Samedi 01 Juillet 2023 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Masahiro Shinoda, Japon, 1964, 1h32, vostf
Après avoir purgé une peine de trois ans pour homicide, Muraki réintègre son clan de yakuzas à Tokyo. En reprenant ses activités clandestines, il fait la connaissance de Saeko, qui fréquente son cercle de jeux. Muraki est bientôt fasciné par cette énigmatique jeune femme, elle-même irrésistiblement attirée par le monde de la nuit…
Notre article
par Josiane Scoleri
Fleur pâle s’intitule en japonais Kawaita Hana, c’est à dire «Fleur desséchée». Un titre autrement plus sombre et plus juste que le délicat « Fleur pâle » qui reflète l’éternel tropisme orientaliste des Occidentaux. Même chose en anglais avec « Pale Flower« . Seuls les Italiens avaient opté à l’époque pour «Fleur sèche», nettement moins vendeur…
En effet, nos deux héros semblent vidés de leur substance et ont bien du mal à se sentir vivants. D’où cette addiction au jeu qui leur procure encore par moments quelques frissons. Mais, comme dans toutes les addictions, il faut constamment augmenter les doses pour ressentir encore un quelconque effet. Sur cette base classique ( personnages à la dérive, ambiance interlope, milieu criminel, etc…) le film est avant tout un hommage au film noir américain de la grande époque et crée, dès les premiers plans, ce sentiment d’ « inquiétante étrangeté » qui, selon certains penseurs du cinéma, serait le propre du médium cinéma.
En même temps, le film relie discrètement mais sûrement ce malaise existentiel aux multiples bouleversements qui traversent la société japonaise depuis la fin de la guerre. Le film date de 1964 et à l’époque, près de 20 ans après la fin de la guerre, l’américanisation du mode de vie japonais était lancée à vive allure. Les premiers plans, à la sortie de prison de Muraki, sont des plans de foule anonyme typique des grandes villes modernes. Le grand hôtel où Muraki croise Saeko en dehors des salles de jeu est un grand hôtel à l’occidentale, les clans jadis ennemis s’allient pour faire face à la « nouvelle économie » (la scène des deux chefs de clan en train de dîner à une table haute – i.e. européenne – avec une reproduction de «La Joconde» au mur est en cela parfaitement emblématique et plutôt drôle). Sous-entendu, la société dans son ensemble est tout autant à la dérive que les deux protagonistes du film.
On comprend donc très vite que, malgré les apparences, nous ne sommes pas strictement dans un film de genre – ici le film de gangsters- classique. La «Nuveru Vagu», retranscription littérale de Nouvelle Vague en japonais, est passée par là. Ce qui nous vaut une mise en scène peu orthodoxe pour un film de yakusa avec seulement quelques scènes de combat qui sont en outre stylisées à l’extrême. Surtout Shinoda prend son temps, notamment dans les scènes de jeu où, avec les gros plans sur les parieurs qui ont l’air de communier dans leur passion funeste et où la litanie du croupier fait figure de mantra. C’est par cette lenteur – ou peut-être plus justement langueur – de la caméra au plus près des visages que nous ressentons toute la tension, l’électricité, même, qui imprègne la scène. Ou encore toutes les scènes dans le petit appartement de Muraki où nous nous heurtons constamment aux murs et au plafond ce qui renforce encore le sentiment de solitude et de désœuvrement de Muraki.
Si le rythme s’accélère par- à- coups, c’est sans doute un peu pour sacrifier au genre et plus encore pour nous replonger par après encore plus profondément dans l’errance de Muraki et Saeko. À cela s’ajoute, et c’est sans doute fait la caractéristique la plus marquante du film sur le plan formel, un Noir et Blanc très contrasté, travaillé dans ses moindres détails, surtout dans les scènes de nuit qui constituent l’essentiel du film grâce au travail particulièrement soigné du chef opérateur Masao Kosugi.
Bien sûr on sait tout de suite, dès la première rencontre entre Muraki et Saeko que les choses vont mal se passer. Mais le film nous embarque dans cet état flottant et dépressif où se trouvent les deux personnages, Saeko, cette toute jeune femme à l’air si frêle, étant d’ailleurs la plus radicalement «No future» des deux. C’est d’ailleurs un personnage féminin très atypique dans le cinéma japonais ( sans parler du rôle traditionnel des femmes dans la société japonaise). Mais surtout on ne saura rien d’elle et Muraki ne semble pas tenir à savoir non plus. Fleur pâle est, de fait, un film peu bavard où les silences et surtout les échanges de regards tiennent lieu de dialogue. C’est ainsi qu’avec de «simples» champs/contre-champs, Shinoda arrive à créer une tension et même un suspense assez incroyable. Aidé il le faut le dire par une bande-son alternant musique contemporaine, bruitages sophistiqués et soudainement opéra à des moments-clés du film. Notamment la scène du meurtre final sur une musique de Purcell qui rappelle le fameux «De l’assassinat considéré comme l’un des beaux arts». La communion entre son et image et certainement une des grandes réussites du film. En cela aussi, le film est archétypique de la Nouvelle Vague.
Un mot encore sur les acteurs qui arrivent à transmettre une rare intensité alors que leurs visages demeurent parfaitement immobiles. Même si les bonnes manières en Orient exigent de rien montrer de ce qu’on ressent, on atteint ici à une sorte d’ inexpressivité violemment expressive, en harmonie profonde avec le cœur même des personnages. Par cette recherche formelle qui ne laisse rien au hasard ( bande-son, photographie, jeu d’acteurs, mise en scène) Fleur pâle s’avère être un film à la fois novateur et précurseur de bien de grands noms à venir.
Sur le web
Né en 1931, Masahiro Shinoda est l’un des réalisateurs emblématiques de la Nouvelle Vague japonaise apparue au début des années 1960. Après des études de littérature et d’esthétique à l’université de Waseda, il entre en 1953 à la Shochiku comme assistant réalisateur de Noboru Nakamura et de Yasujiro Ozu. Il fait ses débuts derrière la caméra en 1960 avec Un aller simple pour l’amour (Koi no katamichi kippu), à la même époque que ses collègues Oshima et Yoshida. Il fait partie de ces cinéastes exaltés, fiévreux, énervés qui éclosent à cette époque. Shinoda aime filmer la marge, les minorités – tous ces personnages rarement montrés au cinéma. C’est un cinéaste politiquement engagé, qui a beaucoup de choses à dire, comme tous ses camarades de la Nouvelle Vague, parmi lesquels Nagisa Oshima, le plus célèbre d’entre tous. Shinoda va ainsi traverser les années 1960 avec des films turbulents dont les plus connus sont Jeunesse en furie (1960), Fleur pâle (1964) et Double Suicide à Amijima (1969). Dans les années 1970, il obtient davantage de moyens pour ses films, comme ce fut le cas pour Silence, son adaptation du roman de Shusaku Endo en 1971, ou Himiko en 1974. Son style exalté des débuts cède la place à des fictions historiques en costumes ou des drames à la forme plus disciplinée (Kaseki no mori, 1973). Moins actif à partir des années 1980, Masahiro Shinoda continue pourtant de tourner jusqu’en 2003 (L’Espion Sorge), avant d’annoncer son retrait du monde cinématographique. Avec son épouse, la grande actrice Shima Iwashita (l’héroïne du Goût du saké de Yasujiro Ozu en 1962) avec laquelle il collabora à maintes reprises, ils restent à jamais « les enfants terribles du cinéma japonais ». Moins connue que l’œuvre transgressive du célèbre Nagisa Oshima, la filmographie ébouriffante de Shinoda recèle pourtant plus d’un chef-d’œuvre.
« Tourné en 1964 mais resté inédit dans les salles françaises, Fleur pâle témoigne des mutations du Japon d’après-guerre, vues à travers le regard de Muraki, un yakuza tout juste libéré après trois ans de prison. Son retour à la vie civile donne l’occasion au réalisateur Masahiro Shinoda, contemporain de la génération d’Ōshima, de convoquer dès le début du film un imaginaire de la modernité, en filmant la masse des visages anonymes, le pas pressé des voyageurs ou encore les paysages industriels de Tokyo depuis la fenêtre d’un métro. Tournées en caméra subjective, ces images sont immédiatement mises à distance par le ton désabusé de la voix-off qui traduit le regard cynique du personnage sur la société qui l’entoure : « Leurs visages sont sans vie, morts. Ils font désespérément semblant d’être en vie. » L’apathie amère de Muraki, usé par la vitesse et l’intensité d’une vie urbaine dont il a été longtemps isolé, débouche sur une forme de prostration qui gagne l’ensemble du récit : si, dès son retour en ville, les ingrédients du polar ou du film noir sont réunis (la rivalité entre des gangs, la femme fatale, les jeux d’argent), Fleur pâle ne suit jamais cette trajectoire attendue, comme si le protagoniste refusait de jouer son rôle et préférait laisser constamment en suspens les potentialités narratives ouvertes par la fiction…. » (critikat.com)
« Au début des années soixante, la télévision commence à faire des ravages dans l’industrie du cinéma. Une grosse maison de production comme la Shokiku voit la popularité de ses mélodrames diminuer. Désireux d’injecter une bouffée d’air frais dans les productions du studio, le directeur Shiro Kido décide de donner une chance à de jeunes réalisateurs dont la fraîcheur et la liberté de ton sont susceptibles d’attirer à nouveau le public dans les salles. Masahiro Shinoda tout comme ses contemporains Nagisa Oshima et Yoshishige Yoshida vont bénéficier de cette confiance et former avec des personnalités comme Shohei Imamura ce qui sera la « Nouvelle vague » japonaise. A l’instar des autres réalisateurs de sa génération comme Kinji Fukasaku et les sus-cités, Shinoda était adolescent dans l’immédiat après-guerre, il a vécu de l’intérieur les profonds bouleversements d’une société japonaise en pleine mutation qui plus est, prise en otage dans la guerre froide. Ces enfants qui avaient grandi avec un Empereur-dieu dans un Japon encore profondément renfermé sur lui-même, se sont retrouvés confrontés à ces notions jusqu’alors inconnues pour eux que sont capitalisme et démocratie. Shinoda intégrera à plusieurs reprises dans ses réalisations cette thématique d’une société japonaise que de profonds changements ont laissé déboussolée et déstabilisée ; tout comme elle sera d’ailleurs au centre de nombreuses productions de la « Nouvelle vague »…
... Fleur pâle est un film d’ambiance où le peu d’histoire n’est que prétexte à faire ressentir les états d’âme de ces personnages errants. Shinoda s’attarde sur les visages, étire les plans dans l’appartement du yakuza pour mieux faire ressentir sa solitude, son malaise, revient sur les visages, les mains, les jeux, détaille longuement les différents rituels qui accompagnent les parties de cartes… Le film ne comporte finalement que peu de dialogues, tout passe par une image travaillée à l’extrême…
… Adapté du roman de Shintaro Ishihara, Kawaita Hana, Fleur pâle fut un succès d’autant plus inespéré que le film eût de sérieux démêlés avec la censure en raison des nombreuses scènes de jeu qui y sont décrites (A l’époque de sa sortie, les jeux d’argent étaient toujours interdits au Japon. En faire l’apologie et une description aussi détaillée était considéré comme un summum d’immoralité. D’un autre côté, la fascination pour un interdit enfin dévoilé contribua beaucoup au succès du film) bien plus que pour une violence d’ailleurs relativement peu présente. Il fallut l’intervention de Ishihara en personne et du poète, réalisateur d’avant-garde, scénariste Shuji Terayama pour que le film puisse bénéficier d’une ressortie. » (dvdclassik.com)
« … Avec sa mise en scène feutrée et élégante, un brin démonstrative, Shinoda oriente parfois son film vers le thriller avec réussite. Il développe ses personnages et son récit autour des tables de paris, ce qui lui donne l’occasion d’élaborer un suspense induit par le contexte, mais sublimé par les regards, les jeux de pouvoir, rapports de domination implicites et le risque permanent d’être surpris. Ce qui ne saurait avoir d’autre effet que d’augmenter l’excitation, parfois traduite en excitation sexuelle, que nos deux protagonistes prennent à jouer. Shinoda double son talent visuel d’un travail sonore majeur, entêtant, où les cartes à jouer, petits totems de bois à manipuler avec discrétion et précaution, s’abattent mécaniquement sous les incantations du maître du jeu.
Ce qui est d’autant plus appréciable aujourd’hui, à la sortie française du film (produit en 1964), est la limpidité avec laquelle avance l’intrigue, et la faculté de Shinoda à nous rendre Fleur pâle accessible. Soixante ans après sa création, il est d’une facilité déconcertante de rester suspendu au film, ce qui n’est pas toujours le cas avec les œuvres d’un autre temps sans que le reproche puisse leur être fait. Il s’agit souvent d’un décalage de gestion du rythme, des dialogues, ou des enjeux. Point de cela ici : la modernité éclatante de Shinoda éclaboussant l’heure et demie durant laquelle la pellicule défile sous nos yeux. » (avoir-alire.com)
« Après Silence et L’Étang du Démon, Carlotta poursuit son travail de (re)mise en valeur du cinéaste Masahiro Shinoda. Entre l’univers des Yakuzas et le film noir, Fleur pâle est une des œuvres majeures d’un cinéaste tout aussi important au sein de la nouvelle vague japonaise. À travers le personnage de Muraki, le film nous embarque dans les nuits japonaises, ou les déambulations de ce Yakuza en perte de repère ne sont que le reflet d’un pays lui-même en proie à une crise identitaire.
Au tournant des années 60, le Japon est un pays en pleine mutation. La vie quotidienne des Japonais se transforme grandement suite à la longue présence des États-Unis dans le pays après les événements de la seconde guerre mondiale. En parallèle de cette occidentalisation du quotidien, le pays est tourmenté d’un point de vue diplomatique. Conséquence de son alliance avec les USA, le Japon est pris au piège de la Guerre Froide et subit des pressions permanentes de l’URSS. C’est dans ce contexte particulier que Masahiro Shinoda réalisa Fleur pâle en 1964.
… Shinoda transcende sa mise en scène pour l’illustrer. Les champs-contrechamps relèvent d’une géométrie précise. Le travail du cadre fait répondre en permanence les personnages notamment dans leurs parties de Hanafuda (jeu de cartes). De même, lorsqu’ils sont présents dans le même plan, la composition des cadres instaure une sorte de jeu permanent de symétrie entre les deux personnages (Muraki et Saeko), ceux-ci se répondant en permanence. Avant même de vouloir raconter une histoire au sens propre, Masahiro Shinoda développe une véritable chorégraphie nocturne. Ces deux créatures de la nuit sont intimement liées grâce au lyrisme du cinéaste.
En effet, Fleur pâle est avant tout un film d’ambiance. Il se concentre avant tout sur ses personnages en pleine errance. C’est par l’image que Shinoda raconte l’essentiel de son film. Les visages des personnages, de face, en dévoilent plus que n’importe quel dialogue du long-métrage…
…Contrairement à certains de ses confrères de la nouvelle vague, le cinéaste évite toute forme de réalisme pour évoquer la transformation du Japon. C’est par ce prisme que Kinji Fukasaku l’aborde dans sa saga Combat sans code d’honneur. Masahiro Shinoda lui, troque la froideur du réalisme au profit de la chaleur de l’onirisme. C’est pourquoi encore aujourd’hui, Fleur pâle demeure une œuvre essentielle, unique. Par le seul biais de sa virtuosité, il parvient à être le juste témoin du Japon des années 60, encore incertain de qui il est vraiment, à l’image de Muraki et Saeko. Un grand film, à redécouvrir dans une sublime copie restaurée. » (lemagducine.fr)
« Précurseur d’un Coppola ou d’un Melville, Masahiro Shinoda filme le retour à la liberté d’un yakuza solitaire comme une aventure plastique et contemplative. Traverser l’histoire du cinéma, c’est évoluer en funambule sur une crête. Devant, derrière, autour : des montagnes sacrées. Dessous des sables mouvants, une terre meuble qui menace le relief – car les idoles attendent toujours leur crépuscule, les systèmes d’être renversés et les valeurs d’être rebattues puis réévaluées. Et donc séisme, glissement de terrain, quand on découvre que ce qu’on avait aimé chez Melville (le polar métaphysique et sa mélancolie taiseuse) et ce qu’on aimera plus tard chez Coppola (le lyrisme et la violence chorégraphiée en geyser opératique), un cinéaste japonais l’avait déjà fait avant. Ce qui n’enlève rien aux deux géants, notez, mais injecte à cette magnétique Fleur pâle (1964) de Masahiro Shinoda – puisque c’est de lui dont on parle – la sidération fébrile d’un déjà-vu inaugural.
C’est aussi, Nouvelle vague oblige – et Shinoda en est, avec Oshima, Imamura et Yoshida, une des figures de proue –, une façon de s’emparer d’un genre – le film noir – d’en épuiser le geste jusqu’à dilution des codes, pour en faire autant une aventure plastique, qu’en sous-texte l’état des lieux d’une société déboussolée par les grands bouleversements politiques et économiques qui secouaient le Japon des années 60… » (liberation.fr)
« A-t-on vu une ouverture de film aussi maîtrisée et signifiante que celle de Fleur pâle ? Chaque plan, chaque phrase prononcée par le « héros narrateur », servent de toile de fond à l’histoire en même temps qu’ils annoncent le drame à venir. Tout est dit. Cette ouverture est déjà la conclusion du film. La vie est un éternel recommencement mais dans cette boucle invariable on trouve quelques singularités, quelques frissons nouveaux et remarquables. Une conception qui rejoint la poétique baudelairienne de la modernité et du beau, composé « d’un élément éternel, invariable » et « d’un élément relatif, circonstanciel ». Fleur pâle s’inscrit dans son époque : le Japon d’après-guerre, son boom économique et ses mutations culturelles, vécus par un yakuza de l’ancien monde, dépassé et incrédule. De l’aveu de Shinoda, Les Fleurs du mal et, d’une manière plus générale, les conceptions esthétiques de Baudelaire sont une influence majeure de ce film. Des Fleurs du mal, Fleur pâle a retenu le goût de l’abîme, du sang et de la mort. Et sa propension à inscrire les mœurs et tendances (fugaces et passagères) des années 1960 dans un Japon censément immuable. C’est forcément détonnant… … Distribué en 1964, Fleur pâle est le neuvième long métrage de Shinoda, tourné juste après Les Larmes sur la crinière du lion. Dans ce dernier, et d’après un scénario de Terayama Shuji, Shinoda met en scène un Japonais pauvre, ancien soldat en Nouvelle-Guinée, payé pour taper sur d’autres Japonais pauvres, et ce pour le compte d’une bourgeoisie japonaise téléguidée par une puissance étrangère. Un héros désespéré, émule de Raskolnikov, dans un Japon en perte d’identité et sous domination étasunienne après la débâcle de 1945. Ce Japon « occupé » et en pleine reconstruction économique et culturelle sera le théâtre de nombreux films des années 60, chez Oshima, Yoshida et Wakamatsu… … Fleur pâle est un film hybride où il est question de ce Japon post-1945 contaminé et intégré dans un mouvement de mondialisation qui détruit et transcende les spécificités nationales. D’où ces références aux arts du XIXème siècle (Baudelaire, Rodin, l’Art Nouveau), aux conceptions existentialistes et absurdes (Camus) et aux nouvelles tendances (la bande sonore de Takahashi Yuji et Takemitsu Toru, influencés par la musique inspirée de Xenakis). Dans ce monde hybride, les personnages sont autant d’automates qui répondent à des partitions archétypales avec les figures du voyou, de la femme fatale et du capitaine d’industrie véreux. Shinoda réussit la parfaite symbiose entre un monde « chaud » développé par le romantisme européen (l’individu supposé libre dans un monde ouvert à toutes les possibilités) et un monde « froid » et scientifique développé par la technique où l’humain est écrasé sous le poids des structures et des machines dans un environnement lisse, clinique et aseptisé. Cette opposition entre ces deux mondes, « chaud » et « froid », sera mise en scène quelques années plus tard par Yoshida Kiju dans Eros + Massacre et, surtout, Purgatoire Eroïca, avec ses personnages écrasés par leur environnement (physique et mental) et radicalement excentrés dans tous les plans. Fleur pâle est le croisement de ce romantisme finissant et vénéneux, broyé par les logiques et structures du monde contemporain… (eastasia.fr)
« L’action de Fleur pâle de Masahiro Shinoda est située dans le milieu du crime organisé au Japon, son héros Muraki (Ryô Ikebe) étant un yakuza qui sort de prison après avoir purgé une peine de trois ans pour le meurtre d’un membre d’une bande rivale. Avec ce film, produit à un moment où les films de yakuza étaient à la mode, Masahiro Shinoda s’approche du genre en subvertissant ses codes par un regard critique sur le monde criminel et la société japonaise. Son film traite de la structure hiérarchique des yakuza et de leurs codes de masculinité et d’honneur. Maintes scènes de jeux de cartes – le domaine initial des yakuza dans l’histoire japonaise – ponctuent le récit. À part l’organisation de jeux illégaux, la mention bien que vague du marché de la drogue, contrôlé par les bandes de yakuza, et celle des implications de l’industrie et des institutions politiques avec le crime organisé, contribuent à un portrait sombre du Japon de l’après-guerre pour lequel le milieu criminel sert de microcosme.
