occident par le bouddhisme et les cultures de l’Himalaya en général.

Les dakinis sont des esprits féminins dotés de pouvoirs magiques. Liées à la nature, elles sont très présentes, sous des aspects différents, tant dans l’imaginaire populaire que dans les rituels sacrés. Alors, bien sûr, un film du Bhoutan a nécessairement pour nous un certain parfum d’exotisme et, de fait, les paysages sont magnifiques. Mais ce n’est pas ce qui fait l’intérêt du film. Loin de là. Productrice du film, la jeune cinéaste signe à la fois le scénario, la mise en scène et le montage. C’est dire son engagement sur ce film. Un film hybride qui tente un mariage hasardeux entre le film policier classique (certainement un des genres les plus codés du cinéma) et la mise en image de récits et légendes ancestrales, entre surnaturel et spiritualité. La démarche est loin d’être anodine, nouant dans un même mouvement tradition et modernité, éthique et corruption, croyance et rationalisme. Au premier plan, l’enquête policière : remonter le fil d’une disparition – voire d’un meurtre- de notable, en filant la suspecte principale. Jusque- là, rien que de très banal pour un thriller. Le cadre est plus inattendu, puisque la victime est l’abbesse d’un monastère, dont les nonnes sont opportunément parties en pèlerinage au Népal. Et la suspecte, une étrangère au village considérée comme une sorcière par les habitants ! Ça se corse.

C’est à partir de cette trame que Dechen Roder va dérouler son intrigue en passant constamment d’un monde à l’autre grâce à un simple face à face entre Kinley, le flic et Sonam, la suspecte. Leurs prénoms signent déjà l’opposition entre deux univers. Mais la réalisatrice se garde bien de figer les rôles et le plus conservateur n’est pas nécessairement celui qu’on croit. Sonam voyage seule : pour une femme, Нa ne se fait pas. C’est elle qui aborde Kinley, un inconnu, ça se fait encore moins. Elle va lui proposer de la suivre par des chemins dans la forêt : ça relève d’un culot inouï. Ou pour dire les choses autrement ; c’est le signe d’une liberté visiblement hors du commun dans le Bhoutan d’aujourd’hui. Il y a fort à parier que si Kinley n’avait pas été en service, il n’aurait jamais suivi Sonam. Et même s’il est pendu à son téléphone portable – signe incontestable de la modernité au Bhoutan comme ailleurs – il est visiblement mal à l’aise dans cette situation, en proie à des cauchemars, et plutôt inquiet dés qu’il perd Sonam de vue dans la forêt. On commence dés lors à sentir où veut nous mener la réalisatrice C’est une des pistes inattendues du film qui apparaît en filigrane derrière l’intrigue principale. Et dont le propos sera clairement énoncé dans la conversation entre Sonam et la soeur de Kinley. Là aussi, c’est d’autant plus surprenant que le film est ponctué des récits mystiques, égrainés par Sonam dés qu’elle en a l’occasion. Dans l’univers de Dechen Roder, tradition rime avec féminisme, et ce n’est pas par hasard si tous les personnages extraordinaires évoqués par Sonam sont des femmes…

Mais Dakini recèle encore d’autres lignes de force qui se révèleront peu à peu, bien plus tard dans le film. Une fois que nous sommes passés de la campagne à la ville, Dechen Roder va nous jouer une tout autre partition. La ville s’avère encore plus labyrinthique et inquiétante que la forêt enveloppée dans la brume. Nous passons des couleurs froides de la première partie du film, presque entièrement tournée en bleu et gris, à des couleurs de plus en plus chaudes. Et surtout, l’intrigue va s’avérer autrement complexe que ce que nous avions imaginé jusqu’ici. La mise en scène est fragmentée, le récit saccadé au fur et à mesure que Kinley découvre des indices et reconstruit peu à peu le véritable puzzle de la disparition de la nonne. Ce qui nous vaut une balade dans différentes administrations tout aussi bureaucratiques au pays du Bonheur Intérieur Brut qu’ailleurs et une dénonciation en règle de la corruption et du double langage qui y sévissent.

On le voit, Dechen Roder ne fait pas dans l’imagerie d’Épinal. De même qu’elle avait soigneusement évité la carte postale malgré la beauté des paysages dans la première partie du film, elle nous dit sans détour que le Bhoutan, en dépit de toute l’aura dont il est entouré, n’est pas le pays des Bisounours. Certains flics sont des ripoux (pas tous), on y trouve des fonctionnaires qui font passer leur intérêt personnel avant le bien public et l’appât du gain réunit tout ce petit monde. De quoi désespérer « Billancourt » comme on disait jadis dans un tout autre contexte! Dechen Roder dit elle-même que sa double casquette de productrice et de réalisatrice l’a, de fait, empêchée de se consacrer entièrement à la mise en scène et qu’elle n’est pas complètement satisfaite du résultat. Mais Dakini tire haut la main son épingle du jeu par son propos ambitieux et une écriture très personnelle. C’est déjà beaucoup.

Sur le web

Visuellement superbe, narrativement ambitieux, Dakini laisse une large place à l’imaginaire et fait preuve d’une vraie personnalité. Elle explique : « Je pense que si rien n’est laissé à l’imagination, alors il n’y a pas d’intérêt à voir un film. Et en tant que réalisatrice, si je ne peux rien laisser à l’imagination, alors c’est que j’ai échoué. C’est très important – suggérer une expérience, une atmosphère, avec suffisamment d’espace et de profondeur pour autoriser le spectateur à faire sa propre exploration, et imaginer. Et puis c’est beaucoup plus amusant pour une réalisatrice de de stimuler l’imaginaire, parce que cela fait naître des conversations, des pensées qu’on n’avait pas imaginées, notamment lors des questions-réponses avec le public. C’est comme si le film était lâché, comme ça, dans les airs. Et le public vous emmène parfois dans des endroits totalement imprévus, qui changent ma propre vision du film. »

Dakini” est un terme d’origine sanskrit, du bouddhisme indien, qui signifie “la femme qui voyage”. En sanskrit, le terme possède une connotation spirituelle. Dans le bouddhisme tibétain, le terme “dakini” a été traduit par “khandroma” qui signifie “celle qui va dans le ciel”.  Une “Khandroma” est une femme qui a des pouvoirs extraordinaires, des pouvoirs spirituels, qui s’est affranchie de toutes les barrières de ce monde et va dans le ciel. Elle est souvent représentée à moitié nue, pour souligner sa liberté et son détachement au monde. C’est par les enseignements religieux, réalisés par la méditation dans des endroits secrets et difficiles d’accès, qui nécessite un contrôle sur soi, sur ses peurs, qu’une femme devient “khandroma”.  Une “khandroma” est une femme qui guide les autres sur les chemins respectifs de chacun. Elle est l’équivalent du Guru au féminin. La “dakini” est un personnage difficile à dépeindre, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. Le terme fait généralement référence à des femmes bouddhistes éveillées, de pouvoir et de sagesse. Mais il peut définir bien plus. Les dakinis peuvent être des humaines, des déités ou encore des divinités, selon leur histoire et la façon dont on l’interprète. On dit même que les dakinis peuvent être en chacun de nous. Dechen Roder explique : « Ayant grandi au Bhoutan, j’ai eu la chance d’entendre de nombreuses histoires de dakinis racontées par ma mère. La plupart du temps, dans le Bhoutan moderne, les histoires sur les dakinis ne se propagent plus vraiment, laissant ironiquement leur place au gène masculin dans les histoires de notre passé. Lorsque j’ai pu rencontrer une femme qui avait ce pouvoir de dakini, j’ai compris que ces histoires étaient bien plus que des fresques sur les murs des temples ou des textes dans les vieux écrits. Ce sont des faits réels de la force féminine, de leur bravoure, de leur compassion et de leur sagesse.« 

Quand on lui demande comment est né son film, elle répond : « En faisant mes recherches, deux choses ont émergé : d’abord, certaines histoires m’ont paru très visuelles, des scènes de ces récits, des incidents, le surréalisme des histoires, elles se sont animées de façon si éclatante, si visuelle. Ensuite, tout cela a ressemblé à une enquête, une résolution, la trouvaille d’indices pour l’inspiration, des lumières qui nous guident et nous indiquent comment vivre et comment être. Il fallait en faire un film. Mais je ne voulais pas en faire un biopic, je souhaitais inclure différentes histoires de femmes. L’idée de les utiliser comme des « indices » d’une enquête est apparue. Comme j’adore les histoires de détective, qu’il s’agisse de romans ou de films, c’était tout à fait naturel que le film soit une histoire de détective.« 

Interrogé sur l’aspect visuel de son film, elle explique :  « Mon directeur de la photographie et moi-même avons passé beaucoup de temps à discuter du style visuel du film. Je voulais que le cœur du long métrage soit plutôt froid, dans des tons bleutés, à l’image du monde du détective qui manque de chaleur ; c’était aussi important pour l’atmosphère du film – son mystère, sa beauté hantée, une beauté qui devait subjuguer mais qu’on devait ressentir comme dangereuse en même temps (de la même manière que Kinley voit Choden dans le film). Nous avons spécifiquement tourné pendant la saison des moussons, car je voulais que le film soit dans les nuages, la brume, une certaine grisaille – et cela a participé à exprimer les différentes couches d’inconnu dans le monde de Kinley. Ça c’est donc la palette générale du film. Puis je voulais que les couleurs chaudes signifient quelque chose. Du coup, au fil du film, il y a ces moments où l’on voit une touche de rouge, d’orange ou de chaleur dans le champ (principalement à partir d’une bougie allumée, ou quelque chose de ce style). Je souhaitais que la couleur représente, d’une certaine manière, la « vérité », l’idée de « découverte » et qu’on mesure la distance qu’il y a entre elle et le détective – ou la façon qu’a celui-ci de la refuser. La palette change vers la fin du film, les dernières scènes sont chaudes, rayonnantes. Nous avons fait beaucoup de tests avant le tournage pour choisir les bons filtres, la bonne lumière. Mon directeur de la photographie et moi-même avons passé beaucoup de temps à filmer la nature avant de débuter réellement le tournage du film. Plein de plans de fleurs, d’arbres, de nuages etc… C’était très important parce que je sentais qu’ainsi, nous pourrions nous familiariser avec le look du film. Le temps passé dans la nature nous a aidés à ressentir la texture de l’espace et de l’environnement, et à trouver la meilleure façon de les filmer. C’est comme si la nature nous guidait. D’ailleurs certains de ces plans de nature ont été inclus dans le montage du film. La boucle est bouclée en quelque sorte ! »

Lorsqu’on lui demande comment elle est parvenue à faire le film, elle répond : « Il m’arrive parfois de ne plus savoir comment je suis parvenue à produire ce film, tout en assurant la réalisation, l’écriture et le montage ! Ce n’était pas par choix. Nous sommes une industrie si jeune au Bhoutan, nous n’avons pas vraiment de « producteurs » à proprement parler. La plupart des producteurs bhoutanais, ce sont surtout des investisseurs, des producteurs exécutifs. Je ne pouvais demander à personne d’être mon producteur, alors je me suis chargée de cette tâche. Je n’ai pas de regrets, mais ça m’a presque tuée… Quand je repense à cette expérience, à cette espèce de transe dans laquelle j’étais, comme une machine, je pense que je n’ai même pas assez de recul pour l’analyser pleinement. C’était comme un trou noir, dont j’ai le sentiment d’à peine sortir. C’était mon premier film en tant que réalisatrice, mais aussi en tant que productrice. Je troublais en permanence les lignes entre réalisatrice et productrice, ce qui n’est jamais bon. Comme productrice, je m’assurais que chacun mange convenablement sur le tournage, tout en pensant à mon prochain plan comme réalisatrice. Et puis comme nous avions un très petit budget avec une petite équipe, une grande partie de mon rôle de producteur a consisté à faire plein d’autres choses – ramener des membres de l’équipe chez eux avec ma voiture, gérer le budget, être la première sur le tournage pour bien tout mettre en place, ainsi qu’être la dernière pour être sûre que tout soit en ordre. Tout cela était physiquement ardu, et je pense que cela a dû affecter ma réalisation car ma concentration était un peu en désordre. Du coup je regrette certains éléments en ce qui concerne la mise en scène, des choses que j’aurais faites différemment, ou en étant plus incisive ou focalisée. Et j’ai pu m’appuyer par ailleurs sur une bonne responsable de production, même si elle non plus n’avait jamais travaillé sur un film auparavant.

Dechen Roder est l’une des premières réalisatrices du royaume du Bhoutan. Elle tourne des court-métrages et des documentaires depuis 2005 (An original Photocopy of Happiness en 2011). Son court-métrage le plus récent, Lo Sum Choe Sum (3 Ans et 3 Mois de Retraite) a concouru dans le programme des courts-métrages de la Berlinale 2015 et a été projeté dans de nombreux festivals à travers le monde, notamment le Palm Springs Short Fest, Melbourne, Fribourg et le Seoul International Women’s Film Festival. Dechen Roder est la co-fondatrice et l’organisatrice de l’unique festival de film bhoutanais, le Beskop Tshechu Film Festival. Lorsqu’elle ne travaille pas sur ses propres projets, elle se consacre à la production, l’écriture ou la réalisation de projets institutionnels. Dakini (Munm Tashi Kyidron) est son premier long-métrage qui a remporté le Prix des Exploitants au Festival de Vesoul (FICA 2018) et a été sélectionné à la Berlinale 2018, section Panorama.

Dakini est un film en langue zongkha, dialecte tibétain et langue officielle au Bhoutan.

Jamyang Jamtsho Wangchuk a commencé sa carrière d’acteur à l’âge de 14 ans en interprétant le jeune Dalaï-Lama dans le film Sept ans au Tibet de Jean-Jacques Annaud.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoléri.

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