First Cow



Vendredi 19 Novembre 2021 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Kelly Reichardt – USA – 2019 – 2h02 – vostf

Au début du XIXe siècle, sur les terres encore sauvages de l’Oregon, Cookie Figowitz, un humble cuisinier, se lie d’amitié avec King-Lu, un immigrant d’origine chinoise. Rêvant tous deux d’une vie meilleure, ils montent un modeste commerce de beignets qui ne tarde pas à faire fureur auprès des pionniers de l’Ouest, en proie au mal du pays. Le succès de leur recette tient à un ingrédient secret : le lait qu’ils tirent clandestinement chaque nuit de la première vache introduite en Amérique, propriété exclusive d’un notable des environs.

Notre article

par Josiane Scoleri

Kelly Reichardt est surtout connue pour ses portraits de l’Amérique contemporaine, telle qu’elle n’apparaît guère au cinéma et encore moins dans les media. Loin de tout sensationnalisme, son cinéma s’attache à donner corps aux invisibles, aux discrets, aux sans histoire.

Avec First Cow, comme elle l’avait fait il y a quelques années dans La dernière piste ( Meek’s shortcut en V.O. 2010), elle revient sur le récit fondateur du mythe américain : les premiers colons, tous ces hommes et ces femmes, arrivés des quatre coins du monde, profondément unis et solidaires dans leur dénuement même face à l’adversité, jetés par l’Histoire vers des terres inconnues et hostiles par définition. Nul besoin de préciser que Kelly Reichardt va mettre à mal cette image d’Épinal pour se situer au plus près des sentiments et des motivations de ces pionniers, soudainement incarnés sous nos yeux, comme on ne les a pratiquement jamais vus dans les films américains. Les films de Kelly Reichardt ont ceci d’unique qu’ils nous permettent, par contraste, de voir à quel point le cinéma hollywoodien repose tout entier sur l’archétype et non pas sur des hommes et des femmes en chair et en os : l’archétype du cow-boy, l’archétype de la femme fatale, l’archétype du gangster, l’archétype du flic, etc, etc…

Kelly Reichardt s’inscrit aux antipodes de cette approche. Elle s’intéresse à mille petits détails qui nous parlent de la vraie vie, qui ancrent les personnages dans un territoire et plus encore dans leur humanité. On pourrait parler pour son cinéma de réalisme poétique si le terme n’était pas déjà pris de longue date. Disons donc plutôt réalisme sensible. Pas de grandiloquence, mais une réelle proximité. Pas de symbolisme tapageur, mais une observation subtile et chaleureuse des relations humaines.

First Cow se situe donc au temps des trappeurs et de la conquête de l’Ouest. Avec un culot tranquillement assumé, Kelly Reichardt en retourne tous les codes et nous présente 2 anti-héros, Cookie le doux, pâtissier de son état et King-Lu, le malin qui préfère la ruse à la force.
Ils forment un tandem improbable au milieu des préjugés ambiants. Ils vont devenir amis. Une amitié pleine de délicatesse et peut-être même d’amour, sans que rien d’explicite ne vienne forcir le trait. Pour en donner une exemple, la scène où Cookie, à peine arrivé dans la cabane de King-Lu, va cueillir des fleurs et se lance dans un semblant d’aménagement. Nous sommes à l’opposé du classique « buddy film », dopé à la testostérone, autre sous-genre habituel du western.

On comprend que Kelly Reichardt n’a pas froid aux yeux et démonte chemin faisant la plupart des stéréotypes en vigueur. Mais n’allez pas croire que la réalisatrice se contente pour autant d’un récit à rebours. Nous sommes bien aux États-Unis, « the land of opportunities », selon le fameux slogan et nos deux protagonistes, loin d’être des angelots, rêvent avant tout de faire fortune, comme tout un chacun.

Le film prend de plus en plus l’allure d’une fable de notre enfance, au milieu de cette nature indomptée et mystérieuse. Les contes de Grimm ne sont pas loin, avec néanmoins, par moments un ton léger et drôle qui nous sort là aussi des schémas traditionnels. Les scènes de vente au marché et les scènes de traite dans la nuit ont ce côté gentiment cocasse qui fait du bien. Mais nous pressentons très vite, que de toutes façons, ça va mal finir. Car si certains ont réussi, la plupart se sont cassé le nez, n’en déplaise à Hollywood et au happy end.

Surtout, Kelly Reichardt a l’intelligence d’introduire au milieu de ce petit monde le gouverneur du fort. Prototype de cette « aristocratie » venue d’Angleterre qui va truster les postes de pouvoir et les terres fertiles. C’est elle qui tient aujourd’hui encore les rênes du pays, même s’il a fallu au fil du temps étendre un peu le cercle à l’ensemble des WASPs (White Anglo-Saxon Protestant). C’est donc ce « Captain » qui va importer la première vache du titre, ne serait-ce que pour pouvoir mettre un nuage de lait dans son thé ! Il vit certes dans un confort relativement spartiate, mais il a déjà des domestiques/esclaves indiens qui rappellent furieusement les « house slaves » de la société esclavagiste américaine, considérés comme des privilégiés du fait de leur relative proximité avec les maîtres, contrairement à ceux qui travaillaient dans les champs, tout en bas de l’échelle. Les quelques plans dans la maison du gouverneur suffisent à dire à la fois la société de classes et la discrimination raciale. Point besoin de s’appesantir, ni de faire de grands discours.

C’est bien là la manière de Kelly Reichardt, souvent qualifiée de minimaliste par les critiques, mais qui dit pourtant bien des choses essentielles, l’air de ne pas y toucher. De même, le simple fait que King-Lu soit chinois, poursuivi d’ailleurs au début du film par des Russes, permet d’élargir la perspective au-delà de l’Europe et d’inscrire la présence des communautés asiatiques dans la société américaine dès le début du XIXème siècle. Et la cabane de King-Lu, isolée dans les bois, parle, d’après moi, davantage de l’isolement et de l’ostracisme dont il est victime que de Walden et de Thoreau ( même si la Nature est omniprésente).

Les acteurs sont tous excellents, chacun dans leur registre et nous font toucher du doigt la réalité des personnages, la réalité du mirage qui leur permet de tenir. Les anecdotes foisonnent, les rumeurs circulent, enflent et disparaissent sans relâche. Les rêves et les peurs s’entrechoquent, mais il est impératif d’y croire. Nous sommes au ras des pâquerettes du rêve américain, ou plutôt au ras des feuilles d’automne avec cette lumière qui enveloppe tout le film et lui donne une étrange douceur ( coup de chapeau au chef op , Christopher Blauwelt).

De plus, le film dans son ensemble est extrêmement sensoriel. Nous avons froid et faim avec ces hommes dans leur vie si rude où les petits beignets de Cookie, si moelleux, si fondants, font figure de miracle. Et nous les savourons comme eux, tout en étant bien au chaud dans notre fauteuil, dans une salle de cinéma. C’est encore et toujours le miracle du cinéma, démultiplié à l’ensemble du public, car nous sentons avec la force de l’évidence que tous les autres spectateurs sont eux aussi traversés par toutes ces sensations. Et c’est la force des grands films de nous faire vibrer ainsi, dans une circulation infinie des émotions et des sentiments qui naissent au plus intime de chacun d’entre nous et passent en même temps de l’un à l’autre, rebondissent et reviennent, nous transportent, dans cette symbiose unique et propre au cinéma entre le totalement personnel et le totalement collectif. First Cow est de cette trempe-là.

Sur le web

First Cow est adapté du roman « The Half-Life » de Jonathan Raymond, situé au début du XIXème siècle et qui se déroule sur une quarantaine d’années et deux continents. Kelly Reichardt explique : « Au fil des années, on s’est souvent demandé avec Jon si l’adaptation du livre pouvait donner lieu à un projet réaliste. Depuis quelque temps, j’avais essayé de tourner un film en Europe, également situé au début du XIXème siècle. C’était une sorte de fantasme et j’ai consacré beaucoup de temps à réfléchir à de petits villages et à regarder les oeuvres de Courbet et de Bruegel. Ce projet est tombé à l’eau, et du coup, Jon et moi avons repris nos habitudes, en nous demandant comment adapter The Half-Life. » Le scénariste et romancier Jonathan Raymond avait déjà travaillé avec Kelly Reichardt sur Old Joy (2006), Wendy et Lucy (2008), La Dernière piste (2010), Night Moves (2013) et Certaines femmes (2016).

First Cow marque la sixième collaboration entre Kelly Reichardt et les producteurs Anish Savjani et Neil Kopp. La réalisatrice précise : « Ce sont eux qui sont sur le terrain et qui se débrouillent pour accéder à toutes mes demandes. Par exemple, si on tourne une scène dans laquelle on a besoin de voir des poissons surgir d’un ruisseau, ce sont eux qui balanceront, au bon moment, des poissons dans le ruisseau. Il y a plusieurs univers parallèles qui coexistent dans un film. Dans tous les domaines, les idées évoluent et aboutissent à d’autres idées qui se nourrissent des premières. » First Cow se déroulant dans les années 1820, Kelly Reichardt n’a pas pu compter sur l’utilisation de sources photographiques pour ses recherches. Avec son équipe, elle a lu plusieurs ouvrages sur cette époque et s’est basée sur des récits transmis de génération en génération.

La région où se déroule le film s’appelle le Lower Columbia : un endroit où la rivière Willamette se jette dans le fleuve Columbia à proximité du Portland actuel. Cette région est habitée depuis au moins 12 000 ans. « L’époque à laquelle on s’intéressait est passionnante. Beaucoup de nouveaux venus avaient été attirés par le commerce du castor encore balbutiant. Il n’y avait pas encore de gouvernement, mais d’importantes entreprises qui commençaient à extraire des ressources naturelles« , précise Kelly Reichardt.

Pour façonner le style visuel de First Cow, Kelly Reichardt et le directeur de la photographie Christopher Blauvelt ont revu Les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi et La Trilogie d’Apu de Satyajit Ray, qui se situent dans de modestes bidonvilles. « On a puisé notre palette de couleurs dans les tableaux de cow-boys de Frederic Remington, pour les bleus et verts sombres et la lumière ocre« , précise la cinéaste. First Cow a été tourné en 4/3. Kelly Reichardt justifie ce choix : « Dans le film, les personnages creusent, fouillent la terre, les cheminées sont au niveau du sol, tout comme la paillasse sur laquelle dort Cookie – tout est près du sol. Le format carré convient bien aux grands arbres pour les extérieurs et accentue la proximité des éléments du plan avec le spectateur. Il convient bien également aux personnages. Le 4/3 n’a rien de spectaculaire. C’est un format modeste. »

La vache utilisée pour le film se nomme Evie et a été sélectionnée à partir de plusieurs photos. Kelly Reichardt se rappelle : « C’est celle qui avait les plus grands yeux. Quand on travaille avec des animaux, on doit tous ralentir la cadence. Et les équipes de tournage n’ont pas l’habitude de tourner lentement et sans faire de bruit. Mais avec Evie, ou les chevaux de Certaines femmes, toute l’équipe doit fonctionner au ralenti et être attentive à l’animal. Si on le braque, on risque d’accumuler de la frustration. » April Napier a imaginé ce que les gens portaient quand ils partaient de chez eux et le type de vêtements qu’ils réussissaient à se procurer en chemin. La réalisatrice se remémore : « On classait les costumes en fonction de l’état dans lequel les personnages arrivaient à destination, en fonction de l’emploi qu’ils occupaient, et de la question de savoir s’ils travaillaient au fort ou s’ils n’étaient que de passage. On a fini par travailler avec un chercheur, un certain Phil Clark, à Londres, parce que tous ceux qui conservaient des archives sur la région, qui prenaient des notes et dessinaient des croquis étaient anglais. » C’est Sean Fong, qui travaillait au sein du département Accessoires, qui a préparé les scones et les beignets sur le plateau (exclusivement avec les ingrédients disponibles à l’époque).

Kelly Reichardt a fait appel à William Tyler après avoir tenté de recourir à des musiques contemporaines : « Rien ne convenait vraiment, et plus je me rapprochais d’une partition authentique, plus ça ressemblait à une émission pour la télévision publique. J’ai décidé de changer d’approche, William est venu en salle de montage, il a joué un morceau sur les images d’un premier montage pour voir si cela fonctionnait, et c’était le cas !« 

Kelly Reichardt a rencontré John Magaro et Orion Lee par sa directrice de casting Gayle Keller. La cinéaste connaissait surtout John via Carol, et savait que le producteur exécutif Scott Rudin adorait ses prestations au théâtre. « John dégageait de bonnes vibrations – pendant notre première discussion sur Skype, il m’a beaucoup fait penser à Cookie. Il n’était pas convaincu que le rôle lui corresponde, et c’était donc enthousiasmant qu’il finisse par nous dire oui. » « Gayle a recherché l’interprète de King-Lu de manière acharnée. On a envisagé des centaines d’acteurs. Orion a fait trois ou quatre lectures, et chacune d’entre elles était très intéressante à sa façon. Le plus difficile pour moi, pour King-Lu, c’est qu’il s’agissait d’un croisement entre deux personnages du livre et que c’était donc un rôle inédit. Je ne savais pas exactement ce que je voulais.« 

First Cow a été sélectionné en compétition officielle à la Berlinale 2020 et a obtenu le Prix du Jury lors de la 46e édition du Festival du cinéma américain de Deauville en septembre 2020.

« …Après s’être magnifiquement illustrée dans le genre du western avec le très atypique La Dernière Piste, Kelly Reichardt avait marqué une pause avec l’Ouest américain, en s’éloignant notamment du côté du thriller écologique avec Night Moves (Grand Prix du festival de Deauville en 2013), ou encore du côté du récit choral avec Certaines femmes, un drame porté par un quatuor d’actrices fabuleuses, notamment Kristen Stewart, Laura Dern, ou encore Michelle Williams, son actrice fétiche depuis Wendy et Lucy. Mais on ne peut pas dire que le western était totalement absent durant cet aparté dans sa filmographie, puisqu’il est également question de céder un territoire dans Certaines femmes, dans lequel l’une des quatre protagonistes, Jamie (Lily Gladstone), est une jeune femme d’origine indienne, travaillant dans un ranch. Le western et ses vastes étendues ont toujours été présents dans le cinéma de Kelly Reichardt, il est donc naturel que la réalisatrice finisse par revenir vers le genre qui sert de source à son œuvre, avec probablement son long-métrage le plus radical et dépouillé d’un point de vue purement formel, mais aussi dans sa narration qui annonce d’emblée sa teneur en début de film…

…Dans ce film, Kelly Reichardt nous raconte ni plus ni moins la naissance du capitalisme en revenant littéralement aux fondements de la terre américaine. Elle critique un système bâti sur le dos des premiers travailleurs qui ont œuvré sur le territoire dont Reichardt interroge les racines avec une grande intelligence. Mais au-delà de la relation entre la vache et le cuisinier, qui lie avec l’animal un lien fusionnel de par la pratique de la traite, First Cow nous raconte aussi une histoire d’amitié bouleversante entre un Américain et un immigré. Une relation dont l’écho résonne évidemment avec l’actualité d’une Amérique dans l’ère post-Trump, qui nous est contée avec une économie de plans admirable. Travaillant ses cadres avec parcimonie, à base notamment de longs plans fixes où la cinéaste laisse tourner sa caméra pour saisir les petits hasards du quotidien de ses deux personnages (à l’image de cette cohabitation dans une petite cabane dans les bois), Kelly Reichardt offre à son western une forme dépouillée de toutes conventions hollywoodiennes, dont l’esthétique ne ressemble à aucune autre proposition du genre. Un parti pris qui fait de First Cow un objet de cinéma radical, exigeant, qui fonctionne selon ses propres règles et sa propre dynamique, lui conférant au passage une identité unique dans le paysage du cinéma indépendant américain actuel… » (ecranlarge.com)

« …Le territoire de l’Oregon constitue bien le second axe fort et marquant de la filmographie de Kelly Reichardt qu’on retrouve dans le film. Depuis Wendy et Lucy, elle ne cesse de tourner autour de cet État dont elle dissèque la géographie et la rudesse. L’Oregon fonctionne comme la face sombre de la lumineuse Californie, pays de Cocagne habituellement la cible des cinéastes pour ce type de fiction. Cette métaphore sur l’absence de lumière se concrétise dans le plan : l’intrigue tout entière semble se dérouler dans une nuit sans fin. Les scènes qui représentent Cookie, parlant à la vache pendant qu’il la traie, sont celles qui impriment le plus la rétine. Nocturnes, symbolisant à la fois un vol (l’animal appartient au « roitelet » local, joué par Toby Jones), c’est aussi une bulle de tendresse et de douceur enclavée dans un environnement sauvage et hostile qui ne fait pas de prisonnier.

L’espoir est mince dans First cow, là encore c’est une bulle dont on sent qu’elle peut éclater à n’importe quel instant. Le succès de Cookie et King Lu est tout aussi inattendu qu’éphémère. Au bout de cet océan de nuit, il ne leur reste qu’une nouvelle fuite, l’ordre tacite des choses s’étant imposé. Si la possession est encore un concept flou dans l’Ouest sauvage de ce premier XIXème siècle, la loi l’est tout autant, incarnée par des militaires omnipotents et égotistes. Si les dialogues sont rares et presque murmurés, ils sont d’une grande justesse et dressent un terrible tableau de cet univers pré-industriel. Comme le dit un des deux personnages, c’est parce que ces personnes ne s’imaginent pas qu’ils puissent être volés que leur projet fonctionne.

Toute cette fiction semble comprise dans le moment qui sépare la nuit du petit matin, dans un rythme encore embué par le sommeil, entre l’apaisement et la violence du réveil. C’est tout ce paradoxe que réussit à capter Kelly Reichardt, cinéaste de l’americana, critique acerbe d’un système économique qui repose sur des inégalités atroces et sur leur exploitation sans limites ni humanité. » (lebleudumiroir.fr)

« …Dans First Cow, pas de grandes chevauchées, pas de guerre contre des indiens, pas de bourgade sous la coupe d’un bandit et de sa troupe de hors-la-lois, pas de fusil, pas de grands espaces filmés en cinémascope mais, au contraire, utilisation d’un format 4/3 et des images tournées le plus souvent dans la pénombre, voire nuitamment. Non, ce que filme avec délicatesse Kelly Reichardt, c’est la rencontre, puis l’amitié naissante, entre Cookie Figowitz, un cuisinier venant du Maryland, et King-Lu, un chinois originaire du nord de la Chine… First Cow nous amène à nous poser la question suivante : comment fait la réalisatrice pour arriver à autant captiver les spectateurs avec une histoire aussi simple (…) ? Tout simplement dans la façon de raconter cette histoire jointe à tout ce qu’il y a autour de cette histoire. Le fait, tout d’abord, que Cookie et King-Lu viennent de 2 cultures différentes ce qui ne nuit en rien à leur amitié naissante, résumant en quelque sorte la façon dont les Etats-Unis se sont construits à partir d’une très grande hétérogénéité dans les populations d’origine, tant géographique que sociale ; la réflexion sur l’appât du gain, les moyens pas toujours honnêtes pour arriver à le satisfaire avec les risques éventuellement tragiques qui accompagnent ces moyens ; la façon très réaliste et parfaitement crédible de montrer la vie particulièrement rude des pionniers de l’ouest américain ; le petit côté proche de la comédie avec le chef de poste qui devient le meilleur client de Cookie et King-Lu, alors que c’est lui le propriétaire de la vache dont les deux acolytes volent le lait pour confectionner les beignets dont il raffole ; des conversations qui peuvent être frivoles comme celle sur les nouveautés de la mode à Paris ou quasiment philosophiques comme celle sur le poids des gains à attendre d’une condamnation par rapport à la perte en productivité suite à cette même condamnation. Et puis, bien évidemment, comme toujours chez Kelly Reichardt, la très belle peinture d’une nature sauvage, à la fois hostile et séduisante et celle des rapports entre les hommes et les animaux, des rapports parfois brutaux, parfois pleins de tendresse. La réunion de tous ces ingrédients fait de First Cow une sorte de conte d’une grande richesse tant visuelle qu’historique et sociologique.

Ne cherchez pas de grandes stars du cinéma américain dans ce film de Kelly Reichardt ! En fait, les comédiens les plus connus sont Toby Jones, l’interprète du chef de poste, et Ewen Bremner, l’interprète de Lloyd : le premier est anglais et le second écossais. Bien que moins connues, les deux têtes d’affiche s’avèrent être d’excellents comédiens : John Magaro, l’interprète de Cookie, lui est bien américain ; Orion Lee, qui joue Ling-Lu, est né à Hong-Kong et a la nationalité australienne. Partant du principe qu’on ne change pas une équipe qui gagne, la réalisatrice a de nouveau fait appel au même Directeur de la photographie que pour ses 3 films précédents : le californien Christopher Blauvelt. Quant à la musique, elle est l’œuvre du musicien de country alternative William Tyler.

Kelly Reichardt poursuit avec bonheur sa déclinaison de l’amitié, cet attachement entre des personnes ne faisant pas partie de la même famille et qu’on retrouve dans tous ses films. S’y ajoutent sa vision personnelle de la conquête de l’ouest et une réflexion sur l’esprit d’entreprise et l’appât du gain, avec les dérives que cela peut entrainer. Dire que Kelly Reichardt fait partie des meilleures réalisatrices du cinéma contemporain pourrait être interprété de façon réductrice par certains lecteurs. C’est donc de façon délibérée qu’on affirmera que Kelly Reichardt fait partie des meilleurs réalisateurs du cinéma contemporain. » (critique-film.fr)

« Dans First Cow, la réalisatrice américaine Kelly Reichardt propose un buddy movie doublé d’un western crépusculaire, dans les contrées froides de l’Oregon du XIXe siècle. Un film singulier et touchant, qui nous projette, avec un réalisme poétique et stupéfiant, dans une époque lointaine… Par un savant jeu de lumière, par ses cadres à juste distance, par sa direction d’acteurs – magnifiques John Magaro , Orion Lee et Toby Jones -, la cinéaste parvient à nous faire éprouver physiquement le rude quotidien de ses personnages dans l’Oregon du XIXe siècle. On sent le parfum de biscuit chaud qui s’échappe du four ; on frissonne dans la brume de l’aube, tandis que les deux compères volent le précieux lait ; on scintille sous les étoiles des nuits si froides des contrées américaines… Par son savoir-faire, elle nous propulse dans une époque lointaine, nous emporte dans un voyage spatio-temporel rarement vu au cinéma, et celui-ci nous fait toucher du doigt un réel éloigné ou un réel tout court. D’où l’intérêt de voir First Cow en salle, pour une expérience de cinéma aussi poétique qu’extraordinaire. » (bande-a-part.fr)

« La beauté de First Cow tient en grande partie à son caractère de film liquide. Si Certaines femmes s’ouvrait sur le lointain passage d’un train, First Cow, quant à lui, suit le sillage d’un navire marchand remontant le fleuve Columbia à contre-courant. Par ce choix pictural, Kelly Reichardt se place d’emblée sous la houlette de Peter Hutton, à qui elle dédie le film. La référence à ce grand cinéaste de paysages aquatiques, qui a notamment filmé trois étapes de la vie d’un porte-conteneurs dans At Sea, donne un premier indice sur la dimension liquide du film, tout en permettant à Reichardt d’affirmer son affiliation à un cinéma du paysage et de la durée, et, comme l’écrivait Josué Morel, de figurer le trajet du film : « remonter le cours de l’Histoire, et exhumer ses fantômes »… L’essence du cinéma indépendant que défend Reichardt contre Hollywood se situe notamment dans le refus total d’une efficacité mécanique. Ses films se remplissent de vide, de longueurs et de personnages qui ne savent pas ce qu’ils veulent – ils respirent en somme d’une façon singulière, qui contribue à faire de Reichardt une cinéaste précieuse et atypique dans le champ du cinéma américain… Si First Cow n’est pas le meilleur film de Kelly Reichardt, comme on a parfois pu le lire, il n’en demeure pas moins une importante nouvelle entrée au sein de ce grand album d’Americana que constitue sa filmographie. De la Floride au Montana, jusqu’à l’Oregon (qui demeure son État de prédilection), la guitare électrique de William Tyler a remplacé celles de Yo la Tengo et Will Oldham, mais l’essence de ce cinéma indie reste inchangée : qu’il s’agisse d’amitiés ou de solitudes, de désespoir ou de mélancolie, des territoires sont traversés et des genres magnifiés. » (critikat.com)

« À la fois intense et doux, le nouveau film de Kelly Reichardt explore dans un univers de western sauvage les voies d’une étonnante amitié entre deux hommes…Cette douceur est le contraire d’une complaisance ou d’une mièvrerie. C’est un acte de bravoure et de fierté, l’affirmation contre 120 ans d’histoire du cinéma qu’on peut raconter les histoires autrement qu’on l’a toujours fait. Autrement qu’en cherchant les effets-chocs, qui sont toujours des actes de pouvoir, de domination – domination consentie et même très massivement demandée par les spectateurs. Plus précisément, c’est l’affirmation qu’un genre aussi archétypal que le western, genre qui joue un rôle si important dans la construction des représentations (pas seulement aux États-Unis), peut être traité selon d’autres codes… First Cow est bien un film d’aventures où l’on retrouve toutes les péripéties requises, mais traitées de façon inhabituelle. Cette façon n’a rien d’une quête ostensible d’originalité, elle ne comporte aucun effet de manche stylistique. Bien au contraire, avec un sens très sûr des rythmes, des cadres, des enchaînements de mouvements et de pauses, de paroles et de silence, de mobilisation calibrée de la musique, elle compose un assemblage d’événements, de relations, d’imaginaires suggérés d’une richesse dont on perd vite le compte, dont on ne réalise qu’après combien tout cela était vivant, habité.

First Cow, à la suite des précédents films mais de manière encore plus accomplie et active de s’inscrire dans un cadre de références codé par la violence et les actes de puissance, de domination, est un film au féminin. Un film féministe radical dans sa douceur de touche même, en ce qu’il défait méthodiquement les ressorts dramatiques et spectaculaires conformés par le machisme, quand bien même on n’y voit pratiquement jamais de femmes. Il ne s’agit pas de prétendre qu’il ne faut pas montrer des femmes, mais de dire que le véritable enjeu est toujours dans la manière dont les histoires sont montrées, et que jamais le fait d’avoir des femmes – ou des Noirs, ou quelque représentante que ce soit de minorité – n’a garanti d’échapper aux dispositifs d’oppression que reconduisent les mises en scène et les formes de représentation…

(…) le film de Kelly Reichardt porte à un degré exceptionnel la possibilité de faire du cinéma autrement, de raconter des histoires selon d’autres dramaturgies, avec une beauté impressionnante des présences humaines, des paysages, des lumières et, ô combien, des ombres. Il n’y a là nul hasard, cette impressionnante capacité à transformer les ressorts dramatiques par la façon de filmer est immédiatement, constamment et intimement associée à la capacité de ne pas séparer les humains des autres vivants. Kelly Reichardt est une cinéaste écologiste comme elle est une cinéaste féministe, sans rien de déclaratif, sans recourir à aucune signalétique. Tout se joue dans l’organisation de l’espace et du temps, dans la place des corps dans le cadre, dans la manière dont un chien (qui est une chienne bien connue des spectateurs des films précédents, Lucy), des herbes, des arbres, la rivière, et bien sûr la vache sont présents à l’image.

La manière très singulière dont les spectateurs voient pour la première fois les deux humains qui seront au cœur de ce récit est à la fois un clin d’œil humoristique, la plus élégante des ellipses narratives, et une trouvaille poétique fulgurante, synthétisant leur inscription dans la terre et dans le temps. Mais cela serait passé presque inaperçu, comme toutes ces scènes délibérément tournées en très basses lumières, obscurité des songes éveillés où l’imaginaire a toute sa place – et acte de défiance évident à l’encontre du visionnage du film ailleurs que sur un écran de cinéma, dans les conditions de projection qu’il mérite. C’est-à-dire sur ce grand écran singulièrement recomposé par le format presque carré de l’image. Ce format se révèle un moyen aussi parfait qu’inattendu de donner accès à une intimité chaleureuse et intense, et d’accueillir le vaste monde. » (slate.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri. Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

 

 

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