La succession rapide de plans de la foule dans les rues de Tokyo et dans un train local est accompagnée de la voix de Muraki qui dit des passants et passagers : « Ils ont l’air d’être à moitié morts« . Muraki est un héros nihiliste, détaché de la société : « Je suis un glandeur. Rien ne me qualifie en tant qu’être humain« . Considérant les codes d’honneur des yakuza comme vides de sens, il n’hésite pourtant pas à se porter volontaire pour tuer le parrain d’une bande rivale. Contemplant la foule dans la rue, ces êtres « à moitié morts« , il pose la question : « Qu’y a-t-il de mal à tuer un de ces animaux étranges ? » Il accepte et justifie la violence, mais révèle de plus en plus que l’acte de tuer est essentiellement un moyen de se sentir vivant et la seule raison de vivre d’un yakuza comme elle était celle des samouraïs, ravivés dans le cinéma japonais après la guerre. De même, des images fréquentes de personnages – y compris Muraki – filmés derrière des grilles évoquent l’idée de leur emprisonnement dans des codes et des conventions. Muraki reconnaît que tuer est sans signification, mais tels les héros des westerns américains, il fait « ce qu’un homme doit faire » en assumant le rôle du vengeur au nom de son clan. Sa décision révèle une attitude fataliste, reflétée par l’ambiance sombre et mélancolique du film. Ayant constaté que rien n’a changé depuis son arrestation, il est prisonnier du cercle vicieux de la violence engendré par les codes de conduite des yakuza. La rencontre avec la mystérieuse Saeko (Mariko Kaga), une jeune femme de la haute société qui ne peut pas passer inaperçue dans le monde exclusivement masculin des joueurs de cartes, rend sa vie encore plus compliquée.
Fleur pâle relate leur relation complexe, teintée de passion, mais dès le début vouée à l’échec. Cette relation passe d’abord et essentiellement par les regards, révélés par des fréquents champs / contre-champs qui évoquent à la fois distance et complicité. Muraki ne répond pas seulement au désir de Saeko d’avoir accès à des cercles de jeu avec des mises de plus en plus grandes. La jeune femme éveille ses sentiments chevaleresques chez le yakuza, qui s’inquiète quand elle évoque son attirance pour la drogue. Il est dépeint comme un yakuza de la vieille école malgré ses doutes concernant les codes de son milieu social. Saeko, en revanche, cherche à échapper à une existence apparemment banale. Elle est attirée par le risque que les jeux de cartes présentent et où elle perd des grandes sommes d’argent…
… Les scènes des jeux de cartes remplacent les rapports sexuels. Les gestes ritualisés et les regards fixes des joueurs, absorbés par leur jeu, leurs visages couverts de sueur et les annonces monotones des croupiers créent des moments de grande intensité, contribuant au sentiment de violence planant sur le film. Ces scènes de jeu brisent la linéarité du récit, créant une structure fragmentée, appropriée aux personnages aliénés par les normes de la société et vivant dans un environnement régi par la violence. Composées de séries de gros plans ou de plans rapprochés des visages, des mains, d’autres parties du corps et des cartes sont elles-mêmes fragmentées, elles renforcent ainsi l’intensité de chaque scène. Un autre moyen visuel contribuant à la fragmentation et, par-là, à l’ambiance marquée de violence qui habite les personnages, est l’éclairage. Les forts contrastes entre lumière et ombre inspirés du film noir, les ombres qui cachent des parties de corps ou d’espace et les corps humains réduits à des silhouettes font naître une ambiance de danger et de peur. La bande sonore du célèbre compositeur Toru Takemitsu, perturbante par ses rythmes dissonants, s’ajoute au sentiment de déstabilisation créé par les éléments visuels et narratifs…
… Loin d’être un film conventionnel sur les yakuza, Fleur pâle rend l’être humain central dans le contexte de la société japonaise du miracle économique du début des années 1960. Le milieu criminel sert de métaphore pour dépeindre une société qui, malgré tous les changements depuis la défaite en 1945, est encore régie par les mêmes vieux clans politiques et économiques et qui, en même temps, fait face à la profonde aliénation de l’être humain. » (jeunecinema.fr)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
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Entrée : Tarif adhérent: 6,5 €. Tarif non-adhérent 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici