Vendredi 13 Janvier 2023 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Mani Kaul, Inde, 1973, 1h26, vostf
Inspiré d’un conte populaire du Rajasthan, Duvidha est l’histoire du fils d’un marchand qui revient chez lui avec sa nouvelle épouse, avant d’être renvoyé s’occuper du commerce familial. Un fantôme tombe amoureux de la jeune femme, prenant l’apparence de son mari absent, et vit avec elle. Celle-ci met au monde un enfant.
Quelle meilleure façon de commencer l’année pour un cinéphile que de découvrir un nouveau réalisateur! C’est ce que Cinéma Sans Frontières vous propose de faire avec le cinéaste indien Mani Kaul (1944-2011).
Né en 1944 au Rajasthan, Mani Kaul, après études à Jaipur, étudiera au Film and Television Institute of India à Pune de 1963 à 1966. Il y aura Ritwik Ghatak comme professeur : rencontre fondamentale, dont il parlait avec chaleur et émotion. Il y enseignera par la suite, formant à son tour des générations de cinéastes. Avec Kumar Shahani et Shyam Benegal, ce dernier plus proche du cinéma de Satyajit Ray, il est au cœur de ce qu’on a appelé le nouveau cinéma hindi. Il réalise en 1969 Uski Roti et Un jour avant la saison des pluies, qui marque les esprits, et surtout en 1973 le magnifique Duvidha (Le Dilemme), histoire d’infidélité sur fond de conte fantastique. En 2005, Amol Palekar en fera Paheli, un remake facon Bollywood. Après une série de documentaires, Cannes montre en 1981 son quatrième film de fiction, Satab se utbata admi (L’Homme au-delà de la surface), inspiré par l’œuvre d’un poète indien. Il réalise ensuite Mati manas (Man of Clay, 1984) ainsi que L’Idiot (1991), pour la télévision nationale, d’après Dostoïevski, où débute Shahrukh Khan. Son dernier film, La Chemise du serviteur (1999), avait été montré au Forum des images à Paris. Malgré des conditions de plus en plus difficiles pour travailler, Mani Kaul n’était pas amer, d’une grande culture, fin connaisseur de musique (voir Dhrupad, 1982, documentaire sur la musique classique d’Inde du nord). Il meurt le 6 juillet 2011 à New Delhi, des suites d’une longue maladie. Aucun de ses films n’a été distribué en France. (TESSON, Charles, Cahiers du cinéma n°670, Sept. 2011)
Notre article
par Josiane Scoleri
Duvidha, (en français «Le Dilemme») est la mise en images d’une légende populaire du Rajasthan. On comprend que la couleur se soit imposée d’elle-même pour ce troisième film du réalisateur. En effet, dans l’imaginaire collectif indien – et entre-temps mondial- le Rajasthan est la terre des couleurs par excellence, des immenses turbans savamment enroulés sur la tête des hommes aux jupes virevoltantes des femmes ou au drapé des saris, toutes les nuances de l’immense palette des tissus indiens se donnent rendez-vous sur cette terre aride où elles ressortent avec d’autant plus de force. Mani Kaul va nous livrer une symphonie en rouge-orangé-jaune tout en situant aux antipodes du clinquant démesuré de Bollywood. La légende fonctionne sur des archétypes et Mani Kaul se sert précisément de ces images d’Épinal du Rajasthan éternel pour que nous nous situions immédiatement dans le registre du conte ou de la fable, accentué ici par l’usage de la voix off. Le spectateur est pris, sans avoir le temps de faire ouf, dans un mouvement de pendule, entre adhésion-réflexe (les images sont «reconnues» instantanément) et mise à distance du réel dès les premières minutes du film avec le personnage du fantôme/esprit du banyan. À partir de là, le film va dérouler son récit, avec son lot de surprises, s’abritant sous l’aile du merveilleux et du magique pour dire et surtout laisser imaginer bien au-delà du «socialement correct». À commencer par l’adultère de la femme, sujet tabou en Inde s’il en est. Car, même si l’amant est un esprit, la jeune épouse tombe bel et bien enceinte et surtout accouche en direct devant la caméra, dans des gémissements qui n’ont pas franchement l’air d’être des cris de douleur, refusant même l’aide des sages-femmes qui proposent de sortir l’enfant pour abréger ses «souffrances». Waouh! Dans une société aussi conservatrice que la société indienne sur le plan des mœurs, c’est tout de même sacrément culotté! Mais au-delà de l’histoire de l’épouse délaissée qui trouve son plaisir ailleurs, «Duvidha» vaut avant tout par la précision de ses cadrages, très travaillés, avec beaucoup de gros plans -voire de très gros plans- sur les visages, les yeux ou les mains, sur des détails des vêtements ou des décors: un objet, un pan de mur. Loin des acteurs du cinéma commercial indien qui surjouent dans leur moindre mimique ou leurs gestes, l’actrice principale du film (Raisa Pademsee dont ce fut la seule apparition à l’écran) semble glisser comme un fantôme dans sa maison vide. Mélancolie, silence sur son secret, puis tristesse après la disparition de l’esprit qui va bien au-delà d’une dépression post-partum.
Encore une fois, Mani Kaul s’amuse à nous faire basculer à l’intérieur d’un même plan du niveau des apparences à la couche profonde des sentiments réels. Tous les dialogues sont en voix off et assez souvent hors champ par rapport au personnage qui apparaît à l’écran. Adepte du V.Effekt de Berthold Brecht (distanciation du jeu de l’acteur), Mani Kaul se méfiait comme de la peste de «spontanéité». Pour lui, le but du jeu de l’acteur n’était pas de canaliser la compréhension du spectateur de manière univoque, mais au contraire de le laisser libre d’élaborer son propre récit. On ne sera guère surpris d’apprendre que le public indien, peu habitué à avoir la moindre marge de manœuvre par rapport à ce qu’il voit à l’écran, ait été réticent face aux films du réalisateur…
Quant à la musique, elle est utilisée avec parcimonie. Mani Kaul a fait appel ici à des musiciens de musique traditionnelle rajasthanaise ce qui intensifie encore l’atmosphère de récit des temps anciens dans laquelle baigne tout le film. Mani Kaul était lui-même musicien, spécialiste de musique classique du Nord de l’Inde et souffrait beaucoup du statut de la musique dans le cinéma commercial indien. Les bruits ambiants sont très présents dans son cinéma et lorsqu’il utilise de la musique ou des chants, ce sont des éléments à part entière du récit et non pas de simples ornementations. Le film démarre ainsi sur un de ces chants traditionnels et une série de plans fixes, comme autant de tableaux portés par la mélodie qui nous saisit d’emblée, même si on ne comprend pas les paroles. Il est clair que le chanteur fait office de récitant qui expose la situation.
Au-delà des fréquents «jump cuts» , l’esthétique du film trouve sa source dans le travail sur la lumière, avec un jeu constant entre ce qui est laissé dans l’obscurité et ce qui est éclairé, allant sans hésiter du contre-jour au surexposé. Parfois seule une infime partie du plan est éclairée qui prend alors une intensité sans pareille, à la limite d’être engloutie par le noir absolu. Le film fourmille ainsi d’images à couper le souffle. Comme par exemple, dans un autre registre, tout ce qu’on devine à travers les fins voilages qui recouvrent par moment le visage des femmes. Mani Kaul tire un immense parti de toutes ces variations lui permettant d’exprimer les sentiments et les états d’âme qui ne sauraient être verbalisés. Cacher pour mieux montrer l’entre-aperçu, le furtivement deviné, ce sont des tours de passe-passe où l’Orient excelle depuis des temps immémoriaux. Ils impriment au film une atmosphère générale d’une grande sensualité, toute en subtilité, ponctuée ça et là par des fulgurances d’une incroyable puissance érotique. Comme quoi cela ne tient au nombre de cm² de peau exposée. Duvidha s’avère ainsi un film d’un alliage improbable transformant la matière classique d’un récit populaire en un objet de cinéma surprenant qui se situe résolument en dehors des sentiers battus.
Sur le web
« Mani Kaul sait filmer un visage de femme là où il résiste (ses désirs), là où il se donne (un regard caméra dissimulé sous un voile). Le plan est souvent une surface morte, inanimée (un tableau) mais qui bouge point par point de manière imprévisible. Il suffit pour cela d’un geste, d’un regard ou d’un son. Duvidha suit les méandres d’une musique du Rajasthan absolument magnifique. Le plus important, outre la structure qu’elle dicte au film, étant la capacité de Mani Kaul à en restituer par l’image toute l’émotion et la sensualité. » (Cahiers du cinéma)
Note du réalisateur
« J’étais un enfant très réservé et j’avais une mauvaise vue. Aujourd’hui, j’ai des lunettes. Je ne m’étais jamais plaint à mon père. Si je ne voyais pas quelque chose, je m’en approchais. Je me souviens très clairement que si j’allais voir un film, il était pratiquement flou. Je voyais la vie comme ça aussi… Étant très réservé, je ne me plaignais jamais. C’est purement par accident, alors que j’avais déjà 11 ans… Je me souviens de cette année-là. C’était à Mount Abu. Par hasard, en haut d’une montagne, ma sœur a dit : « Regardez cette route, on dirait un ruban. » Sans doute à cause de ma mauvaise vue, j’avais des problèmes de concentration. J’étais souvent perdu, enfant. (En fait, ma mère pensait sérieusement que j’avais besoin d’un docteur. On soupçonnait un problème chez moi, un retard mental par exemple). Donc ma sœur me décrit la route, et moi, je n’arrivais pas à la voir. Mon père portait des lunettes. Pris d’une intuition, il a retiré ses lunettes… La correction était assez forte. J’ai mis les lunettes, et ça m’a fait comme un choc. Je voyais les arbres, les feuilles, les rochers, les montagnes. C’était trop pour moi. Bien sûr, on m’a tout de suite emmené chez un opticien, et j’ai eu des lunettes. Suite à ça, j’ai vu un film intitulé Hélène de Troie, vous vous en souvenez ? C’était un film d’Hollywood, avec Rossana Podestà . C’est le premier film que j’ai vu, à 12-13 ans, avec des lunettes.
Et après ça, je n’ai plus pensé à rien d’autre dans la vie qu’aux films. À ce moment-là, je pensais devenir acteur. Oui, je ne soupçonnais évidemment pas le rôle joué par le réalisateur dans les films. Et puis j’ai gardé en tête cette idée de faire du cinéma. Un autre moment fort, c’est quand j’ai vu un documentaire réalisé par Chidananda Das Gupta. Je devais avoir 15 ans. À ce moment-là, j’ai soudain pris conscience de la possibilité de faire davantage, dans un film. Et j’ai immédiatement décidé que ce que je voulais, c’était réaliser. Je suis donc allé à la bibliothèque, la bibliothèque universitaire, pour lire des livres sur les films. Bien sûr, en Inde, c’est terrible, même aujourd’hui, dans les écoles et les universités, il n’y a pas de livres sur les films. Mais j’ai trouvé un livre de Rudolf Arnheim sur le cinéma. Le seul livre sur le cinéma de toute la section sur les arts visuels. Et je crois que c’est la seule fois de ma vie que j’ai volé un livre dans une bibliothèque. Je tremblais en franchissant le portail. C’est indescriptible, ce que je ressentais. C’était horrible de faire ça. Mais je l’ai fait.
Après cela, j’ai pris ma décision. J’avais un oncle à Bombay qui était réalisateur. Il s’appelait Mahesh Kaul. C’était le jeune frère de mon père. Le cinéma était un peu tabou chez nous, parce que pendant longtemps, cet oncle ne s’en était pas très bien sorti. Mon père en était très affecté. Alors quand j’ai pris ma décision, il y a eu beaucoup de problèmes. J’ai fini par réussir à convaincre mes parents, et j’ai dit que j’allais vivre avec mon oncle. Mon père lui a écrit et je suis allé à Bombay pour quelques jours. C’est mon oncle qui a suggéré que je ne sois pas son assistant, disant que je mettrais 7 ans à apprendre ce que je pourrais apprendre en 3 ans au Film Institute. À l’Institut, le changement a été spectaculaire. La première chose que j’ai vue, c’était La Complainte du sentier (Pather Panchali, de Satyajit Ray, 1955). Je ne l’avais encore jamais vu. Je ne l’ai vu qu’en 1963, il avait été fait en 1956. Bien sûr, j’avais vu tous les films de Hollywood montrés à la séance du dimanche. Chaque semaine, j’allais voir plusieurs films. Ma famille avait accepté plus ou moins que ce garçon n’en ferait qu’à sa tête, et ils me laissaient aller voir tous ces films. Sinon, comme une famille traditionnelle, nous allions voir deux ou trois films par mois. Mais j’ai fini par bien m’entendre avec le propriétaire du cinéma. Et je voyais les films 13 fois. Dans les petites villes, il y a des places séparées pour le propriétaire et ses invités. J’allais là, et je voyais un film chaque jour. Même des films de Bollywood. Je me souviens par exemple de Sahib Bibi Aur Ghulam (1962), de Guru Dutt. C’est un film que j’aime vraiment beaucoup, aujourd’hui encore. Je l’ai vu 17 fois. Chaque jour, après les cours, j’allais là-bas voir des films. Aujourd’hui, je me dis que si j’avais pu voir certains autres films à cette époque, ça aurait changé beaucoup de choses.
Au Film Institute, ce qui m’a le plus enrichi et fait progresser, ce ne sont pas les cours théoriques. C’était un enseignement très orthodoxe et très étrange. Encore aujourd’hui, c’est très compliqué, je pense. Mais les Archives ! La National Film Archive of India a tout, tous les films russes, la Nouvelle Vague française, les films italiens, les films allemands… Tout y est. Au bout de trois ans à l’école, vous êtes transformé. Je dirais même que pendant toute la première année et une partie de la deuxième, j’ai surtout vu des films, et je m’ennuyais beaucoup en cours. Les professeurs qu’on avait… À l’époque, personne ne savait vraiment ce qu’il faisait. En fait, même maintenant, je ne pense pas que quiconque sache vraiment de quoi il parle au Film Institute. C’est très curieux. Il n’y a pas de méthode d’apprentissage traditionnelle, établie. Si on veut apprendre la musique, il faut commencer d’une certaine façon, faire et refaire des exercices reconnus. Ici, c’est différent et ça dépend des enseignants. À l’époque, personne ne savait où il allait ; on faisait quelques vieux exercices d’écriture de scénario, et on filmait un peu.
Je dis aux acteurs de traiter les mots comme ils traiteraient une chaise. Ou de donner à la chaise autant de signification qu’à un mot. On établit une relation avec le mot, comme avec la chaise quand on est assis dessus. C’est une chose avec laquelle on interagit. Je ne fais pas de différence entre les deux, le mot et la chaise. Ça n’enlève pas de valeur au mot, ça en ajoute seulement à la chaise. J’ai dit une fois à une actrice que je ne faisais pas de différence entre son visage et un arbre. J’ai dit : « Ton visage est comme un paysage, l’arbre aussi. » Mais elle a cru que j’essayais de l’abaisser au niveau d’un arbre. J’ai dit qu’au contraire, j’essayais de regarder l’arbre comme je la regardais, elle. Alors, elle a été contente. Vous verrez, je pense, que c’est ainsi que ça se passe dans mes films.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.
Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici