Derrière la colline



Vendredi 14 Juin 2013 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Emin Alper – Turquie – 2013 – 1h34 – vostf

Au pied de collines rocheuses, Faik mène une vie de fermier solitaire avec son métayer et sa femme. Quand arrivent de la ville son deuxième fils et ses petits-enfants, il les met en garde contre les nomades qui traversent la région. Tandis que se déroulent les vacances, la menace rôde, silencieuse et invisible.

Notre article

Par Bruno Precioso

Apprendre que Derrière la colline est le fruit d’un long travail d’écriture ne surprendra pas après l’avoir vu. On est en permanence tiré vers la littérature autant que vers le cinéma dans ce premier long métrage d’Emin Alper, belle démonstration d’une économie de moyen dont le cinéma turc s’était fait une signature avec Nuri Bilge Ceylan. Difficile d’ailleurs pour qui a en mémoire l’un des films du réalisateur des Climats de n’y pas songer, à juste titre, mais impossible tout à la fois de ne pas être dans le même temps transporté loin de là. Car les cinéastes-inspirateurs assumés sont ici multiples, de Peckinpah à Kubrick ou Park Chan-wook, pour prendre place dans une intrigue éminemment turque : fils d’avocat, Emin Alper se souvient que les affaires entre nomades et sédentaires étaient les affaires les plus courantes et restent dans la Turquie contemporaine très populaires.

Un cinéma de papier ?

Emin Alper a 39 ans lorsque son premier long métrage est sélectionné pour le festival de Berlin où il est distingué par plusieurs récompenses et une mention spéciale du jury. A son actif avant ce film qui impressionne, deux courts métrages (The letter et Rifat) et surtout des scénarios, nombreux, « qui attendent d’être tournés » dit Alper… Le texte qui a donné naissance à Derrière la colline a été rédigé voici quinze ans, puis remanié et transformé de sorte que chaque couche suscite un nouveau niveau de lecture, et complexifie une trame initiale dense et concentrée.

C’est une adaptation de la législation turque qui permet après 2004 à des réalisateurs débutants (pas forcément très jeunes d’ailleurs) d’envisager de passer derrière la caméra ; auparavant en effet, le financement public n’existe pas, et les réalisateurs financent leurs réalisations sur leurs fonds propres – comme ce fut d’ailleurs le cas de Nuri Bilge Ceylan pour Kosa et Kasaba, ses deux premières réalisations…Emin Alper décide de tenter l’aventure, et reprend le scénario d’une intrigue familiale dans laquelle il interrogeait les relations sociales dans une Anatolie centrale qu’il connaît profondément pour être né à Konya en 1974. Ce scénario remanié plusieurs fois prend la forme d’un récit allégorique où diverses thématiques s’entremêlent, au coeur de la société turque, de la politique identitaire conduite par un Etat qui connaît bien les situations de guerre sur son sol et celui de ses voisins… Chaque nouveau thème investit un personnage ou appelle la création d’un nouveau protagoniste, construisant un univers très articulé.

Pour des raisons d’économie de moyens, Emin Alper s’impose d’écrire très précisément tout le film, des dialogues aux cadrages. Mais la maigreur du budget n’explique pas à elle seule ce choix d’une écriture pointue. Du fait sans doute de sa formation universitaire (le théâtre avant le cinéma), de ses tropismes aussi, les références d’Alper sont littéraires. Il y a évidemment Yashar Kemal, l’auteur kurde de la trilogie Au-delà de la montagne, qui met en scène l’irrationnel d’une communauté paysanne au coeur de l’Anatolie. Puis le cinéaste cite pêle-mêle les écrivains américains du « Southern gothic », comme Faulkner et Flannery O’Connor… et les russes Dostoïevsky, Tolstoï, Tchekov – pour leur art de peindre l’intériorité des êtres.

Les remaniements d’une version à l’autre du scénario sont tels que des personnages aussi essentiels que le patriarche ou les nomades eux-mêmes n’existaient pas dans la première construction de l’histoire. Le personnage de Zafer est en revanche un personnage originel, posé dès le premier scénario dont l’intrigue tournait autour de la question de la masculinité en Turquie, des tragédies et conflits qui la traversent. A son accent, à diverses références, on comprend que Zafer, traumatisé par la guerre, vient du sud-est de la Turquie ; il est originaire de la zone kurde et incarne une double victime, du conflit du Kurdistan et du conflit qui oppose nomades et sédentaires. Zafer par les hallucinations nées du traumatisme de la guerre fait le pont entre la réalité turque et la réalité de cette famille anatolienne : la dialectique entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas s’incarne sur le plan esthétique, et le rôle joué par l’ennemi y est premier. A ce titre, l’invention du grand-père qui constitue le coeur de la famille, mais surtout celle des nomades ont réorienté l’intrigue : ils représentent l’invisible, agissant comme un révélateur de la paranoïa sur laquelle repose l’unité familiale artificielle… métaphore de la situation politique turque qui use de la menace pour créer un groupe uni – thème très actuel encore. C’est la volonté de combattre la menace qui réunit la « famille turque ».

Pour une « dissection de la masculinité moustachue et taiseuse » (Les Inrockuptibles)

Là est bien le sujet majeur du film tel que le dernier scénario le fait émerger : explorer la frontière ténue entre fantasme et réalité, utiliser trouées et béances dans la narration et le cadre pour y laisser apercevoir une sourde menace dont il est difficile de dire si elle gît en chacun des personnages ou les guette depuis chaque point de cette nature grandiose qui les enserre. Dans ce film où tout semble pointé au viseur, où les personnages sont soigneusement isolés par le minéral et l’aride, un angle mort insoutenable persiste donc. D’autant que la caméra affectionne plans subjectifs et acteurs filmés de dos comme autant de cibles dont les visages ne nous seraient livrés qu’après le coup de feu. L’art du cadrage dans ces plans qui s’étirent souvent est propice à une angoisse qui gagne tout le clan.

On découvre alors cette problématique qui, sans être spécifique à la Turquie, y est particulièrement pertinente des relations de domination et d’assujettissement qui organisent et finalement rassemblent une communauté. L’incarnation de cette domination passe par les modalités de la masculinité selon les âges et les postures sociales qui y sont attachées : de cette communauté d’où les femmes sont pratiquement exclues, les générations successives se donnent à voir comme autant de contrepoints au modèle de leurs aînés. Affligé d’un fils poète (et bien évidemment geignard) et d’un petit-fils traumatisé, le patriarche autoritaire Faik a bien du mal à reconnaître les siens comme ses égaux, si bien qu’à travers ces trois générations d’hommes, les fils semblent toujours devoir décevoir leurs pères comme Suleyman reste insaisissable pour Mehmet.

Mais la communauté familiale offre aussi l’allégorie d’un modèle politique où le charisme et la tradition qui fondaient l’ordre social tendent à disparaître avec Faik et Mehmet, où les rapports humains obéissent à des lois non écrites dans des paysages hors du temps.Chez Alper pourtant, la paranoïa prend un air de comédie noire, tant les personnages évoluent sur le fil de l’ironie sauvage ou du grotesque, à l’image de Faik et Mehmet. De fait, le film semble hésiter entre plusieurs genres cinématographiques, passant de la comédie noire au thriller paranoïaque ou au western contemplatif. De l’idée de frontière entre ‘‘nous’’ et ‘‘les autres’’, propre au western, on bascule sur une absence, plutôt chère au fantastique.

Par le choix de ses subtiles ruptures de ton, par l’omniprésence sonore d’une nature transcendante, par le spectacle de l’extrême âpreté de ses personnages malmenés, Emin Alper maintient son film en tension, à mi-chemin de l’épique et du grotesque, du paranoïaque et de la pure cruauté.

Sur le web

Derrière la Colline est le premier long métrage du réalisateur d’origine turque, Emin Alper. Le réalisateur a écrit le scénario il y a plus de 10 ans en s’inspirant de ses souvenirs d’enfance. Au moment de reprendre le projet, le cinéaste s’est aperçu qu’il ne pouvait plus raconter cette histoire avec une vision vieille de 10 ans : « Je me suis donc attaché à réécrire ce scénario en découvrant au fur et à mesure le potentiel allégorique du sujet« , confie le metteur en scène.

Emin Alper se dit grandement influencé par le cinéma de Sergio Leone : « Sans chercher à le copier, je voulais donner ce même sens épique à l’histoire que je racontais« , précise le cinéaste à propos de Derrière la Colline.

Le film a été tourné entièrement sans musique pour renforcer la tension de ce huis-clos « en extérieurs » filmé en steadicam et caméra à l’épaule.

Avec Derrière la Colline, Emin Alper construit une sorte d’allégorie de son pays, la Turquie d’aujourd’hui, « empoisonné par la paranoïa et la suspicion« , déplore le metteur en scène. « Ici, je parle de la Turquie dont le climat politique est basé sur ce même besoin de se créer un ennemi. Que ce soit les Kurdes ou un soi-disant complot international sans compter d’innombrables conflits internes. Chez nous, les débats ne peuvent jamais être raisonnables. Car les théories du complot sabrent les fondations de tout débat politique« , ajoute le réalisateur.

Emin Alper n’aime pas montrer de manière frontale et ostentatoire la violence dans ses films ; il s’en explique : « Cela revient souvent à jouer de manière perverse avec le public et donc, quelque part, à le prendre en otage et abuser de lui. (…) Il faut donc en montrer le moins possible pour garder le secret. Ainsi, il ne faut pas savoir précisément qui tire sur qui« .

Derrière la Colline a fait partie de la sélection officielle des films en compétition lors du Festival Paris Cinéma 2012. Par ailleurs, l’œuvre a remporté le Prix spécial du Jury au Festival du film de Sarajevo 2012 et a reçu la mention spéciale (meilleur premier film) au Festival de Berlin la même année.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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