Événement : Deux séances exceptionnelles avec Kasaba et Les Herbes Sèches du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan



Vendredi 29 Septembre à 20h et Samedi 30 Septembre 2023 à 14h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Films de Nuri Bilge Ceylan, Turquie, 1997, 1h24 et  2023, 3h17, vostf

A l’occasion de la sortie du 9ième long métrage du réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan, Les herbes Sèches, Cinéma Sans Frontières vous propose de le confronter à son premier film Kasaba. 

Filmographie

• 1995 : Koza (court métrage)
• 1997 : Kasaba
• 1999 : Nuages de mai (Mayıs Sıkıntısı)
• 2002 : Uzak | Grand prix, Festival de Cannes 2003
• 2006 : Les Climats (İklimler) | En compétition, Festival de Cannes 2006
• 2008 : Les Trois Singes (Üç Maymun) | Prix de la mise en scène, Festival de Cannes 2008
• 2011 : Il était une fois en Anatolie (Bir Zamanlar Anadolu’da) | Grand Prix, Festival de Cannes 2011
• 2014 : Winter Sleep (Kış Uykusu) | Palme d’Or, Festival de Cannes 2014
• 2018 : Le Poirier sauvage (Ahlat Ağacı) | En compétition, Festival de Cannes 2018
• 2023 : Les Herbes sèches (Kuru Otlar Üstüne) | Prix d’interprétation féminine, Festival de Cannes 2023

KASABA

Turquie, un petit village dans les années 70. Au fil des saisons deux enfants se frottent au monde adulte à sa complexité et à sa cruauté…

Notre article

par Josiane Scoleri

Comme on a souvent pu le constater, le premier film de la plupart des cinéastes porte sur l’enfance et / ou l’adolescence. Nuri Bilgue Ceylan n’échappe pas à la règle avec Kasaba où les deux personnages principaux sont deux enfants, un petit garçon, Ali et sa sœur Hulya, à peine plus âgée. Les premières scènes leur sont consacrées et le réalisateur prend le temps de les faire exister à l’écran. Scènes d’exposition plutôt classiques, notamment sur la cruauté des enfants vis-à-vis des plus faibles et des animaux. Ou encore la scène d’ouverture à l’école, dont la dimension documentaire fait ressortir la dureté de la situation sans nécessité d’en rajouter.

Kasaba est d’ailleurs un film largement inspiré par les propres souvenirs du cinéaste et de sa sœur où il expose ce qu’il connaît alors le mieux: l’Anatolie de son enfance, allant jusqu’à recruter ses parents et plusieurs membres de sa famille pour l’occasion. Découvrir, avec près de 25 ans de décalage, le premier film d’un réalisateur de la stature de Nuri Bilgue Ceylan, c’est nécessairement une joie et tout autant un choc. Une joie, car pour le cinéphile, découvrir une œuvre première, c’est remonter à la source et pressentir en germe ce qu’on retrouvera sans doute plus tard dans les films suivants.

Mais dans le cas de Kasaba, c’est aussi un choc, et d’abord un choc esthétique, tant le Noir et Blanc est maîtrisé. Nous sommes saisis d’emblée par cette intensité du dialogue entre plans rapprochés – les gros plans sur les visages, nombreux, sont juste magnifiques- et panoramiques avec déjà cette fluidité dans la manière de capturer l’immensité des paysages. L’intimité entre le proche et le distant s’impose comme une évidence. Le film se passe d’ailleurs presque entièrement en extérieur avec cette attention aux variations de lumière et de texture qui fait – déjà- de Nuri Bilge Ceylan un grand cinéaste «climatique» ou «élémentaire» s’il en est. Mais si Kasaba démarre clairement comme un film sur l’enfance, il bifurque soudain dans une tout autre direction. Les adultes envahissent le champ et occupent alors le devant de la scène. La scène centrale où sont réunies quatre générations, des grands parents aux arrière-petits-enfants élargit singulièrement le propos et pose d’emblée la question de la transmission. Question qui est ici indissociable de celle de l’enracinement et du désir- ou de la nécessité- d’un ailleurs.

Nuri Bilge Ceylan s’est exprimé par la suite de manière très sévère sur les dialogues du film et on peut lui concéder qu’ils semblent par moments un peu plaqués ( par exemple le cours d’histoire du père qui convoque jusqu’à Alexandre le Grand). Néanmoins, cette conversation nocturne, en cercle dans une clairière, toutes générations confondues, fait écho en nous à quelque chose d’immémorial. Quelque chose qui remonterait aux tout débuts de l’humanité. On se dit que les hommes ont dû s’asseoir ainsi de toute éternité, après une dure journée de labeur. L’alternance entre plans de groupe et plans rapprochés sur chacun des personnages articule la dialectique entre la force de l’appartenance à la famille – au clan ou au village- et la nécessité tout aussi vitale de trouver sa propre voie. C’est le moment où les enfants observent et écoutent…et voient nécessairement en miroir les adultes qu’ils seront probablement demain.

Dans le même temps, Nuri Bilge Ceylan nous parle bien évidemment de son pays en passant par le vécu de chacune des générations. Le grand-père, parti faire la guerre jusqu’en Iran qui nous rappelle le territoire que couvrait l’empire ottoman et son démembrement après la 1ere guerre mondiale. Le père qui avait émigré aux États-Unis, mais qui est revenu. Le plus jeune frère enfin, visiblement insatisfait, qui ne sait pas quoi faire de sa vie. Mariage, travail, émigration, les éternelles questions se posent d’une génération à l’autre. Si les hommes semblent à première vue, les protagonistes de cette histoire et de l’Histoire, les femmes interviennent également pour dire justement les répercussions concrètes de la grande Histoire sur leur vie. Il suffit que la mère évoque la disparition d’un de ses fils pour que la signification réelle de ces événements lointains se révèle violemment à nos yeux, laissant loin derrière les tirades des hommes.

Comme tous les premiers films, Kasaba aborde ainsi une multitude de sujets dans la difficulté pour un jeune artiste d’arriver à faire le tri entre tout ce qu’il envie de dire. Mais aujourd’hui et une poignée de chefs d’œuvre plus tard, nous sommes capables de voir ainsi tout ce que le cinéaste a développé au fil du temps et qui constitue sa marque de fabrique: l’attention au paysage et au temps qui passe, l’importance de la photographie et de la lumière, les contradictions des êtres pris entre contraintes sociales et aspirations personnelles, la toile de fond historique et politique. S’y ajouteront à partir de Climats, les difficultés de communication, notamment au sein du couple, les choix professionnels qui sont en fait des choix de vie. Toutes choses qu’on retrouve précisément dans son dernier film Les herbes sèches.

Premier long métrage de Nuri Bilge Ceylan, primé au festival d’Angers en 1999 et inédit en salles, Kasaba est adapté d’une histoire écrite par Emine Ceylan, soeur du cinéaste, elle-même inspirée par leur enfance commune. Le cinéaste fit appel à son entourage proche pour interpréter la quasi-totalité des rôles principaux et tourna en équipe réduite, au rythme des saisons.

Pour conserver une « touche à l’ancienne« , Nuri Bilge Ceylan opta pour un traitement en noir et blanc, qu’il utilisait déjà pour son travail de photographe. Grand admirateur de Tchekhov, dont les dialogues de Kasaba sont imprégnés, le cinéaste reconnaît « regarder le monde à travers le filtre de cette littérature » et s’attacher à « raconter l’ordinaire des gens ordinaires« . « Je veux simplement raconter des histoires à partir des choses que je ressens le mieux. Je mêle mes observations, mes propres expériences et mes lectures. Tout s’assemble comme dans un collage« , explique le cinéaste turc.

Sur le web

« Lauréat de divers prix aux festivals de Berlin, Nantes et Angers, ce premier long métrage de l’auteur d’Uzak n’a pas connu de diffusion commerciale en France et n’a bénéficié d’une sortie DVD qu’en raison de la réputation de Nuri Bilge Ceylan, le plus grand cinéaste turc depuis Yilmaz Güney (Yol). À la première vision, on ne reconnaîtra pas d’emblée l’univers du réalisateur, expert dans la peinture de l’incommunicabilité dans le couple (Les climats) ou au sein de la famille en général (Les trois singes). Ici, les langues se délient, la parole est ouverte et l’harmonie semble régner (en tout cas en apparence) au sein d’une famille, certes dispersée, habitant une petite ville isolée en Turquie.

Au niveau plastique, un noir et blanc charbonneux contraste avec les couleurs chatoyantes des œuvres à venir et apparente plutôt le film à tout un courant du cinéma iranien (on songe à Kiarostami bien sûr), même si le style de Ceylan est moins « documentaire » et prend davantage la forme de la chronique ou du conte. Toutefois, Kasaba est bien dans la cohérence de la thématique de l’auteur, et la première séquence, se déroulant dans une école primaire, et étrangement presque muette, annonce les non-dits et malaises caractéristiques des films postérieurs.

Le récit, minimaliste, est découpé au rythme des quatre saisons et suit deux jeunes enfants témoins des conversations et préoccupations des adultes. Une trame autobiographique (le scénario est inspiré de souvenirs d’enfance et d’histoires contées par le père de Ceylan) sert de fil conducteur à cette évocation nostalgique qui aborde en filigrane les thèmes des racines historiques et géographiques mais aussi de la guerre, la mort, le travail ou l’honneur. La beauté digne de ce premier opus culmine avec la longue séquence d’un pique-nique nocturne, dans un décor sauvage et mystérieux, et au cours duquel les adultes discutent abondamment, laissant les enfants intérioriser les paroles, notamment lors de leurs jeux. Une ambiance à la Tchekhov donne alors à Kasaba une tournure suggestive saisissante. Cinéaste sensible ne versant jamais dans la sensiblerie, Nuri Bilge Ceylan se révèle dès ce premier film comme le digne héritier d’un Renoir et le poète de l’intimité du microcosme familial. » (avoir-alire.com)

… » Revoir Kasaba aujourd’hui avec le prisme de la fascinante filmographie que s’est créée Ceylan depuis 25 ans, est très intéressant. On y sent un cinéaste qui débute, qui tâtonne un peu, qui expérimente des choses, qui est parfois maladroit dans sa quête d’une patte artistique. Mais on sent surtout des qualités qui germent et qui deviendront son style. La beauté d’une mise en scène composée, l’amour d’une forme de perfectionnisme esthétique, la précision du cadre, la virtuosité de la photo (quel sublime noir et blanc), une certaine lenteur pour laisser vivre l’histoire et créer de l’authenticité, la force de personnages disséqués, une belle poésie mélancolique, un scénario qui en dit plus qu’il ne montre, le portrait d’une Turquie profonde… » (mondocine.net)

… »Dans ce film dans lequel les saisons s’écoulent sans crier gare, il est question de l’enfance en tant que temps qui se déploie lentement, subtilement, tandis que celui de l’adulte paraît plus rugueux parce que plus résigné. Un sujet résumé, comme toujours chez Ceylan, autant par le découpage du film que par des idées visuelles tout à fait pertinentes – cette belle contre-plongée à la Kusturica sur un manège d’enfants qui surplombe le protagoniste est ainsi d’une parfaite limpidité. Il est aussi question d’un Ceylan en plein acte d’autobiographie, dédiant avant tout cette première œuvre à ses propres parents (il intègre d’ailleurs ses proches au casting) et racontant pour l’occasion son enfance dans la campagne turque, un peu comme un dialogue entamé avec le passé. Et en matière de dialogue, le cinéaste installe déjà son système à lui, consistant en de longues conversations tendues et intenses, creusant toujours plus loin la vérité profonde et l’ambiguïté constructive d’êtres humains travaillés par la peur de voir leur corps et leur cœur glisser lentement dans le néant. Bref, tout un art de la patience et de la pureté par lequel le mot « humanisme » retrouve tout son sens, et qui lui vaudra encore aujourd’hui de passer à très juste titre pour le digne successeur d’Ingmar Bergman.

Malgré le choix d’une photographie en noir et blanc (un style « rétro » revendiqué par le cinéaste en raison de l’époque à laquelle se déroule l’action), le style Ceylan est déjà en pleine ébullition. Les matières et les entités, cadrées et isolées par de savantes perspectives, acquièrent un relief symbolique qui crée alors une interaction directe avec l’être humain – accompagnement d’un état d’âme, réminiscence d’un souvenir enfoui, connexion sensorielle à gogo. Une plume sur laquelle on souffle pour la faire s’envoler devient un fragile symbole de liberté. Des gouttes d’eau qui tombent d’une paire de chaussettes sur un poêle brûlant invitent l’enfant à s’imprégner du présent. Le bruit du vent dans les près incarne le temps qui passe trop vite en même temps qu’il semble citer le cinéma d’Andreï Tarkovski – on pense très souvent au Miroir. Et plus globalement, la prégnance du bonheur, celui du présent à l’état pur, se réactive au contact de la splendeur de la nature. Des émotions et des sensations qui n’en finissent pas de déborder de l’écran pour devenir nôtres… Nous étions alors en 1997, et avec ce premier long-métrage injustement inédit, Nuri Bilge Ceylan était déjà très grand. Et ce n’était pourtant que le début de son ascension… » (abusdecine.com)

LES HERBES SÈCHES

Samet est un jeune enseignant dans un village reculé d’Anatolie. Alors qu’il attend depuis plusieurs années sa mutation à Istanbul, une série d’événements lui fait perdre tout espoir. Jusqu’au jour où il rencontre Nuray, jeune professeure comme lui…

Entretien avec Nuri Bilge Ceylan par Michel Ciment, Frédéric Mercier et Yann Tobin

(POSITIF, n° 749-750, juillet-août 2023 ( Extraits) Traduction Sedef Atam)

Q : Quel a été le point de départ des Herbes sèches ?

NBC: Il vient d’Akin Aksu, l’écrivain et coscénariste du Poirier sauvage. Juste après l’écriture de ce scénario, il a été muté en tant qu’enseignant et m’a fait lire le journal qu’il avait tenu. J’y ai pris plaisir, mais je n’avais pas spécialement envie de tourner un autre film sur un enseignant. Quelques mois plus tard, quelques idées issues de ces notes me sont revenues en tête et j’ai demandé à mon épouse Ebru : pourquoi ne pas en faire un film ? Nous nous sommes alors réunis tous les trois, sans projet précis, pour voir ce que cela allait donner. Plus nous travaillions, plus le scénario prenait forme. Au bout d’un an, nous avions en main un script deux fois plus long que celui de Winter Sleep. Cette longue période m’a permis de recentrer le sujet, mais je gardais des réticences. Donc nous avons commencé à tourner, sans l’avoir vraiment raccourci. Ce n’est qu’après, au montage, que j’ai beaucoup changé le sens de l’histoire, parce que j’étais à la recherche d’un certain équilibre. Pour revenir à votre question, il y avait dans ce journal une approche très originale : le héros ne cherchait pas à se protéger – c’est inhérent à la forme du journal intime.

Q :Vos films se déroulent rarement dans un environnement urbain. Pourquoi avoir tourné dans cette région reculée ?

NBC : C’est un petit village de l’Est de la Turquie, près d’Erzurum. Aucun film n’a été tourné dans cette région auparavant. Il était évident dès le début qu’il fallait que l’histoire se déroule loin d’Istanbul. Le sentiment de solitude, la sensation d’être dans un lieu paumé m’a fait choisir un endroit enneigé. Nous avons visité plusieurs régions, et celle-ci était la seule qui convenait. D’abord, parce qu’elle est sous la neige six mois par an. Ensuite, il était indispensable que la jeune femme enseigne dans un établissement secondaire situé au sein du même village, ce qui est très rare en Turquie. En général, seules les écoles primaires sont sur place. À partir du collège, il faut changer de district. Dans cette région, l’enneigement prolongé justifie que les établissements scolaires soient réunis dans la même commune.

Q :Les autres personnages principaux sont-ils aussi issus de ce journal ?

NBC :Oui, mais pas tout à fait comme dans le film. Par exemple, dans la vie, son ami ne ressemblait pas à cela, il n’y avait pas cette rivalité entre eux.

Q :Quel élément principal vous a inspiré dans la lecture du journal ?

NBC :C’est le caractère d’Akin lui-même, qui est très individualiste, par contraste avec celui de la femme, Nuray dans le film, qui est activiste et engagée politiquement. La rencontre de ces deux personnages et la tension entre leurs modes d’existence ont été le vrai moteur du film. Cette tension est quelque chose de très courant en Turquie. Je la subis moi-même dans ma vie quotidienne.

:Comment procédez-vous avec vos coscénaristes ?

NBC : Nous commençons par créer une structure ensemble, en nous réunissant. Mais pour écrire les dialogues, chacun travaille dans son coin et fournit sa propre version. Ensuite je rassemble toutes les versions en réécrivant certaines parties, et je leur demande d’en faire autant. Puis je réunis à nouveau les nouvelles versions, et ainsi de suite, jusqu’à obtenir le texte définitif. Au tournage, il m’arrive d’améliorer encore la scène que je filme, ou de trouver de nouvelles idées pour la scène suivante. Les acteurs aussi peuvent participer à cette amélioration.

Q :De quelle manière découpez-vous les scènes, par exemple les conversations entre deux personnages ?

NBC : D’abord, pendant plusieurs jours, je filme une seule personne. En général, je commence par celui ou celle qui sait le mieux son texte, qui est le plus à l’aise dans l’apprentissage par cœur. Puis je passe à la seconde personne. Après cela, je reviens sur la première, car entre-temps, de nouvelles idées ont émergé…

Q : Vous n’avez expérimenté le tournage en studio que relativement récemment, avec Winter Sleep…

NBC : J’aime beaucoup cela, notamment parce que la prise de son y est beaucoup plus facile. Il n’y a aucun facteur qui vous entrave, vous pouvez passer plus de temps sur une même scène. Le réalisme d’un décor naturel est moins important que la réalité psychologique que je cherche à obtenir, par exemple quand je demande aux acteurs de parler à voix basse : il est plus facile d’ajouter des sons ensuite, au montage. Cela me permet de me concentrer sur les voix.

Q :Et en matière de création visuelle ?

NBC :Avec le directeur artistique, j’ai visité tous les lieux réels qui m’intéressaient, notamment plusieurs appartements où vivaient des enseignants. Et tous les détails qui m’avaient plu ont été intégrés à notre création.

Q : Peut-on dire que l’un des thèmes de ce film est celui de la domination entre les êtres ?

NBC :Il y a toujours une lutte entre deux êtres humains. C’est le fondement de toutes les relations. Même si cela n’était pas écrit dans le journal d’Akin Aksu, je me suis dit qu’il devait y en avoir une entre Samet et Kenan, les deux amis.

: Les traces de cette lutte sont visibles dans le champ social, politique et sentimental. En avez-vous parlé avec vos acteurs ?

NBC :Je n’ai pas l’habitude de parler de ces sujets avec les acteurs. S’ils en savent trop, ils voudront apporter une certaine visibilité à ce que je leur aurais expliqué. Au contraire, je souhaite qu’ils cachent leurs sentiments et leurs émotions. C’est pourquoi mes discussions avec les acteurs sont surtout techniques.

Q : Vous avez des exemples concrets ?

NBC : Je leur dis : « Arrête-toi là », « Mets-toi là ». Si je souhaite apporter une modification dans le jeu d’un acteur, ce n’est pas avec lui que je discute mais avec celui ou celle qui lui donne la réplique.

Q : Vous avez souvent dit l’influence de la littérature russe que vous avez découverte quand vous étiez jeune. Elle est encore plus sensible dans ce film.

NBC : Peut-être, je ne saurais dire. La littérature russe a une capacité si large qu’elle peut couvrir la totalité de l’humanité. Son potentiel nous permet de mieux comprendre l’esprit humain. Elle me rend plus sensible.

Q : Vous n’aviez jamais autant exploré les thèmes du courage et de l’engagement…

NBC : Nuray a passé sa vie entière au sein d’organisations, ce qui la rend fermée à tout ce qui relève de l’individualisme. Néanmoins, ce type de personne peut tout à fait éprouver en secret une certaine admiration à l’égard des individualistes comme Samet. Mais le contraire est aussi vrai et certaines personnes très solitaires éprouvent en fait comme une sorte de timidité à l’égard de tout ce qui se passe dans la société. Que se passerait-il si deux personnages avec des positions apparemment aussi antagonistes se mettaient face à face pour en parler ? Écrire une telle scène a été une de mes grandes motivations car, dans la vie, ce type de personnes ne se rencontrent pas souvent. Chacun reste dans son milieu, avec des gens qui lui ressemblent. Un milieu rural est plus propice à ce type de rencontres où peut naître le désir.

Nuri Bilge Ceylan a voulu construire un récit basé sur les expériences d’un professeur en poste dans un village de l’Anatolie orientale pour pouvoir mettre en scène des situations invitant à une réflexion sur certains concepts fondamentaux. Parmi eux : le bien et le mal, ainsi que l’individualisme et le collectivisme qui, en Turquie, ont toujours constitué des dichotomies selon le réalisateur.

A travers l’histoire de ce professeur qui espère une mutation prochaine à Istanbul, Nuri Bilge Ceylan a voulu traiter et interpréter les différences qu’il peut y avoir entre celui qui reçoit et celui qui est de passage ; les répercussions psychologiques de l’éloignement ressenti ; le sentiment d’isolement, d’aliénation et d’exclusion ; le difficile combat quotidien que doivent mener les habitants de cette région ; les dynamiques de la trame géographique, ethnique ou sociale qui les entoure : « Bien qu’une réconciliation soit souhaitée et demeure possible, les préjugés, les barrières dressées au fil du temps, les traumatismes subis et la tentation de faire payer ses fautes au premier venu isolent davantage ces âmes flétries par la vie. Chaque visage exprime une lassitude, chaque expression témoigne d’un regret. La fatigue se fait ressentir à chaque mouvement et chaque voix qui retentit se fait l’écho d’une douleur, comme autant de répercussions du « destin » qui frappe cette région.« 

Nuri Bilge Ceylan a cherché à raconter l’histoire de ces jeunes fonctionnaires et professeurs nommés à l’est du pays au début de leur carrière. Ils entament souvent celle-ci avec toute la force de leur idéalisme, mais se retrouvent vite confrontés au déclin de leurs ambitions, constatant toute la différence qu’il peut y avoir entre les discours et la réalité : « Ils en viennent à éprouver une sorte de pesanteur et finissent par être habités d’un sentiment de nihilisme qui ne les lâche plus », confie le cinéaste, en poursuivant : « Devant les souffrances infligées à ces terres et à cette nature, il arrive que l’on ressente le besoin de repenser le vrai et le faux, de réévaluer la faute et l’innocence. Dans cette région reculée que l’Histoire a rendu muette, nous avons essayé de restituer la fadeur et la trivialité de ces relations contraintes dans le cadre d’un service obligatoire ; de dépeindre le destin de l’enseignant voué à exercer une profession précaire ainsi que la relation entre des idéaux nobles et purs et le caractère impitoyable de la réalité.« 

Ce film a obtenu le Prix d’Interprétation Féminine pour Merve Dizdar au Festival de Cannes 2023.

Sur le web

« … Nuri Bulge Ceylan avait déjà conquis le jury cannois avec son magnifique Winter Sleep. Cette fois, s’il prend toujours le temps nécessaire d’accompagner le récit et ses personnages, nous sommes dans une œuvre plus bavarde. En quelque sorte, ces grands espaces ruraux où hiver comme été l’herbe est jaunie par le climat, sont une formidable opportunité pour le réalisateur de dresser le tableau cruel de la condition humaine. Qu’on soit enfant, adulte ou vieillard, la bienveillance n’est pas toujours de mise et la mélancolie prend le dessus sur la vie. Les Herbes sèches est une œuvre ambitieuse, tant dans le rythme, la longueur, que par l’extraordinaire description que le réalisateur engage sur la nature des femmes et des hommes, le fonctionnement de l’État turc, et la question kurde… » (avoir-alire.com)

« … Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan a toujours été magnifiquement passionnant, comme si chaque nouveau film était encore plus beau, plus fort ou plus mature que le précédent… Nuri Bilge Ceylan signe avec Les herbes sèches un film certes exigeant mais d’une sidérante finesse d’écriture car autour de cette figure significative, les personnages qui se meuvent autour ont tous une idée à défendre dans ce grand tout qu’est ce voyage dans les méandres de la psyché humaine. Cet ami, collègue et colocataire qui cache derrière sa jovialité, la rancoeur d’une promotion ratée. Cette enseignante qui est aussi belle que brisée. Ce proviseur frileux ou trop respectueux des règles, cette consoeur rigide, cette Turquie profonde aux méthodes peu progressistes, aux valeurs rétrogrades, aux langues qui dénoncent. Derrière l’intime de personnages spécifiques, il y a un général qui se dessine, celui d’une Turquie à deux vitesses ruminant en silence le carcan du déterminisme, ruminant son oubli, sa condition miséreuse ou son absence de moyens our évoluer. Une Turquie qui s’arrange avec la vie faute de mieux.

Véritable merveille existentielle dont la richesse est perceptible dans chaque image, ligne, surface ou recoin, Les Herbes Sèches est une oeuvre radiographique à l’immensité discrète. Les défauts qu’elle peut avoir finissent par bien vite s’évanouir devant la grandeur de ce qu’elle propose. Avec un génie qui s’incarne tant dans l’adresse, la clairvoyance et l’habileté de son récit minutieux que dans la virtuosité de sa mise en scène à se damner de beauté, Nuri Bilge Ceylan signe un film double : un portrait de l’humanité et un portrait de la Turquie. C’est grand, c’est beau, c’est fort… » (mondocine.net)

Nuri Bilge Ceylan est sans aucun doute le cinéaste turc contemporain le plus captivant. Ses films réussissent toujours à brosser à la fois un portrait de la société de son pays tout en décrivant précisément les individus qui la composent. Il lie l’histoire de toute une civilisation à des intrigues personnelles tout en interrogeant sans cesse les valeurs morales modernes. Les Herbes Sèches, son nouveau long-métrage, clôture sa trilogie commencée avec Winter Sleep et Le Poirier Sauvage. Ces deux œuvres précédentes examinent minutieusement la vie d’un homme, que ce soit lors de sa jeunesse ou de sa vieillesse. Avec ce nouveau film, il se place dans un entre-deux, lorsque l’individu fait le point sur son existence et sur l’homme qu’il souhaite devenir. Comme toujours chez le réalisateur, tout cela est bien sûr révélateur d’une Turquie qui fait elle aussi le point sur ce qu’elle est devenue et sur ce qu’elle souhaite être.

Ce neuvième film de Nuri Bilge Ceylan est donc comme toujours une dissection de la société turque, en mettant l’accent sur ses aspects ruraux. Le choix de faire débuter la fresque de trois heures par d’immenses paysages enneigés, se mêlant avec le ciel gris-blanc, n’est pas anodin. Il témoigne de la lenteur voire de l’emprisonnement qui émerge de ces territoires vides. L’histoire du professeur nihiliste effectuant son service obligatoire dans l’est de la Turquie, et vivant mal cette isolation prolongée de plusieurs années, sert tout d’abord de prétexte. Le réalisateur profite donc du retour de vacances d’hiver de Samet, l’enseignant, pour nous faire découvrir pendant la première heure l’ensemble de son environnement. Ses collègues, l’entente professionnelle entre plusieurs d’entre eux, et ses amis sont dévoilés à travers de longues discussions en plans fixes. Cette visite des alentours est l’occasion d’obtenir beaucoup d’informations sur l’avis de notre protagoniste, que ce soit sur la religion, la politique ou diverses valeurs. Ces débats laissent transparaître une forme d’extrême violence, toujours en sous-texte, que ce soit l’explosion handicapant Nuray ou l’exécution du beau-frère de Kenan, la brutalité est constamment présente selon le cinéaste…(cestquoilecinema.fr)


Présentation des films et animation des débats avec le public : Josiane Scoleri.

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