Et vogue le navire



Jeudi 12 Février 2015 à 20h30 – 13ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Federico Fellini – Italie – 1983 – 2h12 – vostf

Juillet 1914 dans le port de Naples. Peu avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le Gloria N, un paquebot de luxe, accueille à son bord l’élite du pays – principalement constituée d’aristocrates et de représentant des arts – pour aller disperser au large de l’île d’Erimo les cendres de la grande et adulée diva Edmée Tetua. Lors du voyage, le navire croise la route d’un bateau à la dérive. Sur ce dernier ont pris des Serbes qui cherchent à trouver refuge après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Ils sont accueillis à bord du paquebot. Mais un vaisseau de guerre austro-hongrois navigue dans les environs et s’avère très menaçant. Le voyage, jusqu’à présent sans histoires, va prendre un tournant tragique à mesure qu’on aborde l’île.

Notre critique

par Josiane Scoleri

È la nave va…(Et vogue le navire…) est un film entièrement consacré à la musique et pourtant c’est à peu près l’antithèse du film musical traditionnel. La comédie musicale est une sorte de ballet chanté où les chorégraphies tiennent le devant de la scène et les chansons servent en général de support à l’histoire. West side story en serait le film emblématique, sans parler des innombrables films de Bollywood où tout est prétexte à chansons et numéros dansés. Le film retraçant la vie d’une chanteuse ou d’un grand compositeur (genre dit désormais « biopic » en français, sic !) se veut un documentaire plus ou moins romancé, avec un nombre variable d’illustrations musicales, d’extraits de concert, etc… Dans ce cas, la musique joue en général un rôle essentiel dans la bande-son, mais c’est à peu près tout. Je citerai Round Midnight consacré à Charlie Parker ou La môme sur Edith Piaf. Le film-opéra, (et non pas la simple captation d’un spectacle) plus rare, essaie de tirer parti des moyens propres au cinéma pour mettre en scène un opéra en gardant tout ou partie de la partition. C’est un mariage difficile. L’exemple le plus frappant serait sans doute le Don Juan de Joseph Losey, entièrement tourné en décors naturels avec de grands chanteurs d’opéra.

Avec È la nave va…, nous avons à faire à un objet de cinéma tout à fait différent. La musique est l’objet même du film. Elle en est le personnage principal. Les acteurs – ils sont nombreux – se trouvent tous relégués à des seconds rôles, plutôt équitablement répartis d’ailleurs. Là aussi, Fellini fait fort. Évidemment, toute cette société réunie sur un bateau pour un dernier hommage à la diva maxima du Bel Canto va permettre au réalisateur d’aller dans de multiples directions : le film historique en costumes, l’étude de mœurs, l’essai sociologique sur les différentes classes et couches de la population, la galerie de portraits d’individus qui ont tous quelque chose d’atypique (art dans lequel Fellini est un maître incontesté), le conte philosophique, l’article de géopolitique, que sais-je encore ? On le voit, le film est foisonnant. Et puis, nous sommes chez Fellini, il y a bien sûr l’hommage au cinéma. Le film se passe en 1914, le cinéma est encore muet. Et cela nous vaut six premières minutes absolument somptueuses, avec ce qu’il faut de rayures, en Noir et Blanc mais pas tout à fait muettes, puisqu’on entend les bruits de fond (notamment la manivelle de la caméra) faute d’entendre ce que disent les personnages, puis le film se fait parlant, passe au sépia et imperceptiblement à la couleur dans une transition absolument sans couture grâce au noir des uniformes, au gris métallisé de parois du navire, aux teintes sombres des pèlerines et des chapeaux. Quelques plans suffisent, c’est du très grand art. À peine installés vraiment dans la couleur, les personnages se mettent non à parler, mais à chanter. Des passagers aux officiers de marine, des badauds sur le quai aux soutiers devant la chaudière, tout le monde chante. Avec E la nave va… , Fellini invente le flashmob d’opéra au cinéma.

Le navire quitte le port, le voyage peut commencer. Mais le muet reprend un temps ses droits, comme ces cinéastes qui ont renâclé à passer au parlant. Nous sommes transportés dans les cuisines du navire, où tout le monde s’affaire sur un rythme endiablé et légèrement accéléré, sans un mot, avec des gestes saccadés qui évoquent forcément les débuts du cinéma. Tout se calme et reprend son rythme normal dès que les serveurs arrivent dans la grande salle à manger où toute la jet-set musicale est attablée. Et là, encore une transition en douceur, nouveau changement de rythme. Dans cette ambiance feutrée, où, dans un premier temps, on n’entend pas parler les convives, tous les gestes sont légèrement ralentis avec cette emphase caractéristique du service stylé qui rime avec palaces. Chez Fellini, rien n’est gratuit, tous les détails font mouche. Le personnage du narrateur est, lui, entre deux mondes. Ni prolétaire, ni de la haute, même s’il la côtoie, sa silhouette, sa chevelure dégarnie nous rappellent la dégaine de Fellini lui-même, et l’essayage de chapeaux juste avant d’embarquer ne laisse guère de doute. Journaliste people, comme on dirait aujourd’hui, c’est lui qui va nous présenter tout ce beau monde. Au passage, Fellini ne se prive pas d’égratigner les travers du métier de journaliste, prêt à tout pour obtenir une interview qui ne dit pas grand-chose (la scène avec le grand-duc dans la salle d’escrime est tout simplement hilarante) ou feignant avec aplomb de connaître ce qu’il ignore…

Mais revenons à la musique, car si elle est tellement présente à l’écran, c’est que Fellini prend soin de nous la présenter sous toutes ses formes, y compris les moins académiques. La scène où les deux vieux maîtres de chant nous font un concert avec des verres d’eau sur une grande table dans les cuisines restera un morceau d’anthologie. C’est également dans la cuisine que le chanteur à la voix la plus grave du monde endort une poule grâce aux vibrations profondes des sons qu’il émet (autre scène burlesque vu que la poule reste endormie – et le journaliste tombe dans les pommes – même dans le vacarme de la cuisine. La musique populaire, elle, a sa place sur le pont, avec les réfugiés serbes. On le sait, la musique épouse elle aussi les divisions de classes. Même s’il existe parfois des passerelles. Par exemple, lorsque les machinistes, dans leur enfer qui ressemble à s’y méprendre aux forges de Vulcain veulent entendre chanter leurs illustres passagers en visite guidée jusque dans les soutes. Et Fellini de nous gratifier de quelques duels chantés mémorables (ah, l’ego des artistes !!). Autre passerelle, empruntée cette fois dans l’autre sens avec les deux maîtres de ballet fort savants en matière de chansons populaires et de danses folkloriques. Évidemment, ils ne sont pas d’accord entre eux et veulent même montrer à ces « braves gens » comment ils devraient s’y prendre…

Inévitablement, la présence des réfugiés serbes à bord va faire remonter tous les réflexes de classe (la ségrégation à bord, la cantatrice qui planque ses bijoux) et va surtout déclencher des débats houleux entre le devoir de sauvetage envers toute personne en péril en mer et les enjeux des relations internationales. L’écho avec la situation en Méditerranée aujourd’hui- et malheureusement sur bien d’autres mers du globe- est encore plus fort maintenant qu’à la sortie du film… Avec l’attentat de Sarajevo, l’Histoire avec un grand H fait irruption dans le film matérialisée par l’apparition d’un cuirassé de l’empire austro-hongrois. La dolce vita est menacée. On entend bien sûr à plusieurs reprises des valses viennoises dans le film. Ces airs archi-connus sont insérés dans la bande-son avec une efficacité redoutable, comme quand la jeune fille italienne rejoint son amoureux serbe sur la chaloupe qui va les livrer aux Autrichiens sur l’air de Aimer, boire et chanter… Quant à l’explication de l’événement qui signifiera le cataclysme pour tous, notre journaliste nous livre trois versions des faits et sur la quatrième, dont nous spectateurs savons pertinemment que c’est la bonne, il nous dira simplement qu’il n’a pas le cœur de nous en faire part. Autant pour le crédit à accorder à la presse à l’époque, et aux médias aujourd’hui !!!

Pour conclure, un petit tour sur le plateau s’impose, histoire de ne pas oublier qu’ici non plus, il ne s’agit pas de tout prendre pour argent comptant, avant de terminer en chaloupe avec… le rhinocéros. Grazie mille, maestro.

Sur le web

C’est à partir d’une simple idée exprimée en 1979 par Tonino Guerra sur les cendres de Maria Callas dispersées en mer, que Federico Fellini met en chantier Et vogue le navire, un film au rythme nonchalant et funèbre qui met en scène une expédition bizarre qui se veut donc une cérémonie d’hommage à une grande cantatrice disparue. Les années 80 marquent une sorte de fracture pour Fellini, qui s’inquiète profondément pour son art alors que les spectateurs italiens commencent à déserter les salles pour la télévision, et à mesure que ses proches disparaissent (à l’exemple de Nino Rota en 1979). Ses dernières oeuvres sont marquées par une tonalité beaucoup plus sombre (Casanova, qui représentait de plus une expérience douloureuse sur le plan de la production, Répétition d’orchestre) et son dernier film, La Cité des femmes (1980), a été fraîchement accueilli par le public et la critique dont une partie a même vomi ses extravagances et l’a taxé abusivement de misogynie.

Le réalisateur Federico Fellini a voulu, avec Et vogue le navire, faire un film « à l’ancienne ». Le cinéaste expliquait ainsi : « Je voulais faire un film dans le style des premières pellicules, donc en noir et blanc, voire même rayé, avec des taches d’humidité comme une pièce de cinémathèque. Un faux, en somme, et c’est cela justement qui me séduisait car je pense que c’est ainsi que doit être le vrai cinéma »…

Comme beaucoup de ses réalisations, Et vogue le navire parle profondément de cinéma, mais ici l’évocation se fait plus triste et nostalgique. Le film débute par un prologue mettant en scène l’embarquement des passagers ; avec comme seul son le bruit d’une pellicule tournant dans un projecteur, il est filmé en noir et blanc et sépia ainsi que sur une cadence d’images accélérée comme pour rappeler le cinéma des origines, en particulier le burlesque et son pantomime. C’est progressivement, alors que la caméra s’élève sur un immense escalier, que la couleur fait son apparition. L’une des dernières séquences du film montrera un jeune passager éploré se projetant une bobine mettant en scène la diva disparue, alors qu’il a les pieds dans l’eau pendant que le paquebot coule. Entre ces deux séquences, se déroule donc le film, un voyage étrange racontant la fin d’un monde avec ses personnages grotesques approchant le ridicule et enfermés dans leur art vieillissant et leurs coutumes surannées – les longues séquences, parfois artificiellement étirées, dans le restaurant sont l’occasion pour le réalisateur de nos offrir une galerie de portraits particulièrement savoureux.

Fellini montre avec Et vogue le navire la déliquescence d’une société mondaine, confite de préjugés et engoncée dans son prétendu savoir. Si ces hommes et femmes de la haute sont insupportables de suffisance, de bêtise, d’égocentrisme et de mégalomanie, il provient pourtant d’eux cet art sublime qui touche à une forme de sacré. Il y a toujours chez Fellini une fascination à voir que les plus belles choses – ce qui élève, ce qui transcende l’humanité – est le fruit de l’homme et non d’un Dieu (d’où le recours régulier à la machinerie qui se cache derrière le décor, l’homme avec son imaginaire sans bornes est le vrai créateur).

Avec ce film, Fellini et son coscénariste Tonino Guerra (qui a déjà collaboré avec lui sur Amarcord) essaient de percer ce mystère qui fait que d’un océan de bêtise, de la lourdeur des corps puisse malgré tout naître la beauté. Le film est ainsi percé d’éclats magiques qui ponctuent la farce cruelle à laquelle les deux auteurs se livrent. Fellini observe l’aristocratie et le sous-prolétariat se regarder en chiens de faïence, il décrit les tentatives aussi belles que futiles de discussions entre ces deux mondes antagonistes
(une cantatrice s’en allant chanter dans les soutes du paquebot, bientôt rejointe dans le même mouvement par d’autres chanteurs qui rivalisent de puissance vocale pour flatter leur égo), se demandant ce que devient l’art   lorsque les artistes sont coupés du réel, lorsqu’ils s’imaginent être absous d’un quelconque engagement envers la marche du monde. La réponse semble être que l’art existe toujours mais qu’il ne s’adresse plus alors qu’au néant. Fellini pose un regard amer mais aussi plein de tendresse sur ces bouffons, si sûrs de leur légitimité à diriger le monde ou à imposer des doxa artistiques. Cette tendresse vient du fait que le Gloria N est un navire fantôme et qu’à son bord s’agite une caste qui refuse de voir qu’elle n’existe déjà plus. Ce ne sont plus que des ombres peuplant un mirage, des acteurs qui jouent une dernière fois leurs rôles, qui singent leur grandeur passée, qui se livrent à des rites dénués de sens. Fellini, du coup, ne souhaite pas les accabler et leur offre un tombeau, un film cérémonial au rythme lent et voluptueux.

Guerra et Fellini construisent le film sur une succession de saynètes et multiplient les situations ou les histoires à priori incongrues et inexplicables. Le Gloria N est divisé entre le monde du dessous, ces entrailles du navire où vit le prolétariat, et le monde du dessus où se pavane la haute société. Mais en établissant un va-et-vient constant entre ces deux mondes, en mettant sur un même plan les anecdotes futiles et les grandes allégories, en associent la beauté et la vulgarité, le grotesque et la grâce, Fellini et Guerra montrent que le trivial et le sublime n’ont pas à être séparés, cloisonnés, qu’ils coexistent au sein de l’humanité. L ’art vient du corps, des tripes, du sexe et non pas d’un don divin, d’un don de sang. Dans un souci constant d’harmonie, les saynètes sont comme unifiées et rendues fluides par l’action d’un personnage sortant du lot par son énergie et son regard ironique et détaché sur ses contemporains, il s’agit du journaliste Orlando qui tient la chronique du récit et qui s’adresse aussi
directement au spectateur en brisant ainsi la frontière entre la mise en scène et le sujet filmé. Orlando est interprété par l’acteur britannique Freddie Jones (Le Retour de Frankenstein, Son of Dracula, Elephant Man, Firefox, Dune), comédien de second rôle truculent vu souvent à la télévision, dont la bouille sympathique offre un contrepoint à l’atmosphère crépusculaire du récit. (Article paru sur dvdclassik.com)

Et vogue le navire fut entièrement tourné dans les studios de la Cinecitta, à Rome. Le film nécessita quelques 8 plateaux, 40 décors, 120 acteurs et des centaines de figurants.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats :
La parole est à vous !

Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury).

Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, ainsi qu’à toutes les séances du Mercury (hors CSF) et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.
Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


Partager sur :