Enys Men



Samedi 13 Avril 2024 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Mark Jenkin, Grande-Bretagne, 2022, 1h31, vostf

Sur une île inhabitée des Cornouailles, une bénévole passionnée de vie sauvage se livre à des observations quotidiennes sur une fleur rare. Sa vie est hypnotique dans sa monotonie, elle répète les mêmes gestes jour après jour, comme un rituel. Au fur et à mesure, des sons et des images provenant d’autres temporalités commencent à s’infiltrer, perturbant progressivement son équilibre.

Notre Article

par Bruno Precioso

Pour son 2e film, le « jeune » réalisateur de 46 ans Mark Jenkin a choisi de creuser un sillon qui en fait sans le moindre doute une des figures les plus discrètement singulières du monde cinématographique britannique. S’il n’a pas débuté derrière la caméra en 2019, puisque les documentaires de format court et moyen se sont enchaînés avant Bait, il ne fait ses armes de réalisateur grand public qu’à 42 ans avec ce 1er long de fiction très remarqué qui renoue avec le courant formaliste du cinéma social britannique illustré entre autres par la trilogie autobiographique de Bill Douglas (1972-78). Mark Jenkin est avant tout un expérimentateur qui, de son propre aveu, tire un plaisir intense à l’exploration des possibilités offertes par tous les aspects du 7e art : au moment de sortir Enys men (île rocheuse en cornique, la langue des Cornouailles) le réalisateur britannique a déjà tourné 24 films de tous formats (mais un seul long donc), écrit 22 scénarios devenus films pour lui ou d’autres, dirigé la photographie sur 18 tournages. Et de fait, Mark Jenkin se positionne comme bien plus qu’un réalisateur : véritable homme-orchestre de ses films, il signe ici le scénario, le montage, la photographie et la musique en plus de tenir la caméra. Ses choix sont de fait éminemment personnels : il tourne en pellicule pour tirer parti des effets de sa caméra Bolex, un format super 16 qui travaille le grain et capte la lumière d’une manière très accusée, créé dans les années 1930 et perfectionné jusqu’aux années 1970. L’image dérape vers l’esthétique documentaire et fait déjà signe en soi vers un hors-temps. Indépendamment des lieux et de l’austérité de l’action, c’est l’image dans sa matérialité qui tangue et replonge dans les années 1970, le temps précisément où le cinéma anglais encore assez vivace pouvait hésiter entre le free cinema qui vivait ses derniers feux et le folk horror fleurissant à la charnière de la décennie 1960. Jenkin use de tous les éléments typiques du folk horror (les thématiques de l’isolement, de la mystique et du pouvoir de la nature dans un environnement rural), au premier rang desquels l’ambiguïté fondamentale des événements et de leur interprétation.

« Onan dhe’n oll » …Un pour tous

La devise des Cornouailles, « Onan Hag Oll » (en français « Un et Tous »), semble avoir été choisie en référence à l’organisation du travail de Mark Jenkin qui accorde une grande importance au collectif, pour ses acteurs comme pour son équipe technique : Mary Woodvine, l’omniprésente héroïne de Enys men, qui incarnait déjà Sandra dans Bait, vient du monde la télévision pour lequel (et avec laquelle) Mark Jenkin a créé des documentaires. Elle tourne ici avec son père John, entourée de presque toute l’équipe du long précédent mais aussi de nombre de techniciens qui entourent Jenkin depuis des années. Et Même lorsqu’il faut trouver une doublure à la main de la comédienne, c’est Callum Mitchell, l’assistant de réalisation et ingénieur du son depuis 11 tournages, qui accepte de payer de sa personne et de prêter ses doigts pour remplacer ceux de Mary. La création selon Jenkin est donc une affaire de bande, presque de famille, ce qui n’étonne guère dans une terre de solidarités traditionnelles qu’il s’attache à incarner dans ses 2 longs-métrages. Si l’anglais est la langue usuellement parlée en Cornouailles, Jenkin tient à ce que ses films rappellent l’existence d’un parler de la famille des langues brittoniques, le cornique ; cette forme de breton médiéval qui a peu évolué avait presque disparu au commencement du XIXe siècle, et se maintient en vie par les efforts d’un mouvement culturel soutenu par plusieurs générations de linguistes. Mark Jenkin choisit donc, ici comme pour Bait, une langue régionale ayant certes statut officiel au Royaume-Uni mais acculée à une évidente confidentialité aujourd’hui : environ 1 500 locuteurs, très localisés et inévitablement typés socialement et physiquement, qui prennent une épaisseur remarquable dès lors qu’ils sont, comme c’est le cas dans Bait, confrontés à « l’extérieur » qui leur oppose sa modernité linguistique conquérante. La langue n’est en rien une coquetterie régionaliste pour le réalisateur qui est né et continue de résider à Newlyn, petit port en déprise (4432 âmes au dernier recensement de 2015) glissant dans le chômage et la touristification forcée comme l’ensemble d’un comté sans grande ville ni véritable industrie après les crises successives de la pêche et la fermeture, dans les années 1990, des importantes mines d’étain et de cuivre héritées du XIXe siècle (South Crofty, la dernière mine en activité, a fermé en 1998). Comme le grain de l’image, celui de la langue renvoie à des réalités sociales, géographiques, matérielles et spirituelles qui forment identité. C’est par le code d’un langage oublié et méprisé qu’on pénètre cet univers rural de solitude terrestre (même St Austell, plus grande ville de Cornouailles avec 30 000 habitants, est encore trop urbaine pour Jenkin) et maritime : Bait rappelle que la pêche à la sardine fut des siècles durant pour les habitants des ports et des îles Sorlingues un débouché exclusif, aussi inévitable qu’une condamnation.

« Comme un peintre qu’un Dieu moqueur condamne à peindre, hélas, sur les ténèbres… »

Enys men nous conduit à 45 km au large du cap de Land’s End, les 5 ou 6 îles habitées (si l’on compte Gugh qui ne se distingue de St Agnes qu’à marée basse) entourées de 140 îlots et récifs de l’archipel des Sorlingues (ou îles Scilly) ont une destinée à part, spécialisées dans la culture de fleurs, et particulièrement les jonquilles en raison d’un climat étonnamment clément malgré leur exposition à des coups de vents extrêmes, qui ont par endroits modelé le paysage. Les îles occupées depuis l’âge de la pierre, de manière pratiquement autarcique jusqu’au XXe siècle, présentent des traces de la civilisation de l’âge du bronze avec une cinquantaine de tombes mégalithiques. Mais outre le mystère de ces sites aussi mal connus que ceux de la péninsule qui plongent leur racine dans un passé inatteignable, c’est la mer qui sculpte le temps et réécrit sans cesse la mémoire des Scilly : des restes d’une ferme préhistorique ont été retrouvés sur Nornour, qui n’est plus qu’un rocher trop petit pour y cultiver quoi que ce soit. Certaines îles deviennent accessibles à pied à marée basse, alors que d’anciens murs délimitant des champs sont immergés à marée haute… En ces terres précaires que la légende rattache au royaume perdu de Lyonesse, ou à l’Ys engloutie des Bretons, tout est imperceptiblement changeant et semble épier le guetteur, dont la surveillance dérisoire fait pourtant toute la chair. Peut-on imaginer Sisyphe heureux ?

Sur le web

Dans les Cornouailles, sur une île inhabitée, en 1973, une botaniste observe l’évolution d’une fleur du cru. Dans un cahier, elle note chaque jour ses observations, qui se résument à « aucun changement ». Entre un détour par un puits de mine désaffectée, le thé d’après-midi et l’écoute, le soir venu, des communications désincarnées émanant du radio-émetteur dont est équipé le cottage vétuste qu’elle occupe, cette femme anonyme a transformé son quotidien en une suite de rituels. Est-ce là un rempart contre la solitude inhérente à sa situation ? Or, aussi inoccupé soit-il, l’endroit n’est peut-être pas désert pour autant. Avec Enys Men, Mark Jenkin offre un mélange fascinant d’horreur folklorique et d’onirisme cryptique…

Elle qui a réglé son quotidien comme du papier à musique, la protagoniste (remarquable Mary Woodvine) voit celui-ci se dérégler subrepticement, puis brutalement. Il y a ces paysannes en habits d’antan qui apparaissent, de-ci, de-là… Veillent-elles sur la botaniste, ou la guettent-elles ? Et ces mineurs qui sourient depuis les ténèbres humides… Et ces rires d’enfants…

… Enys Men rappelle souvent l’excellent mais méconnu Images, de Robert Altman, film de 1972 dans lequel on partage la psychose d’une autrice (Susannah York) qui s’est isolée dans un cottage champêtre. À la différence que Mark Jenkin n’établit rien hors de tout doute, laissant le public libre de supputer, quoique des indices semés çà et là permettent de circonscrire le champ des possibles. Il reste que ce parti évasif en matière d’explications, jumelé à une approche narrative impressionniste, envoûtera ou frustrera, au choix.

On évoquait d’emblée la dimension onirique du film, et elle est bien là, mais pas au sens lynchéen qu’on entend désormais souvent par-là. Non, dans Enys Men, c’est comme si Mark Jenkin convoquait des croyances et des événements séculaires pour mieux les juxtaposer à ce présent d’ores et déjà passé.

Quant à l’horreur folklorique (ou « folk horror »), on fait référence, pour la petite histoire, à un sous-genre du cinéma d’épouvante né dans les années 1960-1970 renvoyant à des communautés qui pratiquent, en vase clos, d’anciens rites païens dont font les frais de malheureux intrus issus du monde extérieur : The Wicker Man, de Robin Hardy, paru en… 1973, et qui se déroule sur une île, demeure la référence en la matière. Kill List et In the Earth, de Ben Wheatley, ainsi que Midsommar, d’Ari Aster, constituent des exemples récents.

Dans le cas du film de Mark Jenkin, on pourrait parler d’une appartenance subliminale, tant le film déjoue toute forme de catégorisation. Foncièrement étrange, fiévreux, Enys Men se déploie dans la mémoire et s’y incruste, transformant la tête du cinéphile en « vieille pierre poreuse » (ledevoir.com)

Quand l’abstraction, la répétition quasi obsessionnelle et la résurgence du passé se mêlent, cela donne ce drôle d’objet cinématographique, autant fascinant que terrifiant. Chaque jour, depuis ce bout de mer où elle habite avec une jeune fille qui pourrait autant être sa propre fille qu’un fantôme surgi de nulle part, cette bénévole aux yeux très bleus surveille une fleur, plantée au bord d’une falaise. Elle prend la température du sol, observe les changements du végétal, et lance curieusement une pierre dans un puits construit à même la roche. Enys Men ne ressemble à aucun film d’épouvante. L’image est volontairement sale, imprécise, comme pour rappeler les années 1970 où se passe la fiction, mais surtout faire pénétrer le spectateur dans un univers sombre, mystérieux et effrayant.

On est loin du film d’horreur comme on en a l’habitude sur les écrans. Mark Jenkin qui présentait son film à Cannes en 2022 à la Quinzaine des Réalisateurs joue sur l’étrangeté et l’énigme pour insuffler un malaise permanent du spectateur. La première séquence s’évertue à décrire cette femme dans son ciré rouge, qui répète tous les jours les mêmes gestes. Puis, le passé semble ressurgir des profondeurs marines et des ruines où manifestement des peuples anciens ont péri. Peu à peu, les visiteurs se font de plus en plus visibles, et on ne sait plus dans quelle réalité l’héroïne se situe. Par bien des aspects, on pense à la première expérimentation de David Lynch, Eraserhead, à cause de cette ambiance de fin du monde et du grain si particulier de l’image. On est comme projeté dans un jeu vidéo de type Silent Hill où les apparitions glauques s’accommodent parfaitement aux brumes des paysages.

Le son, la musique jouent un rôle très important dans le film. Le montage extrêmement particulier participe de l’anxiété généralisée qui se dégage du long-métrage. De même, les objets, la façade de la maison, les ruines plantées dans les rochers qui longent la mer semblent des personnages à eux tout seuls, d’autant que la solitude de la protagoniste devient vertigineuse. Enys Men s’assume comme une œuvre autant expérimentale que conçue pour créer la confusion et l’angoisse chez le spectateur.

Il ne faut pas chercher à tout comprendre. Enys Men est une fiction fabriquée pour emporter le spectateur dans une dimension qui lui échappe totalement. Chaque plan respire un travail très important sur la couleur, la lumière, ce à quoi se rajoute un étalonnage remarquable. La nature reprend ses droits dans cette péninsule des Cornouailles, presque comme un rappel à la fragilité de notre humanité face à la puissance des océans, des animaux et des plantes. Une mention spéciale pour la musique, particulièrement celle du générique de fin, musique manifestement composée par le réalisateur lui-même. (avoir-alire.com)

Faut-il vraiment rattacher le deuxième long-métrage de Mark Jenkin au registre précieux de la folk horror ? Oui, si l’on considère que le genre consiste à s’imprégner des éléments naturels et des traditions mystiques pour mieux positionner un protagoniste dans un état irréversible de solution et d’isolement, propice à une douce et vénéneuse montée d’angoisse. Non, si l’on tient coûte que coûte à tisser un lien direct avec les deux classiques du genre, à savoir The Wicker Man de Robin Hardy et Midsommar d’Ari Aster. Point de terreur frontale ni de menace à l’horizon dans Enys Men, juste la sensation que quelque chose ne tourne pas rond dans ce territoire insulaire des Cornouailles. Pas mal de signes, mais pas d’explication. Beaucoup d’enjeux fragmentés, mais pas de clarification. Du réel qui se manifeste dans sa plus frontale minéralité, mais aussi de l’incertitude qui s’y superpose de façon imperceptible – y aurait-il des légendes celtiques dans le fond caché de la chose ? Bref, une expérience de cinéma mixant le tellurique et le mystique, où le spectateur ne peut rien faire d’autre que se perdre dans une temporalité brouillée.

Tout repose d’entrée sur un schéma narratif ouvertement cyclique, qui enferme l’héroïne dans la monotonie au gré de ses actions quotidiennes. Arpenter les rochers, observer la même fleur, revenir vers son habitat, observer une imposante pierre levée vers le ciel, jeter un caillou au fond d’un trou profond… La répétition des mêmes cadres, des mêmes déplacements et du même motif musical a tôt fait de générer un effet d’hypnose. Et de facto, en guise de contrepoint, les signes progressifs d’un dérèglement de cette réalité quasi minutée sont ce qui fait naître un profond facteur d’angoisse. En cela, plus le récit avance, plus la temporalité du film (en quelle année sommes-nous ? et est-ce toujours la même ?) devient sujette à caution, plus l’inconscient tend à lézarder les repères les plus concrets. Un exemple frappant tient dans la façon qu’a Mark Jenkin de cadrer en très gros plan des entités végétales – il n’en faut pas plus pour qu’on finisse par y déceler des signes divers ou des formes inquiétantes. Le tempo sans cesse altéré de la bande-son, le caractère granuleux de la photo et le visage opaque de l’actrice Mary Woodvine soutiennent aussi ce parti pris visant à faire s’effondrer en sourdine les repères cartésiens… (abusdecine.com)

Une femme, une île déserte, et presque pas de dialogues : on pourrait croire que le minimalisme apparent d’Enys Men serait synonyme de limpidité. Après tout, que peut-il bien arriver de complexe avec un postulat de départ aussi nu ? On est ravi d’avoir tort car, par le tour de magie de mise en scène, Mark Jenkin parvient au contraire à faire monter en neige sur ce minuscule récif une dimension énigmatique proprement fascinante.

Enys Men signifie île rocheuse en cornique, la langue celtique parlée dans la région des Cornouailles. On ignore si c’est bel et bien le nom de l’îlot où se déroule le film, mais à vrai dire on ignore tout autant tout le reste : le nom de cette femme, la nature exacte de ses recherches botaniques, la date exacte où tout ceci se déroule. Cette absence délibérée de réponses est contrebalancée par une mise en scène hallucinée, à mi-chemin entre le bucolique et la terreur, capable de transformer la moindre promenade en bord de mer et rituel surnaturel, le moindre vêtement rouge en spectre de Nicolas Roeg, le moindre tas de cailloux en monolithe kubrickien.

Dans son premier film, le fascinant Bait, le cinéaste britannique Mark Jenkin faisait déjà preuve d’une incroyable inventivité visuelle : images vieillies et retravaillées artificiellement, montage à la poésie brute, paysage sonore méticuleux aux reliefs inattendus. On la retrouve ici dans toute sa singularité, mais elle n’est plus utilisée comme contrepoint à un récit ancré socialement (tradition et modernité dans un port de pêche). Dans Enys Men, Jenkin largue encore davantage les amarres du réel, utilisant et redistribuant avec un appétit contagieux les éléments de la folk horror.

Enys Men est un long métrage trop unique pour qu’on puisse l’accuser de suivre des recettes, surtout celles des autres. Au-delà des échos cinéphiles que l’on peut s’amuser à glaner ça et là (comme l’héroïne qui semble voyager dans le temps à mesure qu’elle cueille des fleurs), le film fait preuve d’une absence de concessions admirable, d’une réelle radicalité dans sa manière de privilégier une mise en scène sensorielle et intense à un récit convenu. A rebours de toute classification évidente, Enys Men est un voyage hypnotisant, une oeuvre brève et stupéfiante comme une éclipse. (lepolyester.com)

… Ce film, tourné en 2022 en pellicule 16mm, particulièrement énigmatique et inquiétant, appartient au genre du Folk Horror, tout comme The Wicker man ou, plus récemment, Midsommar. Ce sous genre horrifique se caractérise par l’isolement d’un.e protagoniste et un rapport très fort au mysticisme ou à la mythologie et aux éléments naturels.

Outre les deux films déjà cités, on pourra rapprocher Enys men d’autres œuvres aussi notoires que probantes telles que Ne vous retournez pas, Shining ou The Appointment. De ce long-métrage, il émane une ambiance très évocatrice de chefs-d’œuvre des années 1970, une inquiétante étrangeté et une ambiance très particulière. Enys men bénéficie, en plus de plusieurs atouts comme l’interprétation de la charismatique Mary Woodvine, la beauté des prises de vue ou la mise en scène et le montage, d’un travail sur le son remarquable et on sait à quel point cet élément prend parfois plus d’importance que l’image quand il s’agit de secouer le spectateur et de jouer avec ses nerfs tout le long d’une histoire qui prétend terrifier, ce que ce long-métrage parvient à faire. Mais pas seulement, car il intrigue aussi.

En 1973, sur une île isolée de Cornouailles, une femme observe des fleurs. Elle répète inlassablement les mêmes gestes, les mêmes reportings et semble avoir quand-même quelques manies. Sa solitude, son isolement ne vont-ils pas finir par lui peser ? Pourquoi ne répond-elle pas aux messages radios qu’elle reçoit ? N’y-a-t-il pas le risque de devenir folle dans une telle situation ? Très vite d’autres éléments vont être convoqués. Des éléments du passé et des apparitions se présentent. S’agit-il de fantômes ou d’hallucinations ?

Si les effets sonores produisent leur effet, les images ne sont pas en reste. Situations bizarres, apparitions étranges, on s’inquiète pour l’héroïne de cette histoire, mais elle-même apparaît comme n’étant pas rassurante dans son comportement. On a ici à faire à une œuvre très originale, même si elle comporte beaucoup de références et si on y trouve de nombreuses passerelles avec des films ou des contes, des histoires folkloriques. Tourné avec peu de moyens, Enys Men constitue une véritable réussite du film d’angoisse et s’adresse davantage à l’imaginaire du spectateur et à ses ressentis qu’à son intellect. (lebleudumiroir.fr)

On retrouvait déjà dans le précédent long métrage de Mark Jenkin, Bait (2019), une étrangeté caractéristique dans son emprunt de routes créatives transversales. Le film se laissait percevoir comme un assemblage hétérogène, notamment par son tournage en 16 mm sans captation audio, qui s’asseyait sur une conception sonore entièrement développée en post-synchronisation. Entre le son et l’image se formaient des creux, et si une voix se faisait trop claire devant le décor côtier, on devinait sa construction en blocs agencés, formant d’une simple addition d’éléments distincts une vibration crédible, esthétiquement cohérente mais gardant toujours la trace d’un statut de simulation. On pouvait y déceler un processus frankensteinien où l’artifice temporel (l’image avant, le son plus tard) devenait la stratégie de composition d’une nouvelle organicité générée par la rencontre de ses parts inanimées. Le cinéma de Jenkin, loin de souhaiter capter ou reproduire un réel, découle de cette tactique formelle où la création s’anime directement par la multiplication d’éléments stationnaires, comme une impressionnante arithmétique vitaliste.

Avec Enys Men, Jenkin nous apparaît à cet égard à la fois plus explicite et plus abstrait, se déliant des contraintes d’une narration classique au profit d’un film nettement plus expérimental où l’image est avant tout conçue comme un élément matériel et affectif. Conservant la même pratique formelle de séparation des environnements visuels et sonores, on y troque ici le noir et blanc austère du village côtier de Bait pour une hypersaturation colorée. S’attardant à l’isolement insulaire d’une protagoniste anonyme (Mary Woodvine) tâchée d’observer quotidiennement l’évolution de quelques rares fleurs poussant à la surface de l’île, le film peut apparaitre ainsi comme le versant anxiogène d’un Geographies of Solitude (Jacquelyn Mills, 2022), auquel se mêlerait les fièvres hallucinatoires d’un The Wicker Man (1973, Robin Hardy).

Elle se pare d’un imper rouge, trace chaque matin le même trajet routinier en s’accroupissant pour examiner la flore, puis lance une pierre dans un abysse menant à une mine en ruines — un creux profond qui déjà nous signale une première angoisse —avant de retourner dans la maison qui l’héberge, inscrire tous les jours sur les pages d’un cahier la même note : « No change. » C’est cette action minime, réduite à la marche, à la lecture ou à la communication succincte à l’aide d’un radio transmetteur, qui structure toute la narration, par une nette économie de gestes où chaque objet nous devient progressivement familier. Dans sa première partie, Enys Men compose habilement cet espace narratif restreint, concentré sur une chorégraphie limitée autour de la demeure délabrée. Le séjour de l’observatrice nous y semble d’emblée précaire, la maison étant à peine équipée pour sa résidente, et les usages répétés d’une génératrice au pétrole, ainsi que la préparation du thé dont la réserve s’amenuise, apparaissent comme tant de signaux de la fragilité d’une attente. On entretient l’espoir inquiet que quelqu’un, rapidement, doive bien passer sur l’île pour s’assurer du ravitaillement des ressources, et que la rencontre génère l’ouverture permettant un retour au réel pour la botaniste. Mais cette solitude initiale est peut-être trompeuse, alors qu’au centre de l’île, face à la maison et, semble-t-il, visible de toutes ses fenêtres, se dresse un rocher vertical qui se présente comme le catalyseur d’apparitions fantomatiques et développant progressivement une relation symbiotique entre la mémoire des rochers et celle du corps humain l’habitant.

Si le matériel publicitaire entoure Enys Men de l’aura terrifiante d’un folk horror, il serait moins juste de discuter d’une simple tombée dans la folie que de l’exploration d’un espace insulaire générant une possession réciproque. Alors que s’insinuent des présences spectrales (un marin, des mineurs, un prêtre, des enfants chantonnant des mélodies folkloriques ou une jeune fille coexistant dans la maison avec la botaniste), la source des revenants reste incertaine, et ceux-ci semblent tout autant générés des profondeurs historiques d’un lieu en ruine qui développerait le chuchotement de ses tragédies que du passé équivoque de la protagoniste. C’est dans ces ambivalences que Jenkin arrive à composer un rapport complexe à la spectralité, en développant l’espace d’un bouleversement temporel où les fantômes sont autant des éclats du futur que des versions passées d’un soi oublié, ou peut-être simplement des souffles angoissés naissant de la rencontre entre le mouvement des vagues et l’immobilité des rochers.

Deux pans se dessinent à ce récit de fantômes : d’abord cette forme de hantise bilatérale entre l’île et la protagoniste, dont l’histoire individuelle se mêle au folklore des Cornouailles ; puis une autre possession, plus ambiguë, qui s’instaure alors que naissent sur la surface des fleurs chaque jour étudiées un amas proliférant de lichen. Apparaissant d’abord sur un seul pétale, l’organisme contamine rapidement toutes les fleurs, puis les rochers, avant de surgir finalement à la surface de la peau de la botaniste, union progressive s’inscrivant dans une exploration fascinante du lien entre les lieux et les corps, et compliquant la distinction entre vivant et non-vivant, entre ce qui peut parler, hanter, et ce qui agirait comme le simple support de ces présences. L’inorganique se met à bouger, à s’animer, jusque dans une séquence où l’inquiétant amas rocheux se présente à la porte de la maisonnette. Devant ce bouleversement du regard où l’on ne peut plus facilement distinguer l’île elle-même des présences physiques ou symboliques qui l’habitent, que reste-t-il alors de la mission première, celle de l’observation scientifique dirigée, objective, face à ces fleurs que l’on ne devrait toucher ? Devant la seule injonction d’une non-intervention, une tentation pourtant émerge : tailler le plant, placer la fleur dans un verre d’eau, habiter la maison par l’introduction du dehors. Dernier geste travaillant encore le potentiel moment du basculement de ce qui vit à un statut d’ornement, la coupe reste pourtant ouverte à sa polysémie botanique et filmique. Et dans un habile champ-contrechamp final, la présence humaine se transforme elle-même en rocher stagnant, délaissant ainsi tout espoir d’une fuite. L’île, sur elle-même, se sera refermée. (panorama-cinema.com)

Depuis 2002, le cornouaillais Mark Jenkin développe un cinéma personnel à travers des cours et longs métrages pour lesquels il fait des choix formels audacieux. C’était le cas déjà dans Bait (2019) qui a rencontré un joli succès critique…

… Ici il abandonne le noir et blanc développé par ses soins dans une solution à base de marc de café (!) pour la couleur avec une pellicule Kodak en 16mm qui a visiblement subi aussi quelques « outrages » pour s’adapter au rendu visuel voulu par Jenkin. Il n’abandonne pas son contrôle total sur le rendu visuel et sonore du film. Il gère lui-même la photographie, le son, musique et le montage…

… Le tournage a en fait eu lieu sur la péninsule de West Penwith, célèbre pour ses paysages rocailleux, ses villages de pécheurs et ses mines d’étain abandonnées. Le film, quasiment sans dialogue, met en scène le passé cornouaillais, de ses racines païennes, à ses histoires de marin et de navires échoués à ses mineurs. Dans Enys Men, les époques semblent perméables et se mélanger au grès des marées. N’attendez pas de grille de lecture facile, Jenkin maintient le mystère et c’est au spectateur de se débrouiller avec les indices épars que le réalisateur daigne partager.(cinemaderien.fr)

Le regard rivé vers la caméra, l’unique habitante d’une île située dans la mer Celtique perd le fil du temps. Le présent, le passé et le futur ne font plus qu’un, brouillant les repères et les codes du réel. Une confusion temporelle comme un puzzle malicieusement éparpillé par le cinéaste britannique Mark Jenkin… Une intense expérience sensorielle, à l’identité visuelle et sonore marquée par le cinéma des années 70…

… Avec Enys Men, le réalisateur Mark Jenkin façonne un univers aussi envoûtant qu’esthétique. Sur cette île loin de tout, la routine est quelque part une source de réconfort : elle donne un cap, une forme de cocon protecteur. Chaque jour, la volontaire effectue les mêmes tâches, inlassablement. Elle vérifie la température et lance un caillou dans un puits menant dans une mine. Un lieu mutique, où le vent répond aux sons des vagues qui viennent s’écraser sur les rochers. Dans cet environnement paradoxalement en mouvement et invariable, le moindre changement se remarque. Après le 1er mai, le « may day » (au secours en anglais), des objets se mettent à apparaître : un ciré marin sur les rochers ou encore une planche appartenant à un bateau. En parallèle, du lichen commence à pousser sur une plante. Plus le temps passe, plus le champignon, connu pour sa grande capacité d’adaptation, s’étend. La biologiste n’est pas épargnée par la propagation. L’île est parasitée par les apparitions, les souvenirs se confondent, les temporalités se croisent, avec comme lieu commun, la souffrance.

Tourné en 16mm, le film multiplie les cadrages serrés, les plans fixes et les images incarnées, le tout dans un écrin « années 70 », façon Romero. Une œuvre décalée, habitée par un sens esthétique certain. Le réalisateur capte au plus près son environnement, pour mieux déceler les changements, les variations. Les motifs reviennent, se superposent, dans un montage envoûtant, entre temps long et tension soudaine. La maîtrise du cinéaste sur la forme ne s’arrête pas à l’image : comme le lichen, son emprise est totale et atteint même le son, enregistré dans un second temps. Il déforme et retarde les voix, fait s’entrechoquer les mélodies avec la nature. L’île est véritable un terrain de jeu pour Mark Jenkin, esthète en son royaume. Enys Men est un puzzle dont l’intérêt n’est pas tant d’assembler les pièces, mais plutôt de se perdre en les cherchant : un dédale hors du temps, fou, créatif et folklorique. (movierama.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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