Événement : 2 soirées exceptionnelles en présence de Boris Lehman



Vendredi 06 et Samedi 07 Mars 2020 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Courts-métrages, moyen et long-métrage de Boris Lehman, Belgique

Peu connu du grand public, vu qu’il refuse les projections commerciales, Boris Lehman filme depuis 40 ans sans discontinuer. Reconnu par ses pairs, il est régulièrement invité dans les festivals, les cinémathèques, voire les musées. Le Jeu de Paume à Paris lui a consacré une rétrospective il y a quelques années.

Il accompagne personnellement toutes les projections de ses films aux quatre coins du monde.

Nous avons prévu ces deux soirées en collaboration avec les associations Regard Indépendant et Héliotrope pour vous donner un aperçu de cette oeuvre foisonnante, surprenante, souvent drôle et étonnamment poétique. La vie de Boris Lehman est toute entière la matière de ses films. Ses voyages, ses amis, ses rencontres, son travail qu’il a effectué pendant près de 20 ans dans un centre de santé mentale. Tout. Il nous raconte le monde à travers lui et vice-versa.

Si vous voulez en savoir plus, allez faire un tour sur son site www.borislehman.be

Mais surtout venez à sa rencontre. Vous ne serez pas déçus du voyage.

Né à Lausanne le 3 mars 1944, Boris Lehman est un cinéaste belge aux frontières du cinéma expérimental, de l’essai cinématographique, du journal filmé et du documentaire. Depuis 45 ans, il réalise, produit, diffuse tous ses films de façon artisanale (environ 500 films, courts et longs, documentaires et fictions, essais et expérimentations, journaux filmés, autobiographies…), principalement en super 8 et en 16 mm.

Après des études à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (Insas/1962-1966), Boris Lehman a collaboré à divers titres avec des cinéastes comme Henri Storck ou Chantal Akerman entre autres. Depuis 1960, il est critique de cinéma, collaborant à une vingtaine de revues et hebdomadaires. De 1965 à 1983, il a été animateur au Club Antonin Artaud, centre de réadaptation pour malades mentaux, utilisant le cinéma comme outil thérapeutique.

Une cinématographie de résistance, une œuvre inclassable qui intrigue et dérange. Cinéaste de la première personne qui rapproche le cinéma de la littérature intime et de l’autoportrait. Ses films sont indissociables de sa personne puisqu’il mène l’enquête sur lui-même, pratiquant de l’auto-ethnologie et signant une œuvre-fleuve sans équivalent. S’il existe un cinéaste à temps plein sur cette terre, c’est bien celui-là.

La dernière (s)cène (court-métrage de 1995, 15′)

Les dialogues sont tirés de l’Evangile selon St-Jean. Les apôtres sont presque tous des cinéastes, amis (et disciples) de Boris Lehman venus jouer devant la dernière maison-atelier d’artiste- restée debout face aux nouveaux bâtiments du Parlement européen. Le rôle de Judas est tenu par Claudio Pazienza et Boris Lehman incarne le Christ. La mise en scène est inspirée par la fresque peinte par Léonard de Vinci dans le couvent de Santa Maria delle Grazie à Milan. Le film a été tourné en quelques heures, un dimanche matin devant un décor incroyable, quasi hollywoodien, dans une rue complètement rasée par les promoteurs immobiliers, juste avant l’arrivée de la police.

« Je pense qu’en tournant son film, Boris ne reproduit pas mais “produit” sa propre vie. Dans un processus d’inversion chronologique-causale qui frise le paradoxe, le film peut être lu comme scénario en train de se faire de l’existence de son propre auteur. Voilà ainsi devoilé le vrai sens de “vivre est pour moi faire un film” : le cinéma devient l’acte générateur de la vie de son auteur. Double créativité? Créer une narration à travers la création de soi en train de (se) raconter? […]

Il est le cinéma de la “compréhension”, vorace dans le vouloir tout englober et, dans le même temps et pour cette raison, destiné (et avec lui son auteur) à la fagocitation de la part de l’autre, du tout, du monde, qui induit une sorte de jeu (auto)cannibalistique à la fois (auto)ironique et cruel. S’explique ainsi comment et pourquoi l’auteur-acteur devient une figure christique soit dans l’action de se construire dans un rapport d’identité entre père et fils, soit dans le sens plus eucharistique du terme, c’est à dire dans l’acte de donner son propre corps et sa propre âme en repas à l’autre. » (Mario Brenta, “Boris ou la vie”, www.borislehman.be.)

Homme portant (moyen-métrage, 2003, 60′)

L’homme qui porte son corps, ses bobines de films, ses sacs, son appareil photo, c’est Boris Lehman, c’est Sisyphe, c’est le Christ, c’est l’Ixion raconté par Alfred Jarry dans La Chandelle verte. Film essai sur le lourd et le léger. L’homme qui porte songe à s’envoler, à se volatiliser dans l’air et la lumière. La rencontre avec un autre homme-machine, porteur d’images électroniques, va lui permettre d’accomplir son rêve.

«Étonnant Boris Lehman qui encore et toujours parvient à nous surprendre. Homme portant, son dernier denier film en date, se compose de plans tournés au fil des ans où on le voit porter ses films inlassablement. De déménagements en festivals, de voyages en errances diverses, il marche et porte son oeuvre tel un Atlas opiniâtre bravant toutes les lois de l’humaine pesanteur.

Sisyphe non dépourvu de fantaisie, ne le voit-on pas porter résolument son film le plus lourd ou tituber sous le poids de sa caméra dans une rue de Jérusalem, il revient et repart, chargé de bobines en une ronde sans fin qui trouve enfin son repos quand, épuisé, il se couche sur un divan entouré de ses films et laisse son regard fatigué partir loin vers un ailleurs improbable qui aurait nom d’utopie. A partir de là le film bascule dans une invention artisanale et saugrenue de ce qui s’impose comme un art de l’envol et de la disparition. Avec la complicité d’un ami québécois, il construit et revêt un dispositif fait de lunettes, de harnais et de miroirs lui permettant de réinventer en direct et en marchant la beauté de la surimpression. Et surgit alors cette image composée de Boris Lehman foulant d’un pied léger le bleu du ciel et les frondaisons frissonnantes des arbres centenaires. « Je vole » s’écrie-t’il avec ce plaisir d’enfant émerveillé et nous volons aussi. Fantasmagorie parfaite de ce désir de fuir loin des contingences terrestres, Homme portant pourrait se clore sur cette illustration de notre soif d’imaginaire.

Mais Boris Lehman ne pratique pas le body art pour seulement nous parler d’une nécessaire légèreté. L’heure est grave et il est aussi un cinéaste de ce qui fait défaut dans notre présent. Aussi avec un autre ami, il crée le soufflet vidéo portable où sur un écran dorsal apparaît son image portant des bobines de film sur sa tête. Son ami harnaché de l’appareil se met alors en route, portant et emportant sur son dos ce fantôme videoscopé de Boris Lehman en un long mouvement déambulatoire qui se fond et se perd dans la nuit. Ne reste du cinéma que cette lueur vidéo qui, falote, diminue, rétrécit pour finir par s’éteindre. Sous l’appareillage bricolé qui attire et distrait le regard, Boris Lehman a disparu, ne nous laissant qu’un reflet moribond, représentation fragile et illusoire de ce qui peut-être ailleurs continue à se vouloir vivant.

Film sombre et lumineux, fait de pessimisme et de rêve éveillé, Homme portant prolonge mais aussi marque un tournant dans l’oeuvre de Boris Lehman dont l’impressionnante Histoire de ma vie racontée par mes photographies faisait un peu figure de conclusion. Avec Homme portant, un changement s’opère dans sa façon de se mettre en scène, de puiser dans sa vie la matière même de ses films. D’abord il fait l’archéologie de plans anciennement tournés, leurs conférant une portée nouvelle. Ensuite, il donne à son personnage d’errant plus de poids, de densité, de sérieux qu’auparavant. Enfin il échappe à toute forme de narcissisme par un travail plus radical dans sa portée critique tout en allant toujours à l’essentiel de l’émotion.

Pourtant si le propos d’Homme portant apparaît plus grave, si le regard qu’il porte sur ce début de siècle est fait de plus d’amertume et de lucidité, (à l’égal du cinéma, la vie ne se porte pas bien), jamais Boris Lehman ne se départit de cette poésie ludique que l’on retrouve dans tous ces films (par exemple ce plan magnifique où en compagnie de Jonas Mekas, devant la cinémathèque française, il réinvente le cinéma muet) ni de cet humour pince sans rire digne de Buster Keaton. Son envol québécois est splendide d’imaginaire irréductible et donne d’autant plus de poids à ce sentiment de fin et de mort qui traverse tout son film. Alchimiste averti, il a cette maîtrise de la magie du cinéma qui lui permet de dépasser la simple opposition entre son pessimisme fondamental et son goût du merveilleux. Ainsi il réussit cette difficile conjugaison des extrêmes en construisant son film par petites touches hasardeuses, faisant se répondre ses plans comme les instants suspendus d’une errance qui ne sait où elle va mais avance et découvre, s’étonne et continue. Expérimental jusqu’au bout, Homme portant a cette liberté de mouvement née des hasards de la marche quand le chemin se trouve comme il se fait. D’une incorrigible indépendance, il se propose à nous comme une aventure sans entraves où nos rêves d’évasion rencontrent le tragique contemporain en une réflexion qui nous reste telle une présence nécessaire et très belle.» (cinergie.be)

Choses qui me rattachent aux êtres (court-métrage, 2010, 15′)

Le film se présente comme un inventaire à la Prévert. Son titre s’inspire des Notes de Chevet, de l’écrivain japonaise Sei Shônagon qui fut dans la première moitié du XIe siècle dame d’honneur au service de l’impératrice Teishi. On pense évidemment à Georges Perec, écrivain majeur du groupe OuLiPo, mais aussi à Dada ou à Fluxus. Les images et les mots s’enchaînent comme dans un poème. Depuis le fameux « Ceci n’est pas une pipe » de René Magritte, on sait bien que les évidences sont trompeuses, que les mots, comme les images peuvent être détournés de leur fonction première. Chez moi c’est différent : il s’agit de créer l’objet par l’image et le mot, en le filmant. Acte de création, comme Dieu fit au début avec le Ciel et la Terre, avec Adam et Eve.

«…Ce qu’il y a d’étonnant avec un court métrage de Boris Lehman, c’est que non seulement il se suffit à lui-même, mais qu’il renvoit toujours, dans la façon dont il est conçu, à quelque chose qui le dépasse et lui donne un sens qui rompt avec l’objet cinématographique fini. Ce «quelque chose» tient dans cette œuvre que Boris Lehman construit film après film, et où il décline cinéma et autobiographie en une même nécessité de filmer pour exister et d’exister pour filmer. Expérience permanente durant laquelle il tente de saisir au plus près ce qui nous lie les uns aux autres, ce qui nous rend pluriels autant que singuliers, nouant et dénouant les brins d’aventures affectives autant que personnelles qui bousculent un ordre émotionnel bien établi.

Choses qui me rattachent aux êtres, son dernier court métrage en date, développe deux propositions autour de cette problématique de ce qui nous constitue en tant qu’être vivant et être de mémoire. La première s’apparente à une sorte d’inventaire à la Perec. Boris Lehman parcourt son appartement au désordre organique, se saisissant ici et là d’un objet, le nommant suivant le souvenir de son appartenance passée. Ici, le ballon d’Isabelle, là, le sac de Guy, le train de Jean, l’échelle de Rachel, le bureau de mon père, la pomme de personne. Une vie défile au gré des cadeaux en attente de déballage, des cartes postales qui s’empilent, des casquettes toujours trop grandes, des ardoises aux messages amoureux, des parapluies en pagaille et des boîtes de films qui sont le cinéma de Boris. Une phrase, une seule, conclut ce parcours hétéroclite et, à elle seule, fait basculer cette énumération mâtinée d’humour et d’une certaine dérision, de l’énoncé ludique à l’évidence philosophique du qui sommes-nous : « Je suis la somme de tout ce que j’ai reçu des autres ». Mouvement à sens unique, vers l’intérieur, où les dons des autres sont ce qui me fait être ce que je suis.

La deuxième proposition est plus troublante puisqu’elle se présente comme un strip-tease à rebours aux allures tragi-comiques à la Buster Keaton. Boris Lehman, nu au milieu de son appartement, puise dans un paquet de vêtements aux tailles et aux allures très différentes de quoi se vêtir. Progressivement, il s’habille tel un épouvantail d’un pantalon trop large, d’une veste trop grande, de chaussettes dépareillées, d’une chemise pitoyable. Et de conclure cette étrange mascarade d’un «voilà» qui dit tout. Voilà l’homme, composé de ces éléments disparates dont la juxtaposition hasardeuse, la combinaison improbable est comme le puzzle symbolique de ce qui, chez nous, se met à l’épreuve de nous-mêmes dans la relation aux autres. Mouvement vers l’extérieur où ce que je suis se donne aux autres pour ce qu’il est.

Ici, rien d’explicite, tout reste à inventer. Pas de question identitaire, pas de problème de racines ou d’origine, juste ce rapport aux autres où déjà, ils sont au cœur de ce que nous sommes. À chacun alors de reprendre ces choses qui le rattachent aux êtres et, entre les deux propositions de Boris Lehman, de faire surgir ce lieu imaginaire où, comme par empathie, il pourra à son tour faire fleurir les siennes.» (cinergie.be)

«Ce film de Boris Lehman est des plus simples : il pratique l’énumération d’une série d’objets (de choses) présentés devant la caméra en plans fixes frontaux et successifs par quelqu’un qui les nomme à chaque fois et les désigne de la main ou s’en empare pour les montrer. Une opération d’identification, de nomination : voici un objet, voici comment il s’appelle. « Vertige de la liste »: « Ballon », « masque », sac », « train », « éventail », « ardoise », « foulard », « béret », « casquette », « échelle », « tasse », « fauteuil », « table », « coussin », « canapé », « fleurs », « arbre », « thermomètre »,  « mazagran », « pomme », « pipe », « scie », « valise », « agenda », « tableau », « bureau », « boule de neige », « clap », « cinéma », « cadeaux », « masque de chevalier », « balles », « montre », « crayon », « dessin », « psyché », « boîte à couture », « sac », « loupe », « L’Age d’or », « clochettes de vaches », « double-mètre », vache », « portrait », « cartes », « dessin », « lettre confidentiel », « lettre », « marmotte», « parapluie », « un autre », « une troisième », « cadeau », « moustiquaire », « masque », « plante », « plaque ».

Mais dire d’un objet « comment il s’appelle » n’est pas dire, « voilà ce qu’il est » – ceci est un arbre (inusable exemple saussurien) –, ou n’est pas – ceci n’est pas une pipe (répartie magrittienne au premier). A chaque objet présenté le présentateur qui le montre à la caméra dit son nom (« ballon »), mais il ne dit pas « un ballon », « une loupe » mais « le ballon », « la loupe » et il ajoute « d’Isabelle », « d’Adrienne ». On est donc loin de l’universalité du mot du dictionnaire (sans article : « ballon. [ballon] n.m.») ou de la généralité de l’abécédaire ou du livre de lecture (avec un article indéfini : « un ballon » ou même défini mais sans attache : « le ballon », ou attaché à un personnage de convention : « le ballon de Pierre ») : il s’agit de ce ballon-là, celui d’Isabelle, de la loupe d’Adrienne, du sac de Lucia.

A la liste des objets s’ajoute ainsi une deuxième liste, celle de prénoms auxquels ces objets sont rattachés :

Isabelle, Mireio, Guy, Jean, Marion, Katty, Jacques, Lois, Rachel, Eva, Marie, Michel, la mère de Yaël, Nadine, Edouard, Marc-Antoine, Lieve, Elisabeth, [personne], Charlemagne, Paulus, Paul, Isabella, Meriam, Mirèze, Arié, Georges, Mireio, [mon père], Marilyn, Luc, Boris, Anne, Pierre, Sidonie, Marianne, Richard, Paul, Philippe, Christiane, Eugène, Milady, [ma mère], Lucia, Adrienne, Buñuel, Dali, [marché aux Puces], Antoine, Renelde, Jacques, Mélanie, Maïté, Claude, [confidentiel], Caroline, Yaël, [une inconnue], [un autre], [une troisième], Isabelle, Isabelle, Mireio, Muriel, Laurent.

Dans le film, la question de l’appartenance va à rebours : l’attribution d’appartenance est d’emblée une dépossession puisque, à l’évidence, ces objets sont détachés de leurs propriétaires nommés, ils appartiennent maintenant à celui qui les présente ou plutôt à celui qui en a l’usage (valeur d’usage).

Il ne s’agit ni de les rendre à leurs propriétaires, ni de les vendre (au spectateur). On les montre, on les manipule dans la plupart des cas (se coiffer de « la casquette de Lois », s’asseoir dans « le fauteuil de Marie », s’étendre sur « le canapé de Nadine », se regarder dans « la psyché de Milady »). Encore faudrait-il distinguer les cas où l’usage précède la nomination et la déclaration d’appartenance des cas où l’usage les suit : on s’asseoit dans le fauteuil puis on l’identifie et le nomme ; on identifie et nomme le canapé et on s’y étend ensuite.

On nous dit que ces objets ont une histoire (ils proviennent de quelqu’un), ils ont fait l’objet d’un déplacement : manifestement pas d’un échange, en tout cas pas monétaire. D’un don plutôt ou d’un dépôt. Peut-être d’un oubli ou d’un abandon. Il y a même des objets qui ne sont à personne (une pomme), ou à une/des inconnue(s) (un, deux, trois parapluies).

Don, dépôt, oubli : trois modalités du dessaisissement dans un registre qui ne passe pas par l’équivalent général, l’argent qui, certes, permet l’échange (on nous le ressasse depuis Aristote) mais aussi la spéculation, l’augmentation de prix (rareté), et en tous les cas efface l’histoire de l’objet, son propriétaire d’origine ou actuel. Jeté sur le marché l’objet devient une marchandise dont la valeur est désormais abstraite. C’est ici exactement le contraire : on rattache l’objet à son origine, son possesseur, son usager. Quand il échoit au présentateur-utilisateur, il est constitué de toutes ces strates.

En outre dans le film non seulement on ne dit pas marchandise, mais même pas objet : on dit chose. « Choses qui me rattachent aux êtres ». Il faudrait s’attarder sur la distinction « objet – chose » (notamment parce que la liste inclut des plantes, des œuvres – l’Age d’Or –, une entité abstraite – « le cinéma de Boris »), mais, pour l’instant, retenons le fait que ces objets rattachent. Ils se sont détachés de quelqu’un (leur propriétaire ou leur producteur – dans le cas d’un dessin, d’un tableau) et se rattachent à quelqu’un d’autre. On nous dit que ce dernier tire son existence de ce lien social que condensent les objets (sur plusieurs modes : indiciaire, métonymique, métaphorique, transitionnel, instrumental).

Ce quelqu’un d’autre c’est le cinéaste Boris Lehman qui se filme présentant à la caméra les objets, les « choses » qu’il tient d’autres et qui le rattachent à eux : « Je suis la somme, dit-il en conclusion, de tout ce que j’ai reçu des autres ».» (Extrait de l’article de François Albera paru dans la revue Vertigo n°39, hiver 2011)

Funérailles (de l’art de mourir),(long-métrage, 2016, 97′)

Comment filmer sa propre mort ? Comment la mettre en scène ? Au premier abord cela peut faire sourire et pourtant cette question concerne tout un chacun, même si on n’est pas cinéaste. Arrivé à un âge où l’on pense à faire ses valises pour l’au-delà, je me prépare à brûler ma vie, à jeter ce que j’ai collectionné et accumulé pendant plus d’un demi-siècle. Les livres, les vêtements, les films, tout doit, tout va disparaître, en cendres et en fumée.

«Funérailles (de l’art de mourir) se présente comme le « dernier » épisode de mon oeuvre auto-ciné-biographique, Babel, qui couvre un peu plus de trente ans de ma vie.

Faut-il rappeler ici les épisodes de ce film commencé en 1983 avec Lettre à mes amis restés en Belgique (Episode 2 : Tentatives de se décrire. Episode 3 : Histoire de ma vie racontée par mes photographies. Episode 4 : Mes sept lieux . Episode 5 : Histoire de mes cheveux.

Funérailles mènera ce récit de vie à son terme. Il peut être considéré comme mon « dernier » film, comme un testament»…

…Il faut voir ce film comme une ultime épreuve, comme un défi, une performance. Jouer sa mort n’est pas évident. Ce n’est pas une farce à mes yeux mais cela ne doit pas non plus être interprété comme un acte morbide et tragique. Je l’ai déjà fait plusieurs fois : brûlé vif, noyé, empoisonné, criblé de flèches, écrasé par mes boîtes de films…On pense à Cocteau (Le Testament d’Orphée),au 7e sceau d’Ingmar Bergman, à tel film de Woody Allen. Me serais-je en quelque sorte moi-même condamné à rejouer éternellement les instants de ma mort ?

Ce projet documentaire, comme presque tous mes films, a été tourné très simplement, comme dans une journée ordinaire (Un jour dans la vie de Boris Lehman) Il n’y a pas d’acteur mais chacun joue son propre rôle. Je me mets en scène comme je l’ai toujours fait. Les scènes sont «commentées » par une voix off (ma voix) et accompagnées pour certaines d’entre elles, de textes, plutôt poétiques qu’explicatifs.

Mes films ont toujours mélangé l’intime avec le biblique (voir : Homme Portant, Histoire de mes Cheveux), le quotidien avec le philosophique. Il s’agit bien entendu d’un récit « autobiographique » teinté d’humour et de poésie, qui renvoie au spectateur les questions généralement « remises à plus tard ».

Les images sont quelquefois appuyées par des textes « essentiels », qui sont peut-être les oeuvres qui m’ont porté, ouvert au monde: l’Odyssée d’Homère , L’Enfer de Dante, les Châtiments de Victor Hugo, Don Quichotte de Cervantes, Le Roi Lear de Shakespeare, Pantagruel et Gargantua de Rabelais, les oeuvres de Lacan, Pérec, Poe, Kafka, Dostoïevski, etc…Ces citations (comme on peut le voir dans certains films de Jean-Luc Godard) sont comme un contrepoint aux images.

La mort reste un sujet tabou chez nous, alors que nous voyons tous les jours des morts comptabilisés dans les attentats, les guerres qui nous entourent, et quand nous nous penchons sur notre passé proche, nous nous souvenons de nos chers amis et parents disparus.

Funérailles serait aussi un dernier hommage (cinématographique, cela va sans dire) aux amis qui m’ont accompagnés tout au long de ma vie. C’est la raison de la dédicace mise en fin de film. Comme la mort de l’auteur ne saurait être vécue et filmée par lui-même, il faut voir le film comme une affabulation. Une mise en fiction, une « reconstitution » s’impose, mais la matière-même du film sera puisée dans le réel.

Cela peut être vu comme choquant, voire sacrilège. En aucun cas je ne veux me moquer, ni de la mort ni de la religion, juste traiter le sujet avec une certaine distance et avec humour afin d’éviter tout pathos, nostalgie ou narcissisme .

Une série de rituels, en partie véritables et en partie inventés, mélanges de résurgences juives, christiques et autres, seront choisis pour la circonstance.

Pas de biopic, donc. Il n’y aura (sauf à de très rares moments) aucune archive retraçant la vie du cinéaste, aucun extrait de ses films.

Seuls comptent le cérémonial et l’itinéraire du cinéaste vers ma dernière demeure.

Il ne s’agit non plus pas de mettre en scène quelque agonie, ni de recenser des vanités ni de parler des anges, de l’existence de Dieu, des démons et du salut de l’âme. Ce serait un autre film qui nous mènerait ailleurs.Seulement d’expérimenter sur moi-même (comme je l’ai toujours fait dans mes films « autobiographiques ») quelques gestes et croyances liés à ma vie, mes origines (juives polonaises), mon histoire (naissance en suisse durant la deuxième guerre mondiale. Exercice thérapeutique, exorcisme sans doute, qui peut mener vers un apaisement.

Philosopher, disait Montaigne, c’est apprendre à mourir.» (borislehman.be)

«…Ces funérailles se célèbrent comme une fête, un feu d’artifice. Des enfants s’égayent dans un champ. Et le cinéaste constate, avec humour, que le champ de bataille est devenu un champ de patates. Il s’agit d’un retour à Babel, de l’accomplissement d’une œuvre et de la disparition de son auteur. Mais combien de fois Boris Lehman ne nous a-t-il pas annoncé celle-ci ? Dans la Lettre à mes amis restés en Belgique, en 1983, ne dit-il pas déjà  : « Voilà. Je n’irai plus nulle part. Je suis ici maintenant. Je me suis enfermé dans ma tour d’ivoire. J’ai l’impression d’en finir avec quelque chose qui était ma vie. Peut-être aurais-je mieux fait de mourir, de ne pas revenir. Je suis revenu et ils s’en foutent. Ils se sont rassasiés de mon absence. Je vais m’en aller bientôt, définitivement. Tâcher d’oublier. Arrêter de fabriquer des images. Chaque fois que je filmais quelque part, c’était comme pour conclure, pour dire adieu à ce lieu, à cette personne… Filmer c’était tuer, et, en même temps, rendre immortel. »

Et, après l’oraison funèbre de Mes funérailles, prononcée par un ami au bord de la fosse, Boris ne revient-il pas sur la question : «  Et bien voilà, dit-il. C’est la dernière fois que je me filme. Je me retire, je m’efface. Qu’ai-je fait avec tous ces films depuis 40 ou 50 ans ? Je ne pense pas que j’ai filmé pour raconter des histoires, que j’ai raconté ma vie. En fait, j’ai filmé seulement pour exister. » Il dit ailleurs : « Continuer ma vie et la filmer en même temps. Ma vie est devenue le scénario d’un film qui lui-même est devenu ma vie. » C’est en cela que le vol de sa caméra qui ouvre le film précédent du cinéaste consacré à Walter Benjamin, L’art de s’égarer ou l’image du bonheur, ressemble à un funeste avertissement du sort. Ces œuvres sont empreintes d’une profonde mélancolie qui marque le visage de Boris lorsqu’il se remémore les dernières heures passées à Port Bou par le philosophe avant qu’il ne se suicide. Et son tombeau qui plonge dans la mer dont le cinéaste descend lentement les marches.

Dans son court-métrage les Choses qui me rattachent aux êtres (2010), Boris dresse l’inventaire d’objets disparates qui lui ont été donnés, rapportés de voyage, abandonnés dans son atelier. Il les nomme, puis les escamote, rapidement. Il se met à nu pour revêtir des vêtements qui ne semblent pas être les siens. Mes funérailles témoignent d’un même dépouillement tandis que l’on assiste à la télévision aux adieux du roi Albert à la population belge. Et cette dissonance revêt un accent parodique, burlesque. Le choix d’un cercueil constitue un des grands moments de comédie du film. Il faut avant tout que ce cercueil soit confortable. Et Boris s’y installe avec une satisfaction non dissimulée.

La question de l’héritage de l’œuvre de Lehman est naturellement posée. Immense, elle compte plus de 500 films et des milliers de photographies. Il appartient seulement au cinéaste de décider de leur conservation ou de leur dispersion. Et il choisit leur autodafé comme le souhaitait Kafka dans sa lettre à Max Brod où il lui dictait ses dernières volontés. Boris boute le feu à ses vêtements, aux bobines de films qu’il lance à la volée du haut d’un bunker. Elles brûlent sur la plage. « J’ai commis l’irréparable », dit-il. Le rituel des funérailles se poursuit dans l’atelier d’Arié Mandelbaum. De bonnes mains lavent le corps de Boris qu’elles enveloppent ensuite dans le châle rituel. Et ce lieu vaste et lumineux, hanté par les tableaux tant de fois effleurés par sa caméra et ensevelis dans la blancheur des labyrinthes de la mémoire, convient à cette dernière exposition du corps.

C’est le sculpteur Paulus Brun qui a creusé la tombe dans son jardin. Boris lui avait jadis commandé une statue de l’homme invisible pour un film sur le Golem, L’homme de terre. Le cinéaste s’allonge dans la fosse. Un linceul blanc couvre son corps, bientôt recouvert de terre. Il est entouré de statues dont les morceaux sont jetés dans la tombe. C’est le moment de l’oraison funèbre. Elle sonne juste. Peut-être, Boris a-t il collaboré à son écriture. « Boris nous a quittés. Le pire, c’est que tant de gens aient attendu pour reconnaître quel grand cinéaste c’était. Ils le raillaient, le bafouaient, voire le martyrisaient. Le mot martyr lui allait à ravir. Boris, c’était le SDF, le cinéaste sans domicile fixe. Il se voulait nomade et libre dans un monde où tout est prison. »

«Nous allons pleurer le mort une minute ensemble puis nous chanterons et cela sera la fin ». Une femme en robe blanche se couche sur le corps du défunt, Steve Houben joue du saxophone au bord de la sépulture, le soir tombe paisiblement. On imagine que Boris sort de la fosse, en son costume blanc, pour raconter un souvenir d’enfance où il se promène avec son père avant de disparaître de l’écran, invisible, invulnérable.» (cinergie.be)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Vincent Jourdan (Regard Indépendant), Laurent Tremeau (Héliotrope) et JosianeScoleri (Cinéma Sans Frontières).

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : 8 € (non adhérents), 5,50 € (adhérents). Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


   

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