Vendredi 16 Février 2024 à 20h – 21ième Festival
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Alexandre Sokourov, Russie, 2011, 2h14, vostf
Librement inspiré de l’histoire de Goethe, Alexandre Sokourov réinterprète radicalement le mythe. Faust est un penseur, un rebelle et un pionnier, mais aussi un homme anonyme fait de chair et de sang conduit par la luxure, la cupidité et les impulsions.
Faust est le héros allemand d’un conte du XVIe siècle ayant très longtemps intéressé Goethe, qui s’en est inspiré pour écrire deux pièces monumentales. Alexandre Sokourov a revisité le mythe dans ce film afin d’éclairer les esprits et raviver l’œuvre de Goethe, en poussant les spectateurs à le lire : « Moi, réalisateur Sokurov, je suis un petit homme qui jette ce caillou pour qu’il roule le plus loin possible. Si je peux éveiller la curiosité du spectateur…« , explique-t-il.
Avec Faust, Alexandre Sokourov achève sa tétralogie entamée par Moloch (1999), Taureau (2001) et Le Soleil (2005). Ces quatre films tournent autour du totalitarisme, le pouvoir et la corruption. Dans son premier volet, le réalisateur s’est intéressé à Lénine avant de travailler sur le personnage d’Hitler dans le deuxième film. Le troisième volet s’est focalisé sur l’empereur japonais Hirohito, pour enfin finir avec Faust, centré sur le célèbre mythe allemand.
Leonid Mozgovoy, l’acteur qui a joué en 1999 le rôle d’Adolf Hitler dans Moloch, est revenu sous la férule d’Alexandre Sokourov pour interpréter le père de Faust. Partant de l’idée que sa tétralogie doit assurer plusieurs liens quant à sa dramaturgie, le cinéaste russe explique : « Je voudrais que la tétralogie ne soit pas une suite linéaire mais un cercle. Une fois la boucle bouclée, ce cercle connectera des personnages et des moments historiques très éloignés.«
Après avoir assuré lui-même la direction de la photographie pour les deux précédents films de sa tétralogie (Taureau et Le Soleil), Alexandre Sokourov a fait appel au français Bruno Delbonnel, collaborateur de Jean-Pierre Jeunet dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain et Un Long Dimanche De Fiancailles, pour diriger l’image de Faust. Bruno Delbonnel a demandé à rencontrer le réalisateur russe pendant le Festival de Cannes 2002, et c’est à partir de là que leur collaboration a démarré. Le directeur de la photographie français précise que Sokurov ne connaissait pas ses précédents travaux : « Il semble que pour lui le cinéma s’est arrêté à Dovjenko, avec une exception absolue, Tarkovski.«
Alexandre Sokourov s’est beaucoup inspiré de la peinture allemande pour réaliser Faust. Il a notamment étudié les toiles d’Albrecht Altdorfer et de Carl Spitzweg. Le réalisateur précise qu' »il y a dedans beaucoup de particularités qui lui semblent idéales pour décrire ce monde et recréer le mythe de cette époque, aussi historiquement, avec les détails qui l’ont distinguée.«
Notre article
par Bruno Precioso
Naître en Sibérie dans un pays encore dirigé par Joseph Staline (certes pour peu de temps encore mais tout de même) peut difficilement être considéré comme un bon départ, à moins d’assumer un sérieux penchant pour l’histoire. Ce fut le cas d’Alexandre Sokourov qui en fit son objet d’études à l’Université de Gorki sur la Volga (à 400 km au N-E de Moscou), en 1968. Ses deux passions ont immédiatement cohabité puisqu’en parallèle de ses études il intègre comme technicien la chaîne de télévision de l’Université avant de réaliser, dès 19 ans, des films pour la télévision. En 1975, l’apprenti-réalisateur de 24 ans part pour l’illustre Institut de cinématographie Guérassimov, la VGIK, à Moscou, dont il sort diplômé en 1979. Les débuts du jeune réalisateur, orientés d’abord vers le documentaire, sont alourdis par l’accusation d’antisoviétisme que lui vaut son goût pour la forme. La censure qui suit les pas de Sokourov jusqu’aux débuts de la Perestroïka attire toutefois sur lui l’attention, et bientôt l’amitié d’un maître déjà au crépuscule d’une fulgurante carrière : Andreï Tarkovski disparaît avant de voir la sortie sur les écrans russes du 1er long métrage de son élève, La Voix solitaire de l’homme, enfin autorisé en 1987, 8 années après sa réalisation par Alexandre Sokourov. Ce dernier consacre son Elégie de Moscou (1988) au maître dont la réhabilitation tarde trop à son goût, puis quitte le documentaire (mais pas les studios de Leningrad) pour entamer sa trilogie de la nature humaine (1990-93) à l’issue de laquelle vient la reconnaissance internationale : en 1996, Mère et fils consacre Sokourov comme un créateur audacieux qui a pour le cinéma l’ambition d’un art total capable de se régénérer à la source des autres arts. Sa pratique dès lors sera faite d’expérimentation, construisant une œuvre singulière. Le tournant des années 2000 voit le Russe entamer une tétralogie sur ce que le Pouvoir fait aux hommes, plongeant dans l’intimité de trois grands destins politiques du XXème siècle : Moloch (sur Hitler, 1999), Taurus (Lénine, 2001) et Le Soleil (Hiro-Hito, 2005). Ce colossal travail à la fois observation minutieuse des corps et attention maniaque à la lumière s’étale sur plus d’une décennie mélancolique, le temps pour Sokourov d’intercaler le plan séquence unique de l’Arche russe (2002), un portrait de femme émouvant (Alexandra, 2007) et un documentaire autour de la grande figure de la Dissidence soviétique (Dialogues avec Soljenitsyne, 2009). Vient 2010 et le temps de clôturer le cycle sur ce très libre volet qui lui vaut le Lion d’or à la Mostra 2011 ; un film qui est tout le contraire d’une conclusion pour la tétralogie.
« Et qu’en est-il pour toi de la religion ? » … (la Gretchenfrage de Marguerite à Faust, au jardin)
Entamée treize ans auparavant, cette œuvre de longue haleine trouve en effet ici un point d’aboutissement qui s’impose aussi bien comme son sommet que son acte fondateur. D’une chair à l’autre, le film semble vouloir refermer le cercle de sa méditation sur les figures maléfiques en quittant l’histoire pour le mythe : au symbolisme des titres précédents, Sokourov substitue l’incarnation par le nom du héros romantique, archétype de l’insatisfaction existentielle. L’œuvre de Goethe fournit au réalisateur russe l’occasion de confronter directement les éléments qui se croisaient dans les autres longs-métrages : corps et âme, dépravation et innocence se côtoient jusqu’à se confondre. Ce Faust resitue Sokourov dans la ligne de Tarkovski : s’il est un artiste éthique, son éthique le porte à la réflexion morale plutôt qu’à l’engagement politique. La disparition des personnages historiques laisse cours, dans le projet faustien, à cette veine morale.
C’est cette tentation du spirituel sans contre-discours politique qui avait valu au réalisateur les tracas de la censure dans les années 1980 : dans le Jour de l’éclipse (1988), Sokourov mettait en scène Malyanov, un pédiatre russe en poste dans les steppes turkmènes, qui observait les effets des coutumes religieuses sur la santé humaine et en arrivait à la conclusion que la religion et la croyance en Dieu pouvaient réellement améliorer la santé des croyants. Dans une tentative d’écrire sa thèse, une série d’événements étranges et bizarres se déroulait, qui semblaient autant de manifestations d’une force inconnue pour l’empêcher de terminer ses recherches. Ici la réflexion sur le corps et la matière achève un chemin entamé avec la déchéance de Moloch, vieillard de 56 ans rongé par sa propre guerre, celle du Lénine de Taurus, réduit à un corps épuisé incapable de se gouverner, alors que le 3e volet (Soleil) saisissait le moment du renoncement à toute ascendance divine par Hiro-Hito, donnant naissance à un pur corps de cinéma régressif et traversé de tics. Chez Faust, le corps est tout autant affaire de maîtrise de soi que de prise de contrôle de celui des autres. Le récit ne présente que de lointaines parentés avec la pièce de Goethe – les pièces devrait-on dire – qui dessine ici un fond de mémoire culturelle mêlant la représentation médiévale des corps ouverts et monstrueux au romantisme prométhéen que charrie inévitablement le mythe. L’enjeu n’est évidemment pas narratif, puisque devant un tel sujet la trajectoire de chaque personnage est évidemment présumée connue ; il s’agit donc plutôt de suivre, de lieu en lieu et d’étapes en passages obligés, les réinterprétations et traductions en matière et mouvement de caméra. Balade et chair : c’est là tout le programme d’un film qui délaisse les grands épisodes narratifs au profit d’une rumination en marche érigée ici en horizon mobile du film, comme si la dernière station de l’œuvre entière en était le commencement éternellement retrouvé. L’esthétique échappe paradoxalement à l’exactitude historique, alors même que le réalisateur a consacré un soin méticuleux au détail : costumes en tissus d’époque, rendu d’éléments divers (poussière, liquide, brume, pierre) qui souligne le souci de la matière, exigence picturale traduite dans les trucages… La trajectoire faustienne prend consistance au cœur d’un univers que la photographie de Bruno Delbonnel reconstruit pour faire signe vers une certaine histoire de la peinture du nord de l’Europe, de la Renaissance au baroque néerlandais. En plaçant sa tétralogie sous la figure circulaire du temps et de la déambulation, Sokourov prolonge son sens de l’image-tableau et la révérence aux maîtres (Brueghel, Vermeer, Rembrandt, Ingres…), mais s’émancipe de la nature morte pour basculer vers l’élan et la vitalité. Aux murmures des corps épuisés dans l’attente de leur disparition, Faust vient donc opposer sa démesure qui éclate sur l’ivresse d’un paysage ouvert aux vents et aux grands espaces. C’est toute l’ironie tragique de ces scènes où la grande santé qui se fraie un chemin à l’écran n’annonce que les crimes à venir. Ou pour le dire avec les mots de Blanchot « la science ne peut être que nihiliste, elle est le sens d’un monde privé de sens, le savoir qui a pour fond l’ignorance dernière. » L’incapacité d’accéder à la seule grandeur qui vaille, celle de l’esprit, condamne donc à la dévoration et la convulsion de ses propres passions, dans un monde démystifié où l’organique est le maître-étalon universel. Et les mots d’Eva Braun à l’adresse d’Hitler à la fin de Moloch reviennent comme un avertissement : « Sans un public, tu n’es rien de plus qu’un cadavre. »
Sur le web
«Rarement un film aura si peu ressemblé à l’idée que l’on pouvait s’en faire. Loin d’une reconstitution lente et sépia empesée d’académisme que laissait craindre les premières photos promotionnelles, le nouveau long métrage d’Alexandre Sokourov est au contraire une œuvre complètement folle, un choc esthétique impossible à appréhender… Hitler dans Moloch, Lénine dans Taurus puis Hirohito dans Le Soleil… Faust vient clore une tétralogie que l’on croyait prosaïquement consacrée aux dictateurs, mais qui s’avère traiter plus précisément de la folie, celle qui nait d’un pouvoir devenu trop grand à assumer. Le pouvoir en question n’est ici plus politique, il dépasse le cadre humain, et c’est surtout le film tout entier qui dépasse en ambition les précédents volets cités, et s’impose comme le point d’orgue de la carrière de son auteur.
Faust commence par une séquence des plus magnifiques, plaçant d’emblée le long-métrage sous un double sceau. Tout d’abord celui d’une beauté plastique proprement hallucinante : si le quotidien du protagoniste parait d’abord terne et inconfortable, celui-ci vient peu à peu s’enrichir de filtres et de couleurs improbables à mesure qu’il prend conscience de son pouvoir. La combinaison de la photo de Bruno Delbonnel et de la mise en scène sans pareille du réalisateur russe aboutit à une œuvre plastique parmi les plus marquantes et ambitieuses vues depuis longtemps. Le deuxième aspect annoncé dès cette ouverture, c’est le registre fantastique. Même sous la très sérieuse caméra de Sokourov, l’histoire de Faust reste un conte, donc loin de tout réalisme : un univers irréel, une plongée dans une époque indéterminée, et un récit qui va de plus en plus vers le magique, le symbolique. On retrouve surtout dans ce film un art du grotesque inattendu. Grotesque au sens noble du terme, où l’improbable et l’étrange viennent créer un sentiment d’angoisse et d’inquiétude. Le résultat final rappelle peut-être moins l’enfer grouillant sur terre des peintures de Jérôme Bosch que le chef d’œuvre de l’animation tchèque Krysar, où des rats vivants étaient mélangés à des marionnettes de bois pour créer un fascinant et subtil malaise…» (filmdeculte.com)
«En choisissant Faust pour figure centrale du dernier volet de sa tétralogie surle pouvoir, Alexandre Sokourov quitte l’histoire pour le mythe: Le symbolisme des titres précédents, laisse place au seul nom du personnage, tant celui-ci représente le paroxysme de l’homme insatisfait, à la poursuite de l’essence de l’existence. L’oeuvre de Goethe fournit au réalisateur russe l’occasion de confronter directement les éléments qui se croisaient dans les autres longs-métrages : Corps et âme, dépravation et innocence se côtoient jusqu’à se confondre…» (critikat.com)
«… il s’agit ni plus ni moins que de l’adaptation de Faust la plus sidérante et la plus libre depuis celle de Jan Svankmajer en 1995. Le résultat est beau et sordide comme un tableau de Bosch et il risque de provoquer des réactions aussi contrastées, entre fascination et révulsion. Le dessein de Sokourov, c’est de remonter aux sources du mal. Le style du cinéaste est inimitable, repoussant chaque fois plus loin les frontières de l’expérimentation plastique (filtres de couleur et diffuseurs, anamorphoses). On peut essayer de le raccrocher à différentes mouvances cinématographiques (les premiers Zulawski, Pasolini, Bergman) et picturales (le romantisme allemand), mais il ne ressemble à rien de connu. Et les acteurs sont exemplaires de sa détermination à imposer sa vision plutôt qu’une certaine idée de réalisme. Les précédents opus de la tétralogie traitaient de l’humanité de dictateurs ayant marqué le siècle de leur empreinte nauséeuse. Faust est construit sur la même quête en se focalisant sur le refus des pulsions inavouables d’un cartésien qui, sous l’impulsion du démon, cède aux tentations. Une nouvelle fois, Sokourov met en résonance ce qui est humain (donc flou, variable, imprévisible) et ce qui est artificiel et théoriquement inflexible. Il construit ses plans comme des tableaux hantés par des créatures et multiplie les points de vue, histoire d’apporter un éclairage nuancé sur des notions et des conflits a fortiori binaires (le bien contre le mal, Dieu et le diable, le ciel et la terre, l’enfer et le paradis, la ruralité et l’ésotérisme, le prosaïsme et le symbolisme)…» (chaosreign.fr)
«… Le film s’ouvre sur du vide: la mort d’un patient, qui réveille chez Faust le désir obscur de jouir et de « savoir« , dans toutes les formes pulsionnelles que peut prendre ce terme. Dans les deux cas, le vide s’ouvre sur une matière concrète, sur une véritable expérience proposée au public. L’absence de vie se comble alors par la création d’un nouveau territoire que vont pouvoir investir notre regard et notre « vision« .
Cette découverte passe, dans le film de Sokourov, par un véritable voyage initiatique au sein d’un monde carnavalesque, situé à mi-chemin entre un Moyen-Âge ésotérique et un XIX° siècle rural, où les gueux, les criards, les fous, les assassins, les puants, côtoient la bourgeoisie dans une même effervescence visuelle, olfactive et sonore. « Romantique » au sens fort de ce terme, tout à la fois gothique et « goethienne« , la vision que nous livre Sokourov des forces du Mal est un enchantement esthétique d’une rare force, et convie le spectateur à une véritable osmose. Pendant plus de deux heures, le public assiste à un ballet perpétuel de mouvements et de mots, orchestré d’une main de maître par le cinéaste. L’invention du monde en passe alors par une géographie complexe, et l’on ne peut que saluer le travail technique dont le film fait preuve. Sous-sols caverneux, tavernes, forêts que l’on croirait tirées d’un roman arthurien, l’oeuvre se lit comme l’expérience d’un homme qui semble redécouvrir le pouvoir symbolique du monde, comme si le pacte scellé avec le Diable avait redonné du sens au réel, en l’investissant d’une double charge érotique et esthétique que le jeu des comédiens appuie subtilement, et dont la sublime photographie de Bruno Delbonnel souligne toute la violence.
Oeuvre d’esthète, le Faust de Sokourov, qui rappelle celui de Murnau à plus d’un titre, brille donc par sa virtuosité. Mais ce « brillant » là n’est pas qu’une simple couche de vernis… Le film interroge avec une rare profondeur le désarroi d’un homme conduit à sceller un pacte avec le Mal dans l’espoir de jouir fébrilement de son reste d’existence. Cette confiance immodérée dans le pouvoir d’un seul être, présentée dans le film comme un rempart aux déceptions du monde – le Diable est une figure omnipotente, entourée de créatures diaphanes dont il jouit – ne peut manquer de trouver un écho vibrant au sein d’un monde où la corruption et la levée des extrêmes fascinent, troublent, inquiètent. Aussi le geste filmique de Sokourov se donne-t-il à lire comme une vibrante méditation existentielle et politique.» (avoir-alire.com)
«… Certes, on ne reviendra pas en détail sur la légende de Faust, dont le synopsis matriciel (un savant insatisfait conclut un pacte avec le diable pour enfin jouir des plaisirs terrestres) est connu de tous, mais en revanche, les interprétations livrées par ce conte sont assez nombreuses. Deux d’entre elles ont retenu l’attention de Sokourov : d’abord celle de Thomas Mann publiée en 1947 (Le docteur Faustus, dont le film conserve un écho très lointain), et surtout, la plus célèbre de toutes, celle conçue par Johann Wolfgang von Goethe et publiée en 1808, dont il parcourt les deux parties avec une certaine liberté. Toutefois, au-delà du récit d’un homme de science qui se corrompt au prix de son âme, on ne s’étonnera pas de redécouvrir un Sokourov fasciné par la présence perverse du Mal, le mystère de l’existence humaine (dont Faust veut puiser les essences), et par corollaire, les jonctions imperceptibles entre l’innocence et la dépravation. Avant, les contraires se croisaient dans la filmographie du cinéaste, et l’œuvre de Goethe lui permet enfin de les confronter sous l’angle du mythe, tout en abandonnant le rapport à l’Histoire qui formait jusque-là la moelle épinière de son art. Tout au long de ces 2h15 aussi stupéfiantes qu’éprouvantes, riches en audaces graphiques comme en dérivations symboliques, Faust dresse alors le tableau d’une humanité qui tangue dangereusement vers le néant. Et c’est hallucinant… Dans Faust, la figure de l’être avide de pouvoir s’inscrit dans un cadre mythologique, ce qui permet en outre au réalisateur d’inclure une rupture supplémentaire sur la progression narrative : si les trois figures précédentes basaient leur origine sur le divin avant de se révéler simples mortels, le docteur Faust fait exactement l’inverse en laissant progressivement de côté son statut d’individu philosophe au profit d’un fanatisme aveugle le poussant à vouloir tout englober. Quitter la terre ferme pour atteindre les hauteurs : une idée que le cinéaste traduit d’abord en termes de structure narrative…
… La vision de l’humanité par Sokourov n’est donc en rien rassurante, ce serait même plutôt l’inverse. Or, là où le film risque de dérouter, c’est dans sa forme, pourtant assez hallucinante : un format 1:37 qui isole les personnages dans un cadre cadenassé (y compris lors des scènes de foule), des plans composés comme de vastes tableaux en mouvement permanent, des intérieurs en clair/obscur qui se mêlent à des filtres mordorés, sans compter des effets de style propres au cinéma de Sokourov qui font croire à des cadres hantés par des forces démoniaques. D’un côté, c’est précisément là que le style expérimental du cinéaste, certes jusque-là impressionnant (il est encore impossible d’oublier L’arche russe et son hallucinant plan-séquence de 96 minutes) mais tout de même ancré dans un contexte réaliste qui lui faisait parfois défaut, touche enfin à une forme d’absolu : l’immersion dans le mythe offre au cinéaste une absence de limites vis-à-vis de l’outrance et de l’excès, ce que reflète à merveille l’univers architectural du film, vaste enchevêtrement de rues délabrées et de nature quasi étouffante, ainsi que les personnages qui le peuplent, figures humaines dont la difformité se mêle à un goût immodéré pour la démence…
…Sokourov redouble d’inventivité pour casser les règles du récit et de l’esthétique : le travail chromatique effectué durant la postproduction en collaboration avec le chef opérateur Bruno Delbonnel installe des effets d’anamorphose et des contrastes ingénieux qui atomisent le spectre de l’académisme tout en reflétant le vertige existentiel qui s’empare de Faust. Et tout au long de cette déambulation bavarde dans des ruelles grouillantes de monde et de vastes forêts où les arbres semblent envelopper les êtres, on notera que le sol n’est jamais réellement horizontal au sein d’un même plan : l’usage de cadres obliques, de plongées vertigineuses et d’une production design riche en esquives potentielles (chaque décor regorge d’escaliers en arrière-plan ou de portes semi-closes) confère au film une diabolique sensation de vertige, voire de flottement. Du coup, outre un récit qui bascule alors dans une imprévisibilité totale, la liberté prodigieuse offerte par le film signe le désir de Sokourov de jouer à fond la carte de l’immersion au sein d’un tableau où la somptuosité se confronte sans arrêt au grotesque.
En outre, le grotesque n’est heureusement pas vu sous l’angle de l’excès ou de la répulsion, tant Sokourov s’amuse à accompagner sa méditation sur les forces maléfiques d’un humour parfois très décalé : un diable réduit à une apparence d’usurier décati dont le mini-pénis se situe sur ses fesses, une femme qui accouche d’un œuf qu’elle s’empresse de dévorer, un télescope qui permet d’apercevoir des singes sur une lune en carton-pâte, un assistant prétentieux qui se promène avec un homoncule tout droit sorti d’une vision d’horreur à la Cronenberg, etc… Que faut-il voir dans ce défilé de détails surréalistes ? D’abord que le réel n’a pas lieu d’être dans cet univers purement mythologique (on insiste), ensuite que l’iconoclasme du film est une façon pour Sokourov de se jouer des règles de l’art, un peu à la manière de son travail de plasticien qui le pousse à travailler la matière même de l’image en la distordant et en la triturant. Du coup, le simple fait d’y voir un certain maniérisme constitue une absurdité, et le lyrisme déployé par une telle expérimentation lui permet de mettre côte-à-côte la fonction sensorielle du 7ème Art et l’imprégnation intime procurée par un art comme la peinture. Faire la jonction entre les contraires était le but (et le thème central) du film, on extrapolera plus loin en disant que Sokourov est l’un des rares artistes à savoir rapprocher différentes formes artistiques que l’on croyait antagonistes. L’une des phrases prononcées par Faust au début du film est la suivante : « Tout nait et meurt selon la loi, mais sur la vie de l’homme règne une destinée hésitante ». Ce trouble de l’inconnu est précisément le champ d’action de ce grand cinéaste, dont Faust (le personnage) peut se voir comme un double inavoué et dont Faust (le film) constitue le point culminant d’une œuvre d’une inestimable rareté.» (courte-focale.fr)
«… Tourné dans un format jamais vu, un sorte de fenêtre carrée, comme un hublot sur un monde parallèle ou le fond d’un verre d’alcool pour voir autrement le monde, c’est un film où les images et les couleurs paraissent distordues pour mieux exprimer les troubles et les hantises du personnage central. Faust est une expérience sensorielle au sens strict incomparable. Mais si Sokourov fait fabriquer des optiques spéciales pour sa caméra, et retravaille comme un peintre les nuances de couleur comme les tonalités musicales, ce n’est jamais au service d’une vaine esthétique, toujours en approfondissant l’intensité et la complexité des questions. Qui voudra s’amuser à répertorier les thèmes de cette œuvre d’un prince de la bifurcation, d’un virtuose de la réversibilité, d’un athlète du changement de pied, se noiera dans un abîme sans fin…
… Mais, face à Faust et au chaos du monde, la question que ne cesse de murmurer le film est aussi bien: qu’est-ce qui distingue le metteur en scène de Méphistophélès? Emprise et manipulation, talent charmeur et capacité de transformer à volonté les règles du jeu, humour ravageur et coup d’avance sur le déroulement des opérations: tout cela, le diable et le cinéaste l’ont en partage. Y compris lors de la ruse finale, fausse libération de la créature lâchée dans le monde, comme l’est le film qui se termine, désormais envoyé parmi les hommes, ou à l’assaut des cimes escarpées de la reconnaissance et du succès…
… Faust c’est l’amour, évidemment. L’amour navré mais jamais abdiqué pour la figure tourmentée d’illusions et de désir de cet homme parmi les hommes qu’est Faust, quoiqu’il en ait. L’amour absolu et sans réserve pour le rayonnement pâle qui émane de la jeune Margarete, fatal objet du désir de Faust. Obscure clarté, en effet. Cette clarté, est-ce celle des icônes, est-ce cette opération magique propre à la religion russe qui reverse dans le brillant de l’or et la pureté des pigments un caractère surnaturel? On y songe en tout cas, jusqu’à l’hallucinant orgasme de lumière auquel parviennent ensemble les deux amants.
Mais Faust, c’est aussi l’amour des arbres de la forêt, des rocs de la montagne, du vert et de l’ocre, de la blancheur des draps des lavandières, de la noirceur de l’ombre dans une diligence russe en route vers Paris. Faust, c’est la ferme déclaration d’amour à ce que recèle la présence dans le même plan de cinéma d’un homme et d’un échassier, ou juste d’un couteau posé sur une table…
… Cet amour-là est ce que Sokourov, non sans raison, appelle l’art. Et l’art ici fusionne avec la compassion pour les humains –même la mère hostile, même le soldat teigneux, même le père cynique, même l’assistant à moitié fou. Si la tentation meurtrière commune aux tyrans évoqués par Sokourov consiste à s’être pris pour dieu, le seul garde-fou qui sauve le film et libère celui qui le fait est d’aimer les hommes, les êtres, et de parier sur ce que peut la beauté pour les accepter malgré tout.
Et c’est pour cela, que du fond des tavernes au sommet des montagnes, dans les remous de la nature et des émotions humaines, en couleurs réinventées et matières inédites, oui, le Faust de Sokourov est un sacré chef d’œuvre…» (slate.fr)
«… Le Faust de Sokourov est moins un homme qui explore le monde en toute conscience qu’un être qui semble entraîné par le mouvement même des choses. Sujet ou objet, homme de savoir ou fétu de paille emporté par les remous de foule, guidé par un vieil usurier difforme qui n’est autre que le diable, tel est le destin du héros du film.
Dans un XIXe siècle artificiel, verdâtre et boueux, nappé par la lumière brumeuse du chef opérateur Bruno Delbonnel (qui travailla, antériorité étonnante, sur Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet), la dérive du savant prend consistance au coeur d’un univers reconstruit par une certaine histoire de la peinture, notamment allemande, celle de la Renaissance, mais aussi celle qui fut à la source de l’art romantique.
Les plans retrouvent également le chaos métaphysique et grotesque d’un Jérôme Bosch. L’image est parfois déformée, anamorphosée, les corps sont tordus par l’usage de certains objectifs. L’espace et la silhouette humaine sont modelés par un principe esthétique totalitaire, figuration plastique de la coercition réelle et mentale à laquelle Faust tente, en vain peut-être, d’échapper…
… Fidèle à une tradition philosophique qui serait à la fois pessimiste et vitaliste, Sokourov ne semble voir dans l’homme qu’un être imparfait, bridé par de triviaux appétits, victime d’irrépressibles pulsions, dont la faiblesse serait la cause, tout autant que la proie, de la tyrannie. C’est aussi peut-être l’affirmation que la volonté de créer un homme nouveau, cruelle utopie qui traversa, il y a un siècle, l’histoire de l’Europe, est une illusion.» (lemonde.fr)
«…« Au commencement fut le verbe », s’interroge ce Faust en consultant les premières lignes de l’évangile selon Jean. Paradoxe par excellence de la religion où tout est donné par une voix venue d’en haut, mais où tout doit être lu par des écrits venus d’en bas, c’est cette incompatibilité qui fascine le scientifique multidisciplinaire. À une époque où l’on ne comprenait rien, Faust voulait tout comprendre; résoudre ce paradoxe et se le faire sien – « au commencement fut l’écrit, au commencement fut la vérité » – en la dénichant par l’observation du monde. Face à son absolutisme, le récit de Sokourov pose la question de la responsabilité du détenteur du savoir vis-à-vis de sa société. Pensé comme la conclusion d’une tétralogie sur les hommes avides de pouvoir (les trois volets précédents portaient sur les destins d’Hitler, Staline et Hiro-Hito), terminer par Faust, c’est rattacher les décisions des géants de l’histoire à des considérations émotives plutôt qu’à des aprioris historiques. Cherchant de l’humain derrière l’incommensurable, le Russe a tissé là les points de repère d’une vision humaniste de la méchanceté. « Toute chose périssable est un symbole seulement », concluait Goethe. En humanisant le symbole, en le rendant capable de s’éteindre, le cinéaste tire peut-être son discours le plus complexe, celui que les dictateurs passent et s’écartent, que l’Histoire se déroule sans cesse et que dans la vanité se cache un danger que seul le sentiment amoureux peut racheter parce qu’il est, comme chez Faust, comme chez les autres, la seule chose qui ne se contrôle point. Et que s’il fallait trouver une finalité à la religion, à cette obsession que trop nombreux considèrent dépassée, c’est dans cette logique de l’affection comme dernière barrière de l’égocentrisme contemporain, de l’amour des hommes comme l’unique objet de valeur nous empêchant de nous recroqueviller chacun sur soi et de sombrer, comme Faust ou Hitler, dans la folie des grandeurs inhumaines.» (panorama-cinema.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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