Lundi 06 Mars 2023 à 20h – 20ième Festival
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Hideo Nakata, Japon, 2002, 1h41, vostf
En instance de divorce, Yoshimi et sa fille de six ans Ikuko emménagent dans un immeuble vétuste de la banlieue de Tokyo. Alors qu’elles tentent de s’acclimater à leur nouvelle vie des phénomènes mystérieux se produisent. Qui est cette fillette en ciré jaune qui se promène dans les couloirs ? Pourquoi un petit sac pour enfant rouge ne cesse d’apparaître entre les mains d’Ikuko ? Quelle est l’origine de ces ruissellements qui s’étendent sur les murs et le plafond de leur appartement ? Une menace venue de l’au-delà va tenter de séparer la mère de sa fille.
En première partie: 200.000 Lieues sous les mers (Georges Méliès, France, 1907, 10’01).
Notre article
par Philippe Serve
L’eau. Nous savons tous à quel point elle est incontournable sur Terre et dans les conditions mêmes de la Vie. Le corps humain est composé à 65% d’eau, notre planète en est recouverte à 72%. Les exobiologistes, chasseurs de vie extra-terrestre, cherchent en priorité à détecter toute trace d’eau sur les autres planètes et leurs satellites, au sein de notre système stellaire ou dans d’autres, plus lointains. L’eau apparaissant sous multiples formes, liquide, gelée ou en vapeur – mers et océans, nuages et pluies, brouillard et brume, banquise, mais aussi larmes, sueur, etc. –, elle se prête forcément à une quantité infinie d’associations concrètes comme imaginaires, scientifiques aussi bien qu’artistiques, psychologiques, émotionnelles, symboliques, usine à fantasmes, à rêves et à cauchemars…
Le cinéma, comme les autres arts avant lui et notamment la littérature, la poésie et la peinture, a ainsi mis l’eau à toutes les sauces, si j’ose dire. Mers et océans se taillent forcément la part du lion avec des œuvres parfois adaptées de romans et aussi disparates (en thème et en qualité) que Titanic, Le Grand Bleu, L’Odyssée de Pi, Le vieil homme et la mer, 20.000 lieues sous les mers (dont l’excellente adaptation hollywoodienne de Richard Fleischer est présentée à ce Festival), Abyss (sans doute le plus beau), La vie aquatique, En pleine tempête, etc. Et je ne cite pas ici les nombreux films de sous-marins et de divers requins malfaisants si à l’aise dans leur élément naturel et dont aucun bien sûr ne vaudra jamais l’originel Jaws (Les dents de la mer). Si l’océan s’avère une menace par les créatures pouvant en surgir (de Moby Dick au requin de Jaws), elle peut aussi réserver de belles surprises comme dans le très beau La forme de l’eau, de Guillermo del Toro (2017). Quand les océans s’évaporent, naissent les nuages et quand ceux-ci craquent voilà la pluie… Tout le monde ne se nomme pas Gene Kelly pour y trouver plaisir à y chanter et danser. La plupart du temps, le grand écran nous propose des pluies diluviennes et destructrices, à moins qu’elles ne semblent tout simplement inhérentes à la géolocalisation des œuvres, toile de fond incontournable par exemple des films coréens. Les histoires contées s’y retrouvent comme noyées et fortement impactées par le caractère sans fin et impitoyable de cette eau qui se déverse à grands seaux sur des personnages psychologiquement marqués comme par un destin funeste. Les films ici sont légion, de Memories of Murder (2003) à The Host (2006), les deux superbes films de Bong Joon-ho, pour ne citer qu’eux. Cette pluie qui semble illustrer les larmes de pauvres êtres damnés, on la trouvait déjà frapper les pavés luisants de tant de films français du réalisme poétique. Les ports embrumés, la pluie dégoulinant sur les cirés et les visages las de vivre, la sueur de la peur et/ou de la rage… Naturellement, vu sa situation géographique et la structure même du pays, le Japon – pourvoyeur d’une des plus grandes cinématographies au monde, et je parle ici de qualité – ne pouvait échapper, archipel entouré d’un océan et de quatre mers, à la présence de l’eau dans ses films. Et pourtant, de façon surprenante, ce n’est pas là un thème dominant de ce cinéma, du moins en dehors des films d’animation. La mer n’est souvent qu’un élément passif du décor. Mais la pluie, elle, est beaucoup plus présente, à l’instar du cinéma coréen, même si de manière moins systématique. Bon nombre de films d’Akira Kurosawa se déroulent sous des averses intenses : Les 7 samouraïs et L’Ange ivre principalement, mais aussi Chien enragé, Rashomon, L’Idiot (adapté de Dostoïevski). L’eau, qu’elle soit stagnante (marécages, points d’eau…) ou mouvante (mer, pluie…) est dotée de significations symboliques diverses et variées. Des exceptions s’avèrent cependant notables : L’Île nue (Kaneto Shindo, 1960), Still the Water (Naomi Kawase, 2014), La Femme d’eau (Hidenori Sugimori, 2002) par exemple, sont tous centrés autour du thème de l’eau.
L’eau, dont Hideo Nakata – réalisateur de ce Dark water que nous allons voir lors de ce festival – rappelait peu après la sortie de son film combien elle représente le plus souvent pour les Japonais « un élément de terreur. Elle a fait et fait encore beaucoup de victimes lors des raz de marée, des crues. Les Japonais ont inconsciemment le sentiment que l’eau va les emporter. » Inondations, typhons et bien sûr les redoutés et redoutables tsunamis, tel celui terriblement meurtrier de 2011, conséquence d’un tremblement de terre dévastateur (autre frayeur récurrente sur l’archipel) et accompagné de la catastrophe nucléaire de Fukushima. N’oublions pas La pluie noire (Shohei Imamura, 1989), retombée des explosions atomiques d’Hiroshima et Nagasaki… L’eau se retrouve ainsi fréquemment associée dans les films nippons aux diverses gradations de la peur ou de la tristesse, les amours des couples malheureux se retrouvant souvent dépeints sous les averses, en liaison avec des rivières ou des cascades fatales. L’élément liquide n’annonce en général rien de bon à venir. L’eau sert par exemple de métaphore à la pollution et à la corruption dans le cinéma d’horreur japonais. Les suicides ou meurtres par noyades sont nombreux, avec une forte présence des puits maléfiques comme dans Ring (1998), le premier et célèbre opus terrifiant d’Hideo Nakata, adapté du même auteur que pour Dark Water, Koji Suzuki.
Dans le film qui nous intéresse, l’eau suinte et se déverse de partout sans que rien, jamais, ne parvienne à l’arrêter. Une eau sombre, comme l’indique le titre, comme la menace qu’elle porte en elle. Elle emporte le récit, les personnages, véhicule la terreur, tel un spectre omniprésent auquel on sait ne pouvoir échapper. Mais Dark water ne peut se résumer à une histoire d’eau. Le film va bien au-delà. Le vrai sujet est celui de la relation – protectrice – d’une mère envers sa fille dans un contexte déjà présent dans Ring : famille fracturée, traumatisme passé lié à l’enfance de la mère, abus ou négligence dont un enfant est victime. Ici comme là, le personnage principal est féminin et, on l’a vu, l’eau constitue l’élément liant le tout. Nakata a le talent de bâtir son film au moyen d’une mise en scène dépouillée, lente, jouant des codes du genre avec intelligence, sans démonstration tapageuse, faisant monter le malaise, puis l’inquiétude, la peur, la terreur, pour déboucher sur l’épouvante et surtout une poignante tristesse. Comme l’a bien exprimé la critique Kat Ellinger, Dark Water est « une balade de terreur surnaturelle profondément ancrée dans l’agonie de la condition humaine. En s’appuyant sur un conte de fantômes traditionnel, le réalisateur explore les thèmes de l’isolement, du deuil et de la nostalgie, qui régissent ce récit mélancolique. »
Sur le web
Dark water est basé sur le recueil de nouvelles homonyme de Kôji Suzuki, l’auteur du roman Ring qui servira de base au film phénomène déjà réalisé par Hideo Nakata. Plus précisément, Dark water est l’adaptation de la nouvelle L’Eau flottante contenue dans le recueil.
Pour écrire sa nouvelle L’Eau flottante, l’auteur Kôji Suzuki s’est basé sur l’une de ses propres expériences. « Il y a sur le toit de l’immeuble un container identique à celui décrit dans la nouvelle et dans le film« , raconte-t-il. « Personne ne va jamais là-bas, sauf pour faire des feux d’artifice ou pour en apercevoir. Un soir, je suis monté avec mon fils, justement pour regarder un spectacle. Quand nous sommes arrivés sur le toit, j’ai vu un petit sac à main rouge posé au-dessus du réservoir d’eau. En l’ouvrant, j’ai trouvé un maillot de bain. Il n’y avait rien d’autre. Je n’ai pas compris ce que faisait ce sac à cet endroit là. Bien que cela soit étrange, j’ai imaginé qu’une femme venait nager là.«
A la base du projet, le producteur Takashige Ichinose a engagé deux jeunes scénaristes, issus de l’école de cinéma où le script de Ring Hiroshi Takahashi donnait des cours, pour écrire la trame de Dark water. Le producteur a demandé à chacun de rédiger un script, l’un plus hollywoodien et l’autre plus intimiste. C’est le deuxième angle d’attaque qui a été choisi par Hideo Nakata.
Scénaristes de Dark water après que la trame de l’histoire eut été mise sur le papier Yoshihiro Nakamura et Ken-Ichi Suzuki avaient déjà collaboré avec Hideo Nakata sur The Last scene réalisé en 2001. Le metteur en scène a également pu retrouver Kenji Kawai, son compositeur sur Ring.
Après avoir longuement hésité entre tournage en studio ou prise de vue en décor naturel, Hideo Nakata et son équipe se sont tournés vers la deuxième solution. C’est tout d’abord seulement l’appartement de l’héroïne malheureuse Yoshimi qui a été créé pour des raisons de place, avant que la construction du rez-de-chaussée avec la loge du concierge et celle de l’étage de l’appartement hanté ne soit décidé pour des raisons esthétiques.
Elément central de Dark water, l’eau est un thème récurrent des films de Hideo Nakata, déjà présent dans Ring à travers le puits où se cache un lourd secret et Ring 2, les deux oeuvres du réalisateur les plus connues en Occident. Dark water partage par ailleurs son héroïne féminine malmenée et ses fantômes avec Ring.
Pour son producteur Takashige Ichinose, Dark water « n’est pas un simple film d’épouvante. C’est autant un drame intimiste qu’une chronique désabusée rendant compte d’une certaine réalité de la société japonaise.«
Avant même sa sortie dans les pays occidentaux, Dark water a été l’objet d’un projet de remake américain produit par Bill Mechanic, à l’image du remake de Ring réalisé par Gore Verbinski et de celui de Chaos, attribué à Jonathan Glazer.
Présenté en compétition officielle du 10e Festival de Gérardmer, Dark water en aura été le grand vainqueur en cumulant trois prix : le Grand Prix du Festival du Cinéma Fantastique de Gerardmer, le Prix du jury jeune et celui de la critique internationale.
« Hideo Nakata est né le 19 juillet 1961. Après avoir suivi des cours dans une école de cinéma, Nakata se promène de tournages en tournages, avant de devenir assistant réalisateur de Konoma Masaru, metteur en scène spécialisé dans le « roman-porno« . Il se servira plus tard des ses enseignements, appliquant à la peur les mécanismes utilisés pour susciter l’excitation. Après s’être essayé à la télévision, Nakata signe son premier long-métrage avec L’Actrice fantôme (1996), qui contient quelques pistes développées par la suite dans Ring (1998). Depuis le triomphe de ce dernier, Nakata a tourné neuf autres films (touchant aussi bien le thriller que le documentaire ou le conte), dont le plus récent est Dark Water. Après le remake de Ring, ce sont L’Actrice fantôme, Chaos et ce Dark Water qui sont en court de développement aux Etats-Unis.
2002 Dark Water 2002 The Embalmer 2001 Last Scene 2001 Sadistic and Masochistic 2000 Sleeping Bride 2000 Chaos 1999 Le Cerveau de verre 1999 Ring 2 1998 Ring 1997 Assassin’s Town 1996 L’Actrice fantôme
Hideo Nakata le répète à qui veut l’entendre: l’horreur n’est pas sa vocation première en tant que cinéaste. Pourtant, après l’effrayant Ring, Dark Water s’impose comme une nouvelle réussite du genre. Mieux, Nakata y approfondit ses thèmes de prédilection, de quoi y voir les prémices d’une mutation, celle d’un faiseur talentueux en un auteur affirmé. Dark Water, c’est en effet une sorte de variante de Ring. Les deux films disposent déjà de quelques artisans communs: nouvelle adaptation d’une oeuvre de Koji Suzuki, même chef opérateur et même musicien que pour les aventures de la vidéo maudite. En outre, le processus de la peur exploité ici est voisin: comme dans Ring, la peur qui intéresse Nakata, c’est celle qui provient du quotidien. Dans l’un, le poste de télévision devient une fenêtre vers l’enfer présente dans chaque foyer. Dans l’autre, c’est l’eau qui devient un motif de frayeur. Nakata ne fait qu’obéir à une règle élémentaire du genre (qu’il soit cinématographique ou littéraire): l’élément fantastique n’en sera que plus effrayant s’il apparaît en rupture avec un environnement réaliste. L’eau devient ainsi le véhicule anodin du spectral.
Tout comme Ring, Dark Water se nourrit d’éléments typiques de la culture nippone – ici l’eau comme milieu fantomatique. On assiste ainsi à une certaine surenchère: pendant que l’eau est confinée au fond d’un puit lors du premier film, celle-ci ne cesse de déborder dans Dark Water. La manifestation du fantôme devient active: l’eau, dans laquelle baignent les âmes des morts, inonde Tokyo jusqu’à l’appartement de Yoshimi. Autres points communs entre les deux oeuvres: une certaine fascination pour le monstre, un regard désenchanté sur la solitude enfantine, une récurrence d’héroïnes malmenées au détriment de personnages masculins forts. En somme, un univers pour le moins torturé.
Ce qui témoigne d’une plus grande maturité chez Nakata, c’est le regard qu’il porte sur ses personnages: Dark Water revêt des atours de drame horrifique plus humain, et donc plus poignant qu’un pur film d’horreur. Le fantastique fait office de toile de fond qui s’étend peu à peu dans la vie de Yoshimi. De la place (ou non place) d’une femme condamnée au dévouement dans une société archi-patriarcale, Dark Water décrit le quotidien d’une femme qui se noie peu à peu dans le sien. Entre sa quête d’un emploi, ses soucis liés à son divorce et sa peur permanente d’être une mauvaise mère, Yoshimi finit par perdre pied. L’eau qui traverse les murs est un compte à rebours pour le jeune femme, une marée qui progresse, lui rappelant sans cesse qu’elle se rapproche de l’asphyxie. Le film est ainsi construit en crescendo, du drame qui sommeille jusqu’au raz-de-marée final, sommet à la fois en termes de frayeur et mais aussi d’émotion.
En effet, les gouttes s’échappant de toute part sont autant de larmes qui pleurent une enfance dévastée, autant de signes d’un ange furieux qui martelle son chagrin immense, qui manifeste une présence palpable. Nakata filme un monde vivant mais déjà gagné par la mort, à l’image d’un immeuble rongé par les spectres, totalement déserté (y voit-on un seul habitant durant le film?) ou d’un ascenseur fantôme (formidable utilisation encore une fois d’un élément quotidien devenant générateur de peur). Yoshimi (intense performance de Hitomi Kuroki) se perd dans un labyrinthe de béton, Dark Water se changeant peu à peu en macabre ballet aquatique, où les enfants sont oubliés et où la libération et le salut passent par le renoncement. » (filmdeculte.com)
« …Si Ring est le film qui a permis au réalisateur japonais Nakata d’accéder à la reconnaissance internationale, la confirmation critique intervint en 2002 avec la sortie du drame horrifique Dark Water. Récompensé dans de nombreux festivals de film fantastique en Europe, ce long-métrage assoit la réputation de conteur hors pair que certains cinéphiles apercevaient déjà en Nakata qui est un cinéaste de la littéralité. La grande clarté narrative de ses projets, associée à son ambition esthétique visible, démontre une connaissance accrue du langage cinématographique…
… Dans Dark Water, l’impossibilité de fuite est visible ou audible par différents procédés. D’une part, il y a ces légendes qui se racontent et qui sont subies par les personnages. Comme dans Ring, le moyen de trouver la paix n’existe que dans la contamination d’autrui. Répéter, réenregistrer des VHS devient ici une galerie de signes propres à la famille, une affaire privée possible dans la vie de tous les jours. De fait, le poison mortel de Dark Water est encore plus pernicieux du fait que malgré le dégât des eaux apparent, la malédiction se déploie gr.âce ou à cause des détails anodins de la vie de famille quotidienne… En un sens, c’est ce qui rend Dark Water encore plus abouti et dérangeant : le fantastique provient avant tout d’une situation a priori banale et surtout banalisée.
D’autre part, le jeu sur les pièces confinées par des cadres dans le cadre, les répétitions de plans et d’axes de caméra font des couloirs de l’immeuble et des différents environnements un dédale infini et malléable, dans lequel les actants se perdent mais dans lequel ils sont contraints de revenir pour tenter de conjurer le mauvais sort…
Enfin, l’absence d’échappatoire se retrouve dans le motif le plus récurrent de Hideo Nakata : le cercle… En effet, la première marque du dégât des eaux est un cercle qui tâche le plafond du nouvel appartement de Yoshimi et sa fille… D’abord filmé comme une figure anonyme et littérale (c’est une marque d’humidité au plafond avant tout), le cercle grossit, laisse passer des gouttes de pluie et devient la conséquence et métonymie abstraite de l’appartement inondé à l’étage supérieur… Il est le symbole du chemin vers l’impossible et l’horreur perpétuel, voué à se répéter inlassablement. C’est avec cette idée de boucle que les êtres maudits de Dark Water gardent leur jeunesse et viennent hanter, dans une spirale infernale, ceux qui s’en approcheraient de trop près et ceux qui subiraient les mêmes souffrances que ces esprits. Pour toutes ces raisons, Dark Water est un film majeur, un monument du fantastique très beau et redoutable de simplicité, dont la remasterisation et la ressortie au cinéma ne pourront que lui offrir un plus bel écrin. » (lebleudumiroir.fr)
« … Dark water balaie d’une vague glaciale les traditionnels clichés du film d’horreur.
La pluie. Le crépitement des gouttes fouettées sur le sol couvre les voix, donne le ton d’un film dans lequel l’eau devient un spectre, une boîte menaçante qui peu à peu s’écrase sur ce qu’elle contient : une mère et sa fille. Deux pantins dans un cirque sombre et clos au chapiteau dégoulinant d’une eau brunâtre, portés par des forces qui leur échappent, persécutés par un diable inconnu. Le film tout entier repose sur les épaules de Hitomi Kuroki et de l’adorable Rio Kanno, leurs personnages semblant avoir été taillés sur-mesure pour les comédiennes. Au-delà de ce choix judicieux, chaque acteur apporte sa touche personnelle à cette ambiance détrempée, parvenant à rendre plus sordide encore l’immeuble lépreux qui tient lieu de scène. Le vieux concierge, le mari, l’instituteur… Chacun accentue le poids des interrogations.
Le réalisateur nippon a bâti un mur autour d’une situation familiale presque courante, en équilibrant la relation mère-fille et l’univers d’épouvante qui les emprisonne. Un mur d’angoisse fissuré par des torrents d’eau grise mais trop dur à percer car habité par de vieux esprits insaisissables. Des démons qu’Hideo Nakata nous laisse entr’apercevoir avant de chaque fois claquer la porte des réponses trop faciles.
Intimiste, violent, angoissant, Dark Water est un modèle de film d’épouvante. Là où d’autres auraient pu forcer le trait, Nakata laisse monter la tension. L’horreur sert de support à son histoire, jamais gratuite. La caméra est simple, juste, froide. Un dépouillement qui donne au film sa couleur, son humidité fiévreuse, son réalisme. L’image tremble, capte l’eau et ses gémissements, répand le malaise. L’ambiance sonore faite de bruits de gouttelettes et de râles de tuyauterie, la musique pesante concoctée par Kenji Kawaï, tout concourt dans la bande-son à ajouter à cette histoire si étrange une dimension esthétique remarquable. A mesure que l’eau l’envahit, Dark Water se dirige définitivement vers un univers surréaliste et fantomatique, diffusant une oppression tenace qui ne demandera qu’à se transformer en épouvante… pour peu qu’il pleuve à la sortie du cinéma. » (avoir-alire.com)
« … Dark water ressemble à un conte de fées dont le loup serait absent, où seule la solitude de lieux sortis d’un vénéneux cauchemar suffiraient à créer la matière de l’envoûtement. La terreur quasiment insoutenable provoquée par certaines séquences vient moins d’une menace extérieure (le fantôme ici n’est plus qu’une projection, une vision intermittente, son origine importe peu) que de l’indissoluble étrangeté provoquée par une situation déréglée, indécise, en attente (la résolution de l’acte de divorce qui ne vient pas). Nakata enchaîne les effets de lenteur, de suspension et de dilatation avec une telle maestria que toute impression de douceur devient chez lui prétexte à la mise en tension du spectateur, entre faux apaisement et inlassable montée de l’angoisse. On songe beaucoup ici à La Maison du diable de Robert Wise. De l’un à l’autre, la même capacité d’enchantement et de terreur, d’envoûtement et de magie, le même espoir renouvelé en un cinéma de la pure croyance. » (chronicart.com)
« … Dark Water installe la tragédie d’un monde contemporain où les adultes courent après le temps, à la recherche d’un travail qui les fera subsister, quitte à sacrifier leur vie de famille. Jamais Nakata n’a été aussi proche du fantastique de Kiyoshi Kurosawa que dans cette oeuvre. De bout en bout, le cinéaste y fait le portrait de la solitude des grandes villes, peaufinant une atmosphère pluvieuses et grisâtre. La bande son y est particulièrement enveloppante et travaillée : son bruit de pluie, de fuites d’eau, de gouttes s’écoulant finissent par pénétrer le cerveau. Dark Water partage avec Kaïro, réalisé un an avant, cette texture photographique débarrassée de ses couleurs, presque effacée, et cette trainée sur les murs, comme un appel vers l’au-delà. Chez Nakata émergent en contraste, comme autant d’indices symboliques, quelques couleurs primaires, à l’instar du rouge vif du sac de Mitsuko, l’objet qui réapparaît régulièrement sur le chemin de l’héroïne : elle le jette, cherche à s’en débarrasser, mais le retrouve toujours, comme un signal, une direction à prendre. Le fantôme s’en sert pour mettre le vivant sur la trace de la vérité et l’aspirer vers son propre monde. Ce petit sac se fait la métaphore de la persistance de l’enfance, l’innocence sacrifiée qui se rappelle toujours à nous telle une faute à expier. L’adulte, quel qu’il soit, devra prendre la responsabilité de s’occuper de l’être qui fut abandonné même s’il s’agit de le suivre dans l’autre monde…
Nakata a beau plonger Dark Water dans le vertige individuel, il n’en oublie pas pour autant les ingrédients de la peur.. Cette peur par la suggestion et l’angoisse croissante, par les silhouettes qui s’échappent furtivement, le temps d’un regard, n’a rien perdu de son efficacité. L’influence de Nicholas Roeg est manifeste, le petit ciré jaune de Mitsuko faisant écho à cet autre enfant spectral tout en rouge errant dans Venise dans Ne vous retournez pas, figure terrifiante d’une enfance décimée ou le signe de reconnaissance revient à ce petit habit qui découpe la mystérieuse silhouette dans le vide et la nudité de l’espace. Le moindre élément aqueux ou suintant prend la forme d’une menace, l’humidité devenant un ennemi aussi dangereux et incarné que chez Lovecraft. Avec quasiment aucun effet spécial, Nakata parvient à susciter la frayeur par la simple présence d’une tache qui s’étend au plafond, d’un robinet qui goutte.
… Avec cette angoisse qui échappe à la mécanique du cinéma de genre pour lui préférer l’abîme de la mélancolie, Dark Water poursuit sa fascination liquide, personnification d’une détresse qui noie lentement le film, l’image, le décor et les âmes. Seule l’ultime séquence, malgré le drame de l’absence qui finit par apporter une sensation d’apaisement et de lumière – même ouatée. Ici les fantômes sont tristes et cherchent à entraîner les vivants dans leur monde pour surmonter leur désespoir.
Dark Water transpire ce gouffre d’une irréparable séparation : celle d’une cellule familiale éclatée vers la monoparentalité ; celle qui prive les petites filles – de leur vivant ou dans l’au-delà – de présences réconfortantes et protectrices ; celle qui éloigne les vivants et les morts. Au-delà de sa force fantastique, Dark Water est un grand film sur la résilience et le deuil. Et s’il existe bien un spectre infini qui envahit le film de Nakata, c’est bien celui du manque et de l’absence. » (culturopoing.com)
« Dark Water est tiré d’un recueil de nouvelles de Kôji Suzuki, avec notamment l’eau comme fil conducteur. Il sort ici en version restaurée 4 K, dans l’idée de créer des sensations différentes à l’œil grâce à cette haute définition. La version originale de Dark Water est sortie en 2002. Le réalisateur Hideo Nakata a progressivement fait sa place dans ce que l’on appelle la « J horror » (cinéma et littérature horrifiques au Japon) avec notamment Ring (1999) et donc Dark water . Si les fantômes, dans la culture japonaise, avec la figure des « Keidan », connaissent déjà un solide ancrage, le cinéma de Nakata en général, et de Ring et Dark Water en particulier, vont devenir des phénomènes mondiaux, inventant quasiment un genre, en particulier pour celui qui nous intéresse aujourd’hui. En effet, dans le cas de Dark Water, il est ici question d’épouvante et non d’horreur, et d’une forme de mélodramatique d’épouvante donc, magistralement mis en scène. Les quelques scènes horrifiques sont surtout là pour nous montrer le désespoir du fantôme, qui ne fait pas peur, mais qui souffre. Ce n’est pas un ectoplasme bête, méchant, avec un rire caricatural d’outre-tombe. Dans Dark Water, il n’y a pas une goutte de sang, et pourtant à de très nombreuses reprises, l’on frissonne de la tête aux pieds. Nous sommes ici à 1000 lieues des clichés, notamment d’un cinéma outre atlantique avec une omniprésence aussi dégoulinante qu’inutile d’un gore davantage risible qu’angoissant. Ici, c’est du grand cinéma, qui renverse, bouleverse, génère une émotion d’une rare force…
… Les stéréotypes consternants qui ont progressivement éloignés un large public du cinéma de genre, type le « Jump Scare », qui littéralement par un facile mais brusque changement d’image à l’écran vous fait bondir de votre siège, ne sont aucunement présents dans Dark Water. Sans doute, car au Japon, il y a eu un scénariste comme Chiaki J. Konaka qui avait rédigé une forme de manifeste, de règles à suivre, avec des recommandations pour faire de bons films de fantômes. Notamment l’idée de créer une attente, un ennui, pour laisser le temps de voir le truc arriver, donc tout l’inverse du « Jump Scare », mais qui au final va nous surprendre et nous faire peur dans une forme de tension, à travers cette eau qui va couler par exemple. Il est donc ici question d’une redoutable intelligence de narration, de complexité du rapport au temps, à l’inverse d’une utilisation simpliste de ficelles scénaristiques grossières et insensées. Dark Water que l’on pourrait comparer à La maison du diable (1963) de Robert Wise, ou Rosemary’s baby (1968) de Roman Polanski ancre son histoire dans un cinéma profondément social et psychologique.
Dans Dark Water, c’est ici toute la place du patriarcat qui sert de base et de décor avec ce combat ordinaire d’une femme pour apporter de la dignité à sa fille. Nakata installe ici un véritable récit empathique, dans un film qui fait autant peur qu’il nous touche en plein cœur. La tristesse du fantôme est d’une certaine façon assez fabuleuse tant elle nous affecte par son niveau de souffrance et de désespoir. Tout au long de Dark Water, cette pluie omniprésente au-delà d’apporter cette touche mélancolique, avec des plans de déambulations très poétiques, vient comme une allégorie des larmes de la profonde désolation du spectre, qui devient celle du spectateur. Cette distinction de classe entre horreur et épouvante ne vient pas gommer le caractère éprouvant, et le droit absolu de ne pas vouloir voir… Mais ce droit est à exercer en toute connaissance de cause en quelque sorte. Si certaines scènes font quand même clairement référence à des fantômes qui peuvent humainement terroriser quelque peu, c’est avant tout pour servir un caractère hautement bouleversant d’une histoire en effet tout sauf ordinaire. Le mal est en fait présent près de nous, en nous, il est social, sociétal et vient interroger un fonctionnement collectif. Dark Water en cet objet a aussi ce quelque chose d’une résonance quasi révolutionnaire…
…Masterclass de mise en scène, Dark Water ne vous laissera évidemment pas indemne. Les émotions sont à vif et très fortes, mais surtout elles sont sincères et dans cette évocation poignante d’un désespoir social. Les fantômes sont au final plus que jamais plein de vie, en laissant ici traîner le fameux sac rouge, et un ciré jaune de petite fille qui remplace le drap blanc burlesque… » (leschroniquesdecliffhanger.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.
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Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici