Vendredi 03 Décembre 2021 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Mikio Naruse – Japon – 1954 – 1h41 – vostf
Trois anciennes geishas décident de gagner leur vie autrement: la première devient prêteuse d’argent, la deuxième servante dans une auberge, la troisième femme de ménage.
Notre article
par Josiane Scoleri
Avec Derniers Chrysanthèmes, Naruse explore un sujet relativement peu traité au cinéma : le destin de la femme vieillissante, ou en tout cas considérée comme telle, selon les normes sociales. Dans la société japonaise des années cinquante, cela aurait été un non-sujet dans le cas d’une femme mariée, dont le sort est tout tracé par le mariage et la maternité. Ses états d’âme n’auraient intéressé personne, si tant est qu’elle eut pu les exprimer. En prenant comme sujet d’anciennes geishas, le tableau change du tout au tout. Ces femmes, dont la vie est par définition marginale, ne peuvent compter que sur elles-mêmes. Y compris lorsqu’elles ont des enfants. Leur statut n’est en rien comparable à celui d’une famille « officielle ». On le voit très bien avec le fils de Tamae, jeune homme désœuvré, peu à même d’aider sa mère ou la fille de Tomi, qui ne rêve que … de se marier.
Les trois personnages sont reliés par un passé commun, mais ces femmes ont des vies bien différentes et le film nous permet de passer de l’une à l’autre sans rupture. Les enchaînements vont de soi puisqu’elles se connaissent de longue date, ce qui nous donne un montage tout en souplesse où nous découvrons de scène en scène mille détails de la vie quotidienne, jusqu’à brosser un tableau très complet de tout un pan de la société de l’époque.
Il y a quelque chose du néo-réalisme dans cette peinture des petites gens, leurs espoirs, leurs joies et leurs peines, dans une proximité à la fois humaine et sociale, au plus près des corps, dans leur environnement immédiat, mais avec la « Japanese touch », cette retenue si sensible, où même les gros plans -rares- se font discrets. Et Naruse excelle dans cette sobriété. Il nous offre une mise en scène comme un ballet à pas feutrés où les acteurs glissent sans à-coups vers leur destin.
Le personnage de Okin n’est pas franchement sympathique à première vue. Elle compte des liasses de billets dès la première scène. On la sent dure, en affaires et dans la vie. Mais au fur et à mesure que le film avance, on se rend compte que la blessure est toujours là, sous la carapace pourtant épaisse. Et lorsque celle-ci affleure soudain, l’usurière âpre au gain se transforme quasiment en midinette devant la photo d’un ancien amour, sous notre regard médusé. Ainsi va le cinéma de Naruse, tout en nuances, dans une réelle empathie avec ses personnages.
De même, les relations entre les 3 femmes sont complexes. Ni tout amour ou amitié, ni réelle indifférence. Elles se connaissent bien et ne peuvent pas se raconter d’histoires. Elles se lancent volontiers des piques, avec cette pointe de méchanceté qui peut exister entre femmes et pourtant elles se savent liées, dans cette galère de la vie. Même Okin qui semble davantage capable de mener sa barque, paie elle aussi le prix fort de la solitude. Les relations avec les hommes sont presque toujours hors champ. Et fort peu reluisantes, lorsqu’elles font irruption dans le récit. Okin a beau rêver de son ancien militaire, lorsqu’il apparaît pour une visite vers la fin du film, on comprend assez vite qu’il est là pour lui demander de l’argent. Ils font certes semblant de se retrouver, mais aucun des deux n’est dupe. Okin sort même son instrument et chante pour son client comme « au bon vieux temps », mais le cœur n’y est visiblement pas. Quant à l’ancien amant, condamné dans leur jeunesse après le double suicide raté et récemment sorti de prison, il est tout simplement pathétique (et lui aussi en quête d’un prêt).
Même chez les personnages secondaires comme par exemple le couple du bar de quartier, c’est visiblement la femme, elle aussi une ancienne geishas, qui est aux commandes, le mari est là dans un rôle subalterne. Elle compte les billets et lui la monnaie, qu’elle vérifie! Naruse n’est pas tendre avec les hommes et démonte avec ses personnages masculins tous les clichés habituels sur la supposée solidité des hommes, leur sens des responsabilités, de la famille, etc…
Pour Tomi et Tamae, les deux autres geishas, les hommes appartiennent à leur ancienne vie, même s’il est constamment question de remariage. Le mariage demeure la planche de salut par excellence, y compris pour d’anciennes geishas . Comme un mirage, auquel il faut bien se raccrocher, malgré les évidences. Les deux femmes sont touchantes dans leur compagnonnage de malheur. L’une pleine de gouaille et d’envie de vivre, portée sur la boisson et volontiers dépensière du peu qu’elle a. L’autre, dépressive et rêveuse, comme en retrait du monde. Là aussi, la mise en scène est épurée. La simple juxtaposition des deux caractères (elles partagent le même logement) fondamentalement différents, suffit à mettre en lumière alternativement l’une et l’autre, à faire ressortir leur personnalité.
Dans le même temps, le film est ponctué de moments plus légers, une pointe d’humour, une répartie inattendue, un souvenir heureux… Par exemple l’anecdote du « Monroe Walk », le balancement exagérée des hanches à la Marilyn Monroe, démarche fort peu accordée à la pudeur de la femme japonaise, qui intervient juste après la scène du départ du fils à la buvette de la gare. Le récit est ainsi aéré, avec des scènes où la tonalité mélancolique cède la place à quelque chose de bien vivant, voire même de fugacement joyeux.
La musique est discrète et pourtant bien présente, dans une alternance entre musique traditionnelle japonaise et musique symphonique occidentale. Elle évoque ainsi elle aussi les changements en cours à l’époque, dans un Japon encore profondément tiraillé entre tradition et américanisation qui sert de toile de fond au film. ( les vêtements des femmes, les coupes de cheveux qui pointent aussi souvent une différence de génération, les projets immobiliers, évoqués plusieurs fois dans le film, ceux qui sauront prendre le train en marche et ceux qui resteront à quai…).
Derniers chrysanthèmes parle de tout ça aussi dans une réflexion de fond douce-amère, servie par des actrices au diapason du film qui rendent toutes ces femmes profondément attachantes, vulnérables et fortes à la fois. Le tout sans emphase, mais avec une justesse de ton incomparable. Nous sommes véritablement dans l’âge d’or du cinéma japonais.
Sur le web
… Naruse, au sommet de son art, réalise juste avant Nuages flottants ce film (plus souvent identifié comme Chrysanthèmes tardifs dans sa filmographie) adapté d’une histoire originale de Fumiko Hayashi et consacré à des femmes entre deux âges, mises au ban de la société. Acte de bravoure s’il en est, au regard du désintérêt global pour ce type de sujet au cinéma, Derniers chrysanthèmes brosse, avec une acuité extrême, mais sans emphase, l’hypocrisie d’une société japonaise où les femmes, même libérées du mariage forcé et s’émancipant doucement du joug des traditions, restent dominées par la veulerie et la vanité des hommes. D’ailleurs, Kin, geisha retraitée gérant ses intérêts de prêteuse sur gages, pour se défendre et subsister dans ce monde patriarcal, prend elle-même, dans sa relation avec les autres, une posture de pouvoir masculine. On n’oubliera pas les scènes très marquantes de sa cupidité et de sa cruauté, qui se lisent subtilement sur les traits de l’actrice Haruko Sugimura, véritable muse du 7e art, interprète de nombreux films d’Ozu. Deux autres portraits de geishas montrent la capacité de Naruse à dépeindre en toute discrétion les caractères psychologiques et les blessures intérieures des êtres, dans un va-et-vient sempiternel entre espoirs perdus et trivialité du monde. En somme, là encore, il signe un véritable chef-d’œuvre. (bande-a-part.fr)
Derniers chyrsanthèmes est l’un des deux inédits de Mikio Naruse sortis en salles dernièrement – l’autre étant À l’approche de l’automne (1960). Le film mêle trois courts récits de l’écrivaine féministe Fumiko Hayashi (1903-1951) : la nouvelle homonyme datant de 1948 ; Narcisse (Suisen, en écriture rômaji) et L’Aigrette (Shirasagi) datant de 1949. Fumiko Hayashi, une autrice sur des œuvres de laquelle Mikio Naruse a eu d’autres occasions de travailler. Notamment pour Le Repas (1951) et Nuages flottants (1955). Les personnages de Derniers chrysanthèmes sont hantés par l’argent. Il n’y a pratiquement pas une scène, au cours du film, où il n’en est question. Au risque d’être étouffant et verbeux, Mikio Naruse veut montrer que la pécune régit tout dans les relations humaines. Trois chrysanthèmes sur le retour sont filmés par le cinéaste. Des femmes ayant cessé l’activité de geisha qui était la leur quelques années auparavant, que l’âge commence à faner, qui sentent leur vitalité et leur santé décliner… Le monde de Derniers chrysanthèmes est terriblement étroit, sombre et sec – seuls les plans narusiens de la pluie expriment de l’extérieur la tristesse qui étreint l’esprit des personnages. (culturopoing.com)
Grand représentant du néoréalisme japonais, à la manière de son compatriote Yasujirō Ozu, Mikio Naruse signe avec Derniers chrysanthèmes, sorti en 1954, un film mélancolique et sensible. Les faubourgs « shitamachi » de Tokyo constituent le cadre du film de Mikio Naruse, cinéaste japonais longtemps méconnu en Europe. Ses longs métrages ont été largement découverts depuis les années 90. A la manière de Yasujirō Ozu, le metteur en scène est le grand illustrateur d’un néoréalisme nippon (le « shomin gekiqui« ), privilégiant volontiers la banalité quotidienne, dans laquelle s’immiscent drames et incompréhensions, sans que le jeu des actrices et des acteurs ne leur confère un excès de pathétisme qui, pour le coup, en ferait de pesants mélodrames : ainsi, les larmes d’une mère dont le fils s’apprête à partir sont d’abord suggérées par des reniflements et les soubresauts d’un corps filmé de dos, avant de se mélanger à l’eau d’un seau, destiné au ménage. L’attention constante que Naruse porte aux femmes dans son cinéma ne se dissémine pas dans une série d’effets dramatiques, elle se déploie à travers une durée des plans qui laisse l’initiative aux comédiens et aux paroles souvent concises. En même temps, comme l’intimisme d’Ozu que Naruse rejoint à bien des égards, la délicate évocation de ces existences malheureuses dit un état de la société japonaise de l’après-guerre : la pauvreté économique sur laquelle capitalise Kin, en vivant de son activité de créancière, semble le prolongement d’un désert affectif qui impacte la société tout entière. Certains personnages en souffrent, d’anciennes geishas ou des hommes jadis aimés, désireux de renouer avec l’héroïne…Mélancolique et sensible, Derniers chrysanthèmes, dont la sortie est inédite en France, distille une émotion indicible à laquelle on ne résiste pas. (avoir-alire.com)
L’œuvre de Mikio Naruse (1905-1969), le quatrième grand maître du cinéma japonais, et le plus méconnu, n’en finit pas de dévoiler ses pépites. Dans Derniers chrysanthèmes (1954), une ancienne geisha vit avec sa servante sourde-muette dans un quartier malfamé de Tokyo. Seul l’argent l’intéresse désormais, qu’elle accumule en louant des chambres et en prêtant avec intérêt à d’autres geishas retraitées. Naruse évoque le vieillissement d’une manière plus frontale que d’habitude. Les scènes où Kin retrouve deux anciennes collègues minées par la tristesse et l’alcool, puis ses vieux amants qui ne s’intéressent plus qu’à sa fortune(pourtant relative) sembleront cruelles. Mais au-delà de l’apparente austérité de la mise en scène et du refus de la dramatisation se devine le profond attachement du cinéaste pour son personnage qui, comme toutes les grandes héroïnes narusiennes, est victime de la lâcheté et de l’égoïsme des hommes… (telerama.fr)
… Comme souvent chez Naruse, les héroïnes se retrouvent dans des situations peu enviables. Même le personnage central de Derniers chrysanthèmes, Kin, une ancienne geisha métamorphosée en usurière revêche, connaît des revers sentimentaux. Le reste du panel n’est pas mieux loti : les trois anciennes collègues de Kin sont dans la mouise (et à la merci de la prêteuse) et l’une d’elles flirte avec l’alcoolisme. Mais Naruse relativise le malheur et la désillusion grâce à sa mise en scène aérée, au sens propre. Voire les deux scènes finales, toutes deux filmées en extérieur, qui ont une tonalité plaisante malgré tout. La plus guillerette, qui témoigne du sens de l’humour du cinéaste et de son refus du pathos, met en scène Tamae et Tomi, deux des anciennes geishas qui vivent ensemble (l’une migraineuse, l’autre addicte au jeu et à la bouteille). Voyant passer une jeune femme qui se déhanche exagérément, Tomi nomme cela le « Monroe walk » (par analogie avec Marilyn) et se met à la singer comiquement. Ici comme ailleurs, la devise implicite de Naruse est « la vie continue vaille que vaille »… (humanité.fr)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri. Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.
Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici