Fairytale



Vendredi 16 Juin 2023 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Alexandre Sokourov, Russie, 2022, 1h18, vostf

Il était une fois 2 vagabonds…non ils étaient trois, heu non quatre…et il y en avait d’autres, nombreux et différents. On les vit pendant longtemps, puis quelque chose se passa et ils disparurent. Et durant des années on n’en entendit plus parler. Mais depuis quelques temps, on entend des voix dans la nuit, des fragments de questions, des gémissements… de millions de voix. Cette nuit les tréfonds du ciel se sont ouverts… Avec une œuvre picturale colossale, Alexandre Sokourov nous emporte dans les limbes, jusqu’aux portes du paradis.

Notre article

par Josiane Scoleri

Avec Fairytale, Alexandre Sokourov se livre à une expérimentation hors norme et pousse encore plus loin son investigation sur les arcanes du pouvoir et les rapports de domination.

Qu’il s’agisse de documentaires ou de fiction, la plupart des films de Sokourov portent sur des personnages qui posent, à tout le moins, question. Figures de la littérature (Faust) ou de l’Histoire (Hitler, Lénine ou encore Hiro-Hito) célébrités (Rostropovitch, Soljenitsine) ou anonymes, tous ces personnages ont en commun de porter en eux une énigme. C’est cette énigme qui aimante le réalisateur.

A cela s’ajoute son goût pour la technique et toutes les manipulations qu’elle autorise. Hier la pellicule où il se plaisait à utiliser toutes sortes de filtres et de déformations. Possibilités évidemment décuplées aujourd’hui depuis le passage au numérique et ses continuelles inventions. Mais quelle que soit la manière dont Sokourov s’approprie ces nouveaux outils, il le fait avant tout en esthète. Avec Fairytale, cette recherche esthétique prend une dimension fantastique, entre rêve et cauchemar alors même que toutes les images des protagonistes sont des images d’archive. Et c’est sans doute ce qu’il y a de plus troublant dans Fairytale, ce sentiment de familiarité absolue avec des images que nous avons vues mille fois dans les archives, documents d’époque et autres livres d’histoire et dans le même temps d’étrangeté absolue au vu du traitement auxquelles ces mêmes images sont soumises. Sokourov n’ a eu à aucun moment recours à un logiciel de deep-fake. Son besoin de maîtrise ne saurait en aucun cas s’accommoder de laisser à un logiciel la création ne fusse que d’une seule image.

De fait, tout le film repose en effet sur la présence réelle- et pourtant entièrement recréée- des grands acteurs politiques du XXème siècle Hitler, Staline, Mussolini et Churchill auxquels Sokourov prête des propos entre vraisemblables et délirants, tour à tour glaçants, pathétiques ou carrément comiques. Le simple fait de ne pas avoir eu recours à des acteurs change radicalement notre regard – et notre écoute- en tant que spectateur. Il s’en suit une impression de «réel déréalisé» particulièrement étrange, flirtant avec une sorte de schizophrénie. D’un côté, nous retrouvons des tics de langage, des moues, des expressions et une gestuelle complètement familière, de l’autre, nous savons bien que les paroles prononcées dans le film n’ont jamais été enregistrées à l’époque, d’autant que si nous reconnaissons les silhouettes et les visages, les voix sont indéniablement autres.
Et puis, il y a ce décor incroyable. Directement inspiré par Piranese et les grands graveurs du XIXème (Sokourov cite notamment Charles-Jules Robert, dessinateur français, connu pour ses innombrables illustrations historiques), nos personnages célèbres évoluent dans un no man’s land aux contours mal définis, entre ruines et brouillard, qui rendent leurs déambulations ( et leurs élucubrations) encore plus irréelles.

Pour filer davantage la métaphore, Sokourov imagine des frères jumeaux à chacun des personnages. Un costume différent – et une voix différente- à chaque fois pour mieux dire les différentes facettes des uns et des autres. Car ce qui intéresse Sokourov depuis le début, c’est précisément d’essayer de comprendre comment ont réellement pensé, ce qu’ont réellement ressenti ces hommes hors normes qui ont marqué au fer rouge l’histoire du XXème siècle. De toutes les images visionnées, il a retenu avant tout celles où semblait affleurer- dit-il- la personne derrière le «professionnel de la politique» dans l’espoir de nous faire toucher du doigt quelque chose habituellement caché, enfoui au-delà des apparences les mieux rodées. (l’animation numérique permettant de plus de modifier légèrement le mouvement des lèvres pour leur faire dire leur texte).
On voit ainsi comment Sokourov imbrique le faux dans le vrai et vice-versa dans un montage en «poupées russes» qui nous donne rapidement le tournis. Certains critiques ont trouvé le processus trop répétitif, mais Sokourov réussit néanmoins à nous surprendre par de multiples changements de registre et par l’utilisation de ses décors, avec notamment les passages où surgissent des foules anonymes, en vagues successives dans des mouvements de flux et de reflux d’une plasticité inouïe. Des foules vindicatives qui montent sans succès à l’assaut du pouvoir alors que les dictateurs y voient uniquement l’amour infini de leur peuple à leur égard. Éternelle tragi-comédie du pouvoir.

Churchill, quant à lui, a droit à un traitement différencié dans la mesure où il entrevoit le visage de Dieu par les portes du Paradis entre-baillées un instant. Mais le dialogue ne vole pas haut ( sa femme, la reine) et Churchill est visiblement recalé lui aussi. Dieu d’ailleurs n’a pas l’air pressé de régler leur sort à ces encombrants visiteurs, Napoléon est d’ailleurs toujours là et Jésus-Christ lui-même continue à souffrir dans cette sorte de Purgatoire, dans l’attente que les choses se décantent. Sokourov semble nous dire qu’il va pouvoir attendre encore longtemps…

Le ton en effet est passablement désabusé. Même si les grands de l’Histoire apparaissent plutôt ici comme des bouffons grotesques, leurs grosses ficelles sont éternellement utilisées et la guerre semble l’horizon indépassable de l’humanité. Sokourov est indéniablement pessimiste. Le travail de préparation du film a commencé bien avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais comment ne pas penser à ce qui se passe sur le sol européen depuis le 24 février 2022 ?

Sur le web

Fairytale est une fiction construite à partir de véritables images d’archives de Churchill, Staline, Mussolini et Hitler. Pour le réalisateur, « aucun acteur n’aurait jamais pu incarner à ce point la spécificité de leur vie intérieure, leurs véritables traits de caractère, le mystère des regards jetés à la caméra. » Il ne s’agit pas de deepfake, mais de vraies séquences filmées retravaillées, notamment par un énorme travail d’étalonnage. « Je n’étais pas seul, les vainqueurs, ce sont avant tout mes jeunes collègues brillants, époustouflants, les membres de mon équipe de tournage. Pendant plusieurs années, ils ont retravaillé d’immenses quantités d’archives. […] Ce sont eux qui ont élaboré le système unique de tri d’une énorme quantité d’images, qui ont créé la technologie progressive de nettoyage d’images d’archives, celle de l’isolement des personnages dans ces images…», déclare Alexandre Sokourov.

Alexandre Sokourov portait Fairytale dans son esprit depuis de nombreuses années. Il a entrepris des recherches historiques approfondies durant tout ce temps, et a pu avoir accès à des documents rares. C’est à partir de de tout cela qu’il a écrit les dialogues des personnages et leurs monologues intérieurs : « Je souhaitais établir la manière dont, au XXe siècle, avaient vécu les personnes dont dépendait la vie de millions, et qui sont devenues les protagonistes de Fairytale. Chacun d’entre eux a son destin. Mais pour tous, c’est un destin de guerre » .

Les images d’archives sont intégrées à des décors qui évoquent les dessins et les illustrations du XIXe siècle. « J’adore les œuvres de Piranèse, de Dürer, le génie du dessin architectural européen, les œuvres du grand Robert… C’est un bonheur de travailler avec de tels modèles, avec une telle culture visuelle. Piranèse nous a offert ces décors translucides, ces espaces traversants, la légèreté des frontières, la perfection magique des proportions », affirme le réalisateur.

« Rarement cité pour son importance tant son cinéma a sensiblement été éclipsé par plus populaire que lui (Kazalotov, Tarkovski, Kontchalovski, Menchov, Panfilov, Cheptiko,…), Alexandre Sokourov n’en est pas moins l’un des plus grands cinéastes russes ayant jamais foulé le sol du Kremlin, père d’un cinéma à part, singulier et sans compromis (quitte à brusquer son auditoire) une véritable épine dans le pied des autorités locales tant plusieurs de ses œuvres ont été interdites en Union soviétique.

Un homme profondément inspiré par la volonté de décortiquer spirituellement et cinématographiquement, les méandres de l’âme humaine au sein d’expériences intenses, déroutantes mais toujours captivantes dans leur manière de montrer combien le mal s’avère in fine, bien que l’on pense le contraire, plus fort que le bien tant il ne cesse continuellement de renaître de ses cendres, sous des formes diverses, pour tout détruire, encore et encore. D’expérience à part, il en est évidemment question avec son ultime effort en date, Fairytale, un temps pensé pour figurer dans la sélection cannoise cuvée 2022…

Sans nul pareil, fait d’animation, d’intégration/recyclage d’images d’archives et de décors tout droit sortis d’un tableau de Bosch, le film bouscule, déroute mais ne laisse jamais indifférent. S’ouvrant sur une citation du Nouveau Testament aussi énigmatique qu’opaque, symbole de ce qui nous sera donné de voir pour le reste du long-métrage, le film se fait presque une continuité parfaite autant à Moloch, Taurus et Le Soleil d’un point de vue thématique, qu’à Francofonia dans sa dissolution iconographique et sa mise en exergue de la condition insaisissable des formes, formant une sorte de rêve délirant, de cauchemar effrayant où, plus simplement, d’un conte de fées moderne sur la nature tragique d’une humanité qui reproduit sans cesse ses erreurs.

Il s’attaque à nouveau à sonder toutes les figures politiques de la Seconde Guerre mondiale – des personnages animés de Churchill, Hitler, Mussolini et Staline -, dans un purgatoire imaginaire où ils sont tous réduits à la banalité, expurgés de toute grandeur politique, des hommes mesquins et vengeurs qui se plaignent et tentent vainement de corriger ce qu’ils estiment être des « erreurs de jugements », se complaisant dans une errance où il s’adressent à une foule qui les acclame chaque jour, avant de reprendre leur état léthargique.

En résulte une expérience aussi folle que volubile et formellement impressionnante (même si évidemment imparfaite), presque insaisissable, une hallucination embaumée dans un noir et blanc brumeux qui lui donne une allure profondément fantasmagorique où les personnages apparaissent comme des fantômes réduits à leurs légendes trompeuses, diminués par l’éternité et la nuit des temps.

Un songe où Sokourov théorise sur l’idée que la Seconde Guerre mondiale et ses ravages n’ont pas été la conséquence d’un enchaînement de causes et d’effets mais le fruit complexe et indéfinissable de l’intersections entre plusieurs figures bouffées par leur mythe. Une farce et une tragédie à la fois (comme La Divine Comédie citée par Mussolini), tant elle pourrait se reproduire (et elle est peut-être déjà en train de le faire), une idée de répétition qui se loge partout, dans notre réalité et celle usée du film, un éternel recommencement contre lequel nous semblons incapable de faire quoi que ce soit, en admettant que nous voulions tous réellement l’endiguer… » (focus-cinema.com)

« Réalisateur prodigue et prodigieux, chantre des élégies filmiques et comme aux confins du cinéma expérimental Alexandre Sokourov nous revient cette année avec une Oeuvre à l’intitulé aussi lapidaire qu’évocateur : un Conte de fées aux allures de vrai-faux drame historique pétri d’iconoclastie étalée sur près de 80 minutes de photogrammes animés, photogrammes mêlés de magie et de noirceur existentielle pour le moins prégnantes.

On savait le cinéaste russe, épigone prioritaire du grand et canonique Andrey Tarkovsky, féru de peintures et de (très) longs métrages aussi fascinants que bouleversants à la dimension mémorielle proprement secouante et hypnotique, avec en point d’orgue le chef d’oeuvre Voix Spirituelles que notre Grand Homme réalise au mitan des années 1990 mais aussi le somptueux et pharaonique Le Jour de l’éclipse qu’il tourne quelques temps plus tôt, poème lyrique sur fond d’apocalypse ontologique des plus dévastatrices sur le plan purement plastique. Esthète exemplaire, cinéaste-peintre s’il en est Sokourov à toujours mis un point d’honneur à travailler la texture des ses nombreuses et superbes images de Septième Art : qu’il s’agisse de la magnifique peinture en mouvance que constitue son beau et poignant Mère et Fils, de sa trilogie du pouvoir formée de Moloch, Taurus et Le Soleil et même du plan-séquence unique et éminemment virtuose représenté par L’arche Russe le Cinéma de Alexandre Sokourov travaille, triture la matière des images qu’il tourne inlassablement depuis près d’une cinquantaine d’années. En incorporant toute sa Science et sa Culture des images fabriquées à l’Histoire (L’arche Russe, incroyable promenade d’une heure et demi dans les allées munificentes du Musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg puisait certainement sa source dans toute l’érudition artistique intrinsèque au cinéaste, ndlr) Sokourov n’a de cesse depuis ses débuts de sublimer les beautés et les horreurs du passé sous l’impulsion d’un présent-témoin, modernisant de film en film sa technique pour mieux concilier les temps révolus et ceux d’aujourd’hui : preuve en est de ce mystérieux et saisissant Fairytale.

En conjuguant une quantité pléthorique d’images d’archive et une technique numérique privilégiant l’isolement visuelle et les modulations souvent imperceptibles du mouvement tout en constituant entièrement un décor intégralement factice présenté dans un Noir et Blanc mêlé d’archaïsme et de beauté marmoréenne Alexandre Sokourov nous propose avec Fairytale un long métrage pour le moins étonnant voire parfois déconcertant ; réunissant dans le même film les figures historiques de Adolf Hitler, de Joseph Staline, de Winston Churchill et de Benito Mussolini l’auteur nous invite à croire à une situation des plus aberrantes : voire certains des plus grands criminels de l’Humanité du XXème Siècle propulsés dans un éventuel purgatoire aux dehors hétérogènes, improbable antichambre post-mortem au coeur de laquelle chacun des principaux intéressés auront – ou non – à répondre de leurs actes.

Présenté tel quel Fairytale équivaudrait ni plus ni moins à une vulgaire boutade dénigrant éhontément les véracités historiques aujourd’hui intouchables et indiscutables. Mais en redonnant vie à Hitler, à Staline et à leurs tristes homologues Sokourov fait montre d’une rigueur de reconstitution redoutable et pratiquement hallucinante, tournant son nouveau long métrage dans pas moins de cinq langues différentes (allemand, russe, anglais, italien mais aussi français, au détour de la figure présentée sporadiquement par le cinéaste de Napoléon Bonaparte, ndlr) tout en effaçant pertinemment la barrière séparant l’archivage de la numérisation, les faits réels de l’imaginaire, l’Histoire de l’histoire. Il s’agit bel et bien d’un conte de faits, d’un conte de mé-faits dans ce somptueux Fairytale, Sokourov perpétuant sa modernisation de l’image filmique déjà entamée dans le précédent Francofonia, métrage hybride citant déjà à maintes reprises Hitler et ses innombrables exactions (le chancelier allemand étant déjà le sujet central du superbe Moloch réalisé en 1999 par le réalisateur, ndlr).

Fairytale montre, à hauteur de dictateurs déchus, un Homme responsable de son Histoire et devant l’assumer dans sa totalité. Si Staline, Mussolini et consorts furent les dirigeants premiers des plus grands crimes du XXème Siècle (fascisme, soviétisme, nazisme : autant d’idéaux particulièrement erronés, fruits de l’imagination malade d’une petite poignée d’êtres humains seulement) bon nombre d’hommes et de femmes ont suivi leur mentor puis exécuté des millions d’innocents, transformant l’Histoire en une terrible succession de génocide sans motif un tant soit peu décent et véritable. C’est au gré d’une marée de sépulcre et d’une masse informe vouée représenter les centaines de milliers de victimes sus-citées que Alexandre Sokourov suggère avec modestie et intelligence toute la relativité de l’Horreur de la nature humaine. « Il faudrait tuer le petit Hitler qui est en chacun de nous », songeait le grand Elem Klimov lors de la sortie de son chef d’oeuvre Requiem pour un Massacre dans le courant des années 1980 : nous n’aurons du mieux dire au regard du poème morbide mais paradoxalement ravissant présenté en la forme de ce Fairytale factice mais probant dans le même mouvement de hauteur humaine et existentielle. Un film hors-norme, exigent certes mais généreux pour peu que l’on se prête à l’exercice qu’il signe et persiste sur nous de manière spirituellement obsédante. A voir absolument. » (close-upmag.com)

« On pourrait sans doute défendre l’idée selon laquelle la Seconde Guerre mondiale a eu un dénouement de conte de fées : deux des méchants finis tués, le troisième s’est repenti et il a été pardonné, les gentils ont gagné et ils ont vécu heureux à jamais. Mais est-ce que c’est vraiment aussi simple ? Selon le nouveau film d’Alexandre Sokourov, Fairytale (également scénarisé par lui), pas vraiment. Le film a fait sa première en compétition au Festival de Locarno, ce qui a aussi une valeur symbolique compte tenu du fait que c’est là que le cinéaste russe s’est fait connaître il y a 35 ans, avec La Voix solitaire de l’homme.

Fairytale est à vrai dire une situation ré-imaginée où quatre hommes, des figures historiques représentant des côtés opposées dans la Seconde Guerre mondiale, essaient de passer la porte du Paradis, gardée par leur prédécesseur impérial. Deux des quatre hommes étaient du côté des gagnants, deux du côté des perdants de cette guerre. Trois étaient des dictateurs qui ont soit totalement épousé le socialisme, soit au moins flirté avec pendant leurs jeunes années ; le quatrième est un démocrate mais juste de nom, car c’est en fait un impérialiste et un traditionaliste. Ces gens sont Adolf Hitler, Benito Mussolini, Iossif Vissarionovitch Djougachvili (plus connu sous le nom de Staline) et Sir Winston Leonard Spencer Churchill, et le « portier » n’est autre que Napoléon Bonaparte lui-même.

Dieu entend tout ce qu’ils disent, l’ombre de Vladimir Ilitch Oulianov Lénine plane sur au moins deux d’entre eux, ceux qui sont allés le plus loin dans leur rattachement aux idées socialistes (entendre Staline et Mussolini se charrier constamment est tout simplement délicieux), et Churchill attend des instructions de la reine tandis qu’Hitler partage et développe ses conceptions paranoïaques. Aucun des quatre n’arrive à se faire ouvrir la porte du Paradis du fait de ses péchés (du désir d’un pouvoir absolu à un antisémitisme éhonté en passant par un amour de soi rampant, un grand impérialisme ou juste le fait de répondre à une autorité suprême autre que Dieu), mais ça ne les empêche pas d’essayer. Peut-être que la clef réside dans la citation de la Bible présentée au tout début du film (« Tu as étranglé Satan, homme de passions, avec les cordes divines de ta souffrance« ), car aucun de ces hommes qui ont causé tant de souffrance n’a vraiment souffert ? Et est-ce que ça les empêcherait de concourir entre eux, autour de différentes causes ?

Le concept de la fiction spéculative qui réunit différentes figures dans un même contexte n’est pas nouveau, mais le conte de fées de Sokourov, au niveau textuel, évoque un peu la satire politique Le dialogue aux enfers entre Machiavel & Montesquieu de Maurice Joly, à cela près que Machiavel et Montesquieu auraient été capables d’avoir un dialogue, quoiqu’il appartiennent à des siècles différents et défendent des philosophies différentes, alors que ces hommes forts du XXe siècle, dans le film de Sokourov, sont incapables de communiquer, ce qui aboutit souvent à un paysage sonore à la Robert Atman, avec des monologues qui se chevauchent.

Rien de bien nouveau ici en termes de cohérence non plus : Fairytale ressemble à beaucoup d’autres films de Sokourov formulés comme des essais réunissant les pensées et rêveries du cinéaste, mais la bonne nouvelle est que le film est visuellement magnifique et innovant grâce à l’idée unique qu’a eue Sokourov d’utiliser des découpes des figures politiques évoquées (à raison de plusieurs versions chacun pour faire varier l’âge, la posture, les vêtements) prises dans des documentaires déjà existants, dans les actualités cinématographiques et dans des images d’archives, pour les replacer sur des fonds animés qui ressemblent à des peintures très sombres. Avec son format 4:3 compact, en noir et blanc avec un surcroît de grain, le film évoque ses prédécesseurs de l’ère expressionniste. Des comédiens voix disent le texte dans leurs langues respectives et la bande musicale, qui va du son bourdonnant à la musique classique en passant par la musique militaire, colle étroitement à l' »intrigue« . Comme le suggère le titre, Fairytale est un long-métrage pas comme les autres et, comme toujours chez Sokourov, assez innovant. » (cineuropa.org)

« Dix-huitième long métrage de fiction d’Alexandre Sokourov, film découvert lors de la dernière édition du Festival de Locarno, Fairytale y détonait par son caractère profondément étrange qui n’avait cependant rien de vraiment étonnant au regard du reste de la filmographie de ce patron du cinéma russe, jamais avare d’expérimentations en tous genres. Le synopsis proposé cet été par le catalogue du rendez-vous suisse adoubait l’opacité de son essai cinématographique : « Il était une fois deux vagabonds… Non… Ils étaient trois… Mais non, quatre… Il y en en eut d’autres, nombreux et différents… Je les avais connus. Longtemps. Des années durant. Et puis, quelque chose s’est passé et ils ont disparu. » Ces vagabonds, ce sont ceux qui habitent finalement déjà depuis longtemps le cinéma de Sokourov : les dictateurs, les figures totalitaires dont il avait déjà fait une trilogie passionnante, sommet de son travail ( Moloch [1999] sur Hitler ; Taurus [2001] sur Lénine ; Le Soleil [2005] sur Hirohito).

Dans un premier temps, Fairytale ressemblerait presque à une blague douteuse : Hitler, Staline, Mussolini, Napoléon, Churchill et Jésus-Christ se retrouvent au Purgatoire, en attente de savoir si Dieu leur laissera l’accès au Royaume des Cieux ou les fera tomber dans les tréfonds de l’Enfer. Et les « dictateurs » de converser ensemble de tout, de rien, de la haine des uns pour les autres. Le film, dont l’élan polémique majeur est véritablement d’associer les figures churchilliennes et christiques aux quatre autres protagonistes historiques, fait alors se démultiplier ses personnages-figurines, chacun d’entre eux ayant ses duplications, ses « frères » (en uniforme militaire, en costume…), ceci afin de mettre en scène la diversité de leurs facettes. Le film, avec sa texture graphique le faisant se rapprocher de celle des films en animation d’épingle d’Alexandre Alexeïeff et son noir et blanc de lithographie, n’est pas sans aridité, ce qui ne l’empêche pas d’être parfois plutôt drôle, les dictateurs s’avérant être réellement boute-en-train, moqueurs les uns envers les autres.

Le dispositif du film reste cependant profondément troublant. En effet, Alexandre Sokourov ne met pas en scène des acteurs-sosies qui pourraient être dupliqués par la joie du numérique, ne recherche jamais l’incarnation mais, au contraire, une sorte de volonté d’évitement de la chair, une froideur de caveau : l’espace chaotique dans lequel s’ébattent les personnages fait perpétuellement montre de son artificialité, de son évanescence, de ses modulations ; les personnages historiques sont moins réincarnés que ressuscités, sortis des limbes, revenant sous forme de virtualités animées que la magie du cinéma peut reproduire à l’envi. Cette idée de résurrection légitime peut-être alors la présence de la figure christique, mise sur un pied d’égalité avec les barbares qui l’entourent.

Les personnages, aussi consistants que des hologrammes sur lesquels Sokourov a collé les véritables visages des dictateurs piochés dans des banques d’image et autres archives, deviennent alors de simples figurines spectrales, sans corps ni âme, des allégories gris cendre. Et c’est le propre des utopies totalitaires que de se nourrir de symboles et d’allégories : le cinéaste, non content de ressusciter ceux qui firent couler le sang pour un empire, de jouer avec eux comme on jouerait aux soldats de plomb, les duplique encore et encore dans un Purgatoire peu à peu rempli à ras bord. Une fois l’idée de la parabole allégorique acceptée, Fairytale devient autre chose qu’une badinerie un brin provocatrice, rien de moins que la quatrième véritable pièce de sa trilogie (devenant donc tétralogie) sur le totalitarisme, tentant de décrypter avec une véritable profondeur teintée de mysticisme la mécanique autocratique, la mégalomanie des dictateurs, leur amour fou d’eux-mêmes ne pouvant finalement provoquer que la haine de l’Autre.

Le film disserte surtout sur cette idée inquiétante que l’utopie totalitaire est un concept universel, traversant le monde et le temps, pas totalement invincible (comme toute utopie, les dictatures les plus ravageuses n’ont pas duré dans le temps, condamnées à la chute) mais fondamentalement immortel. Pour preuve : par la puissance de son cinéma et de ses expérimentations, Sokourov a bel et bien ressuscité les dictateurs, en a multiplié les occurrences et les a placés, ni vivants ni morts, dans cette antichambre purgatoriale non encore synonyme d’Eternité. De ce point de vue, Fairytale peut être considéré comme une sorte d’anti-Arche russe (2002) ; si la balade en plan-séquence dans les salles et coursives du Musée de l’Ermitage permettait à Sokourov de marcher sur le fil de l’Histoire et de la parcourir en un seul ample mouvement de caméra, son nouveau « conte de fées » montre au contraire un système politique, historique, idéologique forclos entre les murs opaques d’un espace abstrait, claustration encore renforcée par l’impression de répétition due à l’effet de duplication. Il met en scène une Histoire figée, elle-même en boucle. Autant dire que l’état d’esprit de Fairytale, contemporain des coups de force de plus en plus durs et arbitraires de Vladimir Poutine, fait montre d’un pessimisme achevé. » (culturopoing.com)

« Après sept ans sans nouvelles, Alexandre Sokourov revient en compétition à Locarno avec un projet fou. Utilisant la technique du deepfake, le magicien russe fait se croiser Hitler, Staline, Mussolini et Churchill au purgatoire après la seconde Guerre mondiale. Plastiquement incroyable, Fairytale revisite avec autant de noirceur que d’humour la psyché de ces figures historiques qui sombrent encore plus loin dans la folie.

Ils pensaient tous avoir leur place légitime au paradis. Devant une immense porte dans une grotte aux allures de cathédrale (qui fait penser à la dernière partie dantesque de The House that Jack Built de Lars Von Trier) et après avoir croisé un Jésus vraiment pas au top, chacun se présente à Dieu dans son plus prestigieux costume de guerre. Et se voit claquer la porte au nez. Voilà nos quatre « héros » condamnés à errer dans les limbes, à ressasser et comploter inlassablement, oubliant régulièrement que la guerre est finie et, surtout, qu’ils sont déjà tous morts.

Habitué à triturer les figures historiques (Hitler, déjà, dans Moloch en 1999 ; Lénine dans Taurus en 2001 ; l’empereur Hirohito dans Le Soleil en 2005), Alexandre Sokourov va plus loin que jamais dans Fairytale. A commencer par l’audace et l’ironie de son titre (« conte de fées ») et les détournements et l’humour qu’il se permet de faire sur certaines des figures les plus honnies de l’histoire. Alors qu’il croit encore pouvoir parvenir à régner sur le monde entier, Hitler se retrouve ainsi sur le trône (comprendre : les WC) et passe son temps à ressasser ses regrets, qu’il tourne comme des défis des gamins (« J’aurais dû brûler Londres… J’aurais pu le faire, hein ! »).

Ce choix de ton n’empêche pas le cinéaste russe de donner ampleur et gravité à son projet (c’est d’ailleurs sans doute l’inverse : les touches d’humour sont indispensables à sa bonne digestion), qui se pose là dès la première image : les décors entièrement composés numériquement sont aussi somptueux que terrifiants. Ils forment, avec la technique de mise en mouvement d’archives des dictateurs utilisées, qu’on dirait similaire au deep-fake, un tout original et des plus dérangeants. Un peu comme si La Classe américaine de Michel Hazanavicius fusionnait avec L’Enfer de Dante.

Le vertige tient aussi au curieux dédoublement qui semble s’opérer à répétition sur les quatre hommes. Ainsi, Churchill s’adresse aussi bien à Staline qu’aux deux puis trois doubles de lui-même, qu’il appelle « mes frères ». Le film semble alors creuser encore plus l’idée de l’entre-soi dégénérescent, de la même manière que les quatre hommes patinent et répètent les mêmes idées en boucle. Si Sokourov ne va pas jusqu’à ridiculiser Hitler à la manière de Russ Meyer dans Mega Vixens (1976), il parvient plus finement à faire redescendre tout ce monde d’un cran grâce à ce détour par le purgatoire. De figures intimidantes voire terrifiantes, ils se muent à nouveau en simples mortels. » (troiscouleurs.fr)

« Fairytale regroupe une poignée d’hommes de pouvoir déjà croisés parmi les biographies politiques et poétiques du cinéaste, tels Hitler ou Staline, protagonistes respectifs de Moloch ou Taurus. Pour un peu, on se croirait ici devant une fiction méta ou l’artiste imaginerait une vie après la mort pour ses propres personnages. Le vain désir d’échapper à la mortalité traverse l’œuvre de Sokourov, de façon métaphorique (le pacte de Faust, les paradoxes temporels de L’Arche russe) ou de manière plus terre-à-terre dans la mégalomanie malade de ces dictateurs en fin de règne. Il y a donc une certaine logique à voir ici ces despotes s’impatienter devant la porte du Paradis qui leur demeure fermée et négocier pathétiquement avec une « force suprême »…

… Des les premières images, la mise en scène de Fairytale trône sur des sommets hallucinés, avec ses lumières orangées qui transforment un orage en explosion volcanique, ses variations d’échelles et, plus inattendu, ses papiers découpés. Contrairement à ses biopics précédents, Sokourov ne fait pas interpréter ses personnages de dictateurs par des acteurs. Il a extrait leurs images en mouvements dans des films d’époque pour les incruster ici dans des gravures anciennes figurant des ruines et des grottes angoissantes. Seuls les mouvements de leur bouche ont été modifiés afin qu’ils collent aux dialogues inventés par le cinéaste. Le résultat est une perte de repère unique, proprement inclassable, évoquant aussi bien L’Anglaise et le duc que les sketchs de Karl Zéro ou les frères Quay. » (lepolyester.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

 

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