Vendredi 26 février 2010 à 20h30 – 8ième Festival
Film de Guru Dutt – Inde – 1959 – 2h30 – vostf
Un drame familial empêche Suresh Sinha, réalisateur de renom, de réaliser les films qui lui conviennent.
Notre critique
Par Philippe Serve
Le Prince
Suprême élégance, séquences faisant toujours sens, grande mélancolie, pessimisme têtu… Autant de définitions illustrant l’art de Guru Dutt, prince trop tôt disparu du cinéma indien. Nul mieux que lui ne sut fusionner cinéma populaire et cinéma d’auteur. Cinéaste très atypique – mais aussi acteur, pas seulement dans ses propres films – Guru Dutt a laissé sur son pays la trace de son irrépressible tristesse, empreinte d’une poésie magnifiant chacune de ses œuvres. Est-ce son talent précoce pour la danse qui lui donna cette grâce reconnaissable de film en film ? Pur esthète, exigeant envers lui-même comme envers le moindre de ses collaborateurs, Guru Dutt ne croyait qu’en l’amour ou plutôt en sa quête désespérée. L’homme se méfiait des mots inutiles, privilégiant le regard des personnages. » 80% du travail d’acteur repose au fond de ses yeux « , confia-t-il un jour à son ami de la première heure, la star Dev Anand. D’où la récurrence dans ses films de gros plans, toujours superbement mis en valeur par des éclairages sous influence expressionniste. Et lorsque ces visages ont la beauté d’actrices telles que Madhubala, Meena Kumari ou ici Waheeda Rehman, qui s’en plaindra ?
Chaque film réalisé ou produit par Guru Dutt reflète une soif d’amour jamais étanchée, toujours contrariée. Un simple « Je t’aime » semble hors de portée des lèvres amoureuses de ses personnages… Écorché vif, toujours en lutte contre une société écrasant les êtres humains les plus humbles au profit des puissants, Guru Dutt ne cessa, lui l’introverti, de projeter sa personnalité la plus intime, la plus secrète, dans des personnages au romantisme noir qu’il incarnait forcément à merveille. Et parmi tous ces rôles, le Suresh de Kaagaz Ke Phool – premier film indien en cinémascope – constitue sans doute le plus troublant : celui d’un réalisateur adulé qui, du jour au lendemain, connaît le rejet, la déchéance et l’alcoolisme. Exactement ce que le cinéaste expérimenta après l’échec public de ce film, les spectateurs refusant de suivre Guru Dutt et son personnage dans son errance interrogative. Face à la versatilité du public, Guru Dutt se vit alors comme un artiste maudit. Il ne comprenait pas qu’il était tout simplement en avance sur son temps. Ses picturisations (mise en scène des chansons, indissociables du cinéma hindi) tranchaient avec celles de ses collègues, y compris les plus doués tels Mehboob Khan, Raj Kapoor ou Bimal Roy. Pour lui, les chansons ne devaient jamais venir se plaquer à l’histoire mais faisaient partie intégrante de son déroulement. Les paroles, souvent de véritables poèmes chantés comme dans la tradition des ghazals en ourdou (langue du nord de l’Inde qui par sa fusion avec l’hindi devint l’hindoustani), n’étaient que le prolongement du dialogue, exprimant par l’émotion et les sens ce qui ne pouvait l’être par de simples échanges verbaux. La caméra de Guru Dutt devenait alors d’une légèreté extraordinaire, flottant autour de ses personnages, épousant comme dans ces Fleurs de papier les rythmes charmeurs des voix de Mohamed Rafi et de Geeta Dutt, les chanteurs de playback. [Rappelons que dans la tradition du cinéma hindi, chanté et dansé, les acteurs et actrices sont doublés pour les chansons par des interprètes qui les surpassent souvent en notoriété et popularité].
Geeta Dutt et Mohamad Rafi
En écho au tournage – à moins que ce ne soit le contraire – Guru Dutt vivait une romance difficile avec son actrice fétiche Waheeda Rehman au détriment de son épouse, la grande chanteuse Geeta Dutt. C’est lui qui avait révélé Waheeda trois ans auparavant dans sa production d’un polar, {C.I.D.} (1956) puis l’avait consacré star avec le magique Pyaasa (L’Assoiffé, 1957). Ironie suprême, dans tous ces films la sublime Waheeda avait pour doublure chantée… Geeta Dutt !
Cette vie privée pour le moins chaotique déteignit sur le tournage, Guru Dutt multipliant les indécisions. Mais si le scénario s’en ressent parfois, alternant des séquences pleines de finesse entre le réalisateur Suresh et son actrice Shanti, et celles, trop plaquées, faisant place à des personnages secondaires, le film reste mémorable pour sa mise en scène : éclairage somptueux, composition du cadre impeccable, atmosphère fascinante. Le temps a bien sûr rétabli les choses, faisant de Kaagaz Ke Phool l’un des grands classiques du cinéma hindoustani et le digne pendant de Pyaasa ou du plus tardif et hypnotisant Sahib Bibi aur Ghulam (Maître, Maîtresse et Esclave, 62).
Même si Guru Dutt allait encore produire trois films et jouer dans une dizaine, il ne tournerait plus lui-même, tel le personnage de Fleurs de papier (il produira et jouera seulement dans Sahib…, même si on ne peut s’empêcher d’y voir sa patte bien reconnaissable dans la mise en scène). Et la dernière chanson de Fleurs de Papier, « Ils m’ont abandonné, un par un » n’en finit pas de sonner douloureusement prophétique.
Après plusieurs tentatives ratées, Guru Dutt mit fin à ses jours le 10 octobre 1964, à seulement 39 ans. Waheeda Rehman avait mis un terme à leur liaison après une nouvelle collaboration sur Chaudvin Ka Chand (La Lune du 14ème jour, 1960) que Guru Dutt produisit et dans lequel il jouait à ses côtés, dirigeant quelques séquences lui-même dont une somptueuse {picturisation} en couleur. Puis ce fut un ultime film ensemble (Sahib…) dont la vedette principale était une Meena Kumari inoubliable.
La mort de Guru Dutt