Vendredi 20 Janvier 2017 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Davy Chou – Cambodge – 2016 – 1h39 – vostf
Diamond Island est une île sur les rives de Phnom Penh transformée par des promoteurs immobiliers pour en faire le symbole du Cambodge du futur, un paradis ultra-moderne pour les riches. Bora a 18 ans et, comme de nombreux jeunes originaires des campagnes, il quitte son village natal pour travailler sur ce vaste chantier. C’est là qu’il se lie d’amitié avec d’autres ouvriers de son âge, jusqu’à ce qu’il retrouve son frère aîné, le charismatique Solei, disparu cinq ans plus tôt. Solei lui ouvre alors les portes d’un monde excitant, celui d’une jeunesse urbaine et favorisée, ses filles, ses nuits et ses illusions.
Notre critique
Par Josiane Scoleri
Diamond Island est le premier film de fiction de Davy Chou, après ses débuts remarqués au cinéma avec le très beau » Sommeil d’Or », un documentaire dont la folle ambition était de nous montrer une cinématographie qui n’existe plus, celle de l’âge d’or du cinéma cambodgien, englouti corps et biens, c’est malheureusement le cas de le dire, par la folie Khmer Rouge. Davy Chou avait relevé le défi de faire vivre ces images disparues qui continuent à hanter l’imaginaire du pays tout comme les fantômes des morts hantent la mémoire collective.
Après s’être penché sur le passé et les traumatismes qui ont marqué le Cambodge du XXième siècle par le prisme du cinéma, Davy Chou nous livre avec Diamond Island une chronique distanciée du présent en train de se fabriquer sous nos yeux. L’oeil du documentariste travaille la fiction et ses personnages sont d’autant plus touchants qu’ils sont ancrés dans le réel.
Ainsi Bora va quitter sa campagne natale pour les chantiers de la grande ville. Une première scène d’exposition très sobre où Bora fait ses adieux à sa mère et à tout ce qu’il a connu jusqu’ici : le vert des champs et la forêt toute proche, les cases du village et la piste qui le traverse. Et sans transition, nous sommes dès le plan suivant au milieu des grues sur un chantier que l’on devine énorme. Le temps du générique suffit à nous en apprendre déjà beaucoup sur ce qui se passe au Cambodge aujourd’hui.
De manière générale, Davy Chou excelle dans un montage de contraste où la campagne s’oppose à la ville, les riches aux pauvres, le travail au désoeuvrement et surtout le jour à la nuit. Mais ce travail plastique ne s’arrête pas là. En fait, les plans eux-mêmes sont très contrastés. Dans les scènes de jour, les couleurs vives structurent le cadre, ce sont souvent les trois couleurs primaires qui font naître une géométrie dynamique à l’intérieur du plan : rouge, jaune et bleu pour les vêtements, les engins de chantiers, les grues, les maisons, etc…Dans les scènes de nuit, Davy Chou travaille sur une opposition puissante entre l’obscurité presque toujours très noire et les multiples jeux de lumière, réverbères, néons et autres lasers qui traversent le cadre et sculptent l’image. Le jeu des oppositions se poursuit avec la caractérisation des personnages. Bora et ses copains de chantier ont les cheveux courts et des t-shirts flashy. Le frère aîné qui côtoie la jeunesse dorée de Pnomh Penh porte les cheveux longs et s’habille toujours en noir. Les filles qu’il connaît n’hésitent pas à se teindre en blonde, celles de Diamond Island, de leur côté, portent plutôt des shorts hypra-courts, etc… etc…Les prolos et les bourgeois ne partagent pas la même idée de ce qui est moderne ou sexy. Forcément. Et c’est précisément ce « forcément » qui intéresse le réalisateur au premier chef. On sent bien que, pour lui, le scénario sert d’abord à mettre en avant des situations emblématiques de la réalité contemporaine de ce pays qu’il essaie de comprendre entre proximité et fascination.
Deux mondes qui s’ignorent cohabitent, deux sociétés parallèles sont en train d’émerger.Soulei, le mystérieux frère aîné qui a coupé les ponts avec sa famille l’a bien compris : il n’est pas possible d’avoir un pied dans chacun de ces deux mondes. On est soit d’un côté, soit de l’autre. S’il veut s’en sortir, Bora ne peut pas continuer de rêver à la jolie Asa, rencontrée à Diamond Island. Et c’est bien là que s’exprime la grande habileté de Davy Chou. Il n’oublie à aucun moment que nous sommes dans la fiction et que nous accompagnons Bora dans son apprentissage de la grande ville et de ses codes. Les émotions, pour retenues qu’elles soient – n’oublions pas que nous sommes en Asie – sont bien présentes et nous sommes touchés par tous ces jeunes gens à la recherche d’eux-mêmes tout autant que de leur avenir. La scène de la leçon de drague, par exemple, est un grand moment, à la fois tendre et drôle, où l’on apprend au passage que la mondialisation a réussi à faire de la St Valentin un jour J dans la vie des jeunes Cambodgiens. Mais les deux scènes de mise en pratique de la leçon nous offrent à leur tour un bon exemple de la délicatesse de la mise en scène, avec deux variantes très justes en fonction de qui drague qui et avec quelles intentions, sans oublier l’utilisation rapide de l’écran coupé en quatre où nous voyons comment les relations évoluent entre les uns et les autres. Les jeunes acteurs et actrices font d’ailleurs merveille dans ce marivaudage d’aujourd’hui. L’autre élément surprenant de la nouvelle vie de Bora, ce sont ses retrouvailles avec Soulei dont il était sans nouvelles depuis 5 ans. Davy Chou travaille la relation entre les deux frères surtout par le non-dit. Certes, Soulei fraye avec du beau monde, possède plusieurs signes extérieurs de richesse : la moto -indispensable pour la drague- et le non moins indispensable I-phone 6, mais sa situation ne semble pas si solide et la mention du riche mécène américain sème plutôt le doute qu’autre chose. La vie alterne ainsi entre rêves de gloire (l’Amérique) ou en tout cas de réussite sociale et la réalité du chantier (la mort de Dy qui faisait des heures sup la nuit), les moments de détente où s’exprime l’insouciance de la jeunesse et la complexité des liens familiaux. Pour Bora, la vie bascule très certainement à l’annonce de la mort de la mère, qui intervient assez tard dans le film. Bora retourne, seul, au village. Une nouvelle fois Soulei aura fait défection. Bora n’a pas d’autre choix que de quitter l’enfance, ce qui nous vaut une très belle scène dans la forêt, où il règle en quelque sorte ses comptes avec ce frère défaillant dans un dialogue imaginaire (« pourquoi tu m’as menti ? »). Encore une fois, le montage participe de ce moment charnière. Dans la scène suivante, Bora est en chemise blanche, c’est la St Valentin de l’année suivante et Bora dit au détour d’une phrase « Tu sais que je ne vais plus à Diamond Island »…
La fin du film s’offre comme un bilan du parcours des uns et des autres. Mis à part Bora, tous sont restés à Diamond Island et la frontière de classe passe, on le sait, non seulement par la géographie (il suffit de passer le pont) et le travail, mais aussi les loisirs. Concert en bonne et due forme d’un côté, karaoké toujours un peu pathétique de l’autre. La musique joue d’ailleurs un grand rôle dans le film où chansons mélos et rythmes électroniques signent chacun à leur manière un rapport à la modernité et à la mondialisation.
Avec ce premier long-métrage de fiction, Davy Chou nous offre ainsi un film dont les différentes strates se révèlent peu à peu. La piste sociologique et la piste narrative se chevauchent souvent pour nous livrer une oeuvre plus complexe qu’il n’ y paraît, avec un grand soin apporté à l’image, un sens du cadre qui ne se dément pas, sans céder pour autant à la tentation de la virtuosité pure. L’esthétique est mise au service du fond, souvent avec une ironie mordante, comme dans la pub de présentation du projet de Diamond Island pour attirer les investisseurs et l’annonce de la St Valentin à la radio ou encore dans la manière dont Davy Chou promène sa caméra dans les allées chic et toc et les bâtiments pseudo-classiques de ces constructions passablement nouveau riche. Contraste là aussi avec les plans beaucoup plus calmes, mais tout aussi construits des scènes qui racontent le monde du travail qui constituent l’envers du décor. On comprend que rien n’a été laissé au hasard. Le film est sans doute de ce fait d’autant plus réussi.
sur le web
C’est en retournant sur Diamond Island, où Davy Chou avait, en 2010, tourné quelques images intégrées à la fin du Sommeil d’or, que l’idée du film Diamond Island s’est imposée à lui. Il explique: «Le prolongement naturel entre les deux films se situe pour moi au niveau de la question du présent du Cambodge et de sa jeunesse. Dans Le sommeil d’or, qui était un documentaire sur les traces du cinéma cambodgien disparu, ce n’était certes pas le sujet, mais le défi était de partir du présent pour y faire resurgir le passé, et les jeunes y tenaient une place périphérique mais cruciale, entre amnésie et réveil. Et quand j’ai fini le film, je n’avais qu’une seule envie, c’était de faire une fiction avec la jeunesse comme pivot et de plonger pleinement dans ce présent-là. Au-delà de ça, les questions de forme et de mise en scène me semblent strictement les mêmes entre le documentaire et la fiction». Il se rappelle : « Sans scénario et sachant que le développement d’un long métrage me prendrait encore deux à trois ans, je me suis lancé dans le tournage de Cambodia 2099 en improvisant en quelques jours une histoire se déroulant à Diamond Island. Ça a été salvateur pour moi de renverser le processus habituel : tourner d’abord afin de libérer l’inspiration pour écrire le long ».
Diamond Island, Koh Pich en khmer – est une île à la confluence des fleuves Tonle Bassac et du Mékong, juste sur les rives de la partie continentale de Phnom Penh. Autrefois, ce bout de terre d’origine alluviale était le refuge de quelques familles de pêcheurs et de maraîchers. En 2006, ces familles ont été déplacées suite à l’association d’un fonds d’investissements chinois et de l’Overseas Cambodian Investment Company (OCIC), filiale de la Canadia Bank, une des plus grandes banques du Cambodge, ceci avec le soutien du gouvernement, afin de développer un projet d’aménagement de l’île qui s’élève à plusieurs milliards de dollars. L’ambition de cette vaste opération de promotion immobilière était de faire de Diamond Island une vitrine du développement du Cambodge et de son entrée dans la mondialisation. L’île, qui cible pour clientèle les classes moyennes et aisées, attire les foules, et surtout la jeunesse phnompenhoise qui en a fait un de ses lieux de rencontre favoris. Aujourd’hui, cent hectares de terrain ont été aménagés. L’hôtel de ville d’inspiration grécoromaine, les lotissements résidentiels d’Elite Town, la Canadia International School ainsi que diverses infrastructures dédiées aux loisirs sont déjà en service mais les réalisations les plus ambitieuses – les séries d’immeubles de grand standing Elysées et Casa Meridian, une réplique du Marina Bay Sands de Singapour baptisée Riviera ainsi que Diamond Tower, une tour de 555 mètres – sont en chantier ou pas encore sorties de terre.Diamond Island est le symbole de l’internationalisation des modes de construction en Asie du Sud-Est, caractérisée par un retrait de la planification urbaine et une multiplication des projets privés qui mettent en avant de nouveaux quartiers à destination de populations étrangères et locales solvables.
Pour Davy Chou, Diamond Island est un lieu représentant parfaitement le rapport passionnel et cruel entre la jeunesse et le mythe de la modernité en marche du Cambodge. «Pour moi c’est un lieu qui incarne plus que tout autre le rapport, passionnel et cruel, entre la jeunesse et le mythe de la modernité en marche du pays. Le point de départ, c’est de voir la relation entre Diamond Island et les gens qui, de jour, la construisent, mais aussi ceux qui, le soir venu, s’y retrouvent – des centaines de jeunes en scooter qui tournent en rond dans l’île, qui regardent avec des yeux émerveillés ces constructions non finies, ces pancartes montrant un Cambodge du futur ressemblant aux Champs-Elysées. Il y a une espèce de surgissement brutal de la modernité dans un pays qui n’a pas du tout été habitué à ça. Le pays est comme précipité dans le futur, et la jeunesse qui est née pendant une période de privation conséquente à une Histoire excessivement tragique y perd ses repères. Le film s’articule autour du désir, à la fois naïf, violent et sans recul qu’engendre ce surgissement, et ce à tous les niveaux de la société», confie-t-il. Le cinéaste a alors écrit le scénario de Diamond Island en 18 mois et la scénariste Claire Maugendre l’a ensuite rejoint à l’écriture pour apporter un second souffle à cette histoire.
«Dans Damond Island, explique le réalisateur, je ne voulais pas montrer les choses de façon dichotomique, plutôt glisser cette part d’inquiétude à l’intérieur même d’images très colorées, fluorescentes. Rendre compte de la profondeur des choses mais uniquement en travaillant la surface, comme si la poésie et le cauchemar marchaient main dans la main. Le film est aussi un récit moral qui pose la question du prix à payer, et je cherchais à trouver une couleur de l’ordre de la tragique légèreté, de mêler la joie et la mélancolie. Il y a une attraction vers la fin des choses, et le cœur du film est aussi là, dans la question de la perte de l’insouciance, des choses et des gens qu’on laisse à côté à mesure que l’on traverse la vie. C’est ce que va apprendre le personnage de Bora».
Pour retranscrire ce lieu où règne l’artifice, Davy Chou et le directeur photo Thomas Favel se sont inspirés des derniers films de Michael Mann (plus particulièrement de Miami Vice) ainsi que de Spring Breakers d’Harmony Korine et Speed Racer des Wachovski (pour l’esthétique fluo). Les deux hommes ont également « fait dialoguer » l’image de Diamond Island avec les jeux vidéo, les clips contemporains (comme ceux de Kendrick Lamar), les mangas ou encore le travail du plasticien James Turrell.
La musique de Diamond Island a été composée par Christophe Musset et Jérémie Arcache, ex-membres du groupe Revolver. Davy Chou précise : « Notre approche, c’était de ne pas avoir peur des sentiments, de l’empathie voire de l’emphase, et de proposer une musique là aussi hétérogène, qui mélangerait couleurs orchestrales et couleurs synthétiques, avec des magmas de sons puis au-dessus des notes claires. Ils ont ensemble créé une musique formidable qui à mon avis épouse totalement l’esprit du film. »
Davy Chou a dû trouver des jeunes comédiens sans expérience. Il explique: «Il n’y a pratiquement pas d’acteurs professionnels au Cambodge, l’industrie cinématographique et télévisuelle est encore en développement, et le jeu prôné reste très outrancier. Il me fallait donc trouver des jeunes acteurs sans expérience. Pendant 4 mois j’ai arpenté avec mon équipe Phnom Penh et ses environs à la recherche des personnages. J’ai fréquenté beaucoup de chantiers, des sorties d’usines, des clubs pour ouvriers. Et passé beaucoup de temps sur Diamond Island même. Le casting sauvage, j’ai appris que c’est quelque chose qui se base avant tout sur de l’intuition, et qu’il faut apprendre à se faire confiance. Le personnage de Bora, je l’ai repéré en passant à moto dans la rue, alors qu’il était rabatteur pour des chauffeurs de taxi-van. Il avait une lueur dans les yeux qui m’a appelée. Dy, l’ami de Bora, était vraiment ouvrier sur les chantiers de Diamond Island. Aza, le personnage féminin, je l’ai trouvée sur Diamond Island aussi, alors qu’elle traînait le soir avec ses copines. Et Solei, le grand frère, est un peintre très talentueux dont j’avais entendu parler. Il n’y a guère que l’acteur qui joue Virak, le chef de la bande, qui avait une expérience de jeu : c’est un clown et il a joué sous la direction de Georges Bigot dans la pièce d’Hélène Cixous L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk, roi du Cambodge». Il ajoute: «Comme les acteurs n’avaient aucune expérience et n’avaient pas forcément envie à priori de jouer dans un film, on a passé plusieurs mois après le casting à les faire répéter avec mon assistante Meas Sreylin. Mais dans un premier temps ce n’était pas vraiment des répétitions, plutôt des ateliers où ils apprenaient à bouger, à se regarder, à exprimer des émotions. Et moi pendant ce temps j’apprenais à les connaître et je modifiais leurs personnages. Et j’ai tellement filmé le visage de Bora lors de ces séances, que je crois que j’ai fini par en connaître toutes les plus fines modulations émotionnelles ! L’une des scènes les plus mémorables à tourner a été celle du baiser, car Bora n’avait encore jamis embrassé une fille. On a fait plein de prises où il s’arrêtait juste avant l’acte, tétanisé, et ça a créé une tension euphorique où toute l’équipe n’attendait plus que ça, le premier baiser de notre acteur principal. Du coup on ne l’a eu qu’une fois, son vrai premier baiser, et je suis super ému quand je regarde cette scène».
Le film a été récompensé du prix SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) de la Semaine de la Critique du Festival de Cannes 2016 ainsi que du Grand Prix du Festival du Film de Cabourg.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri
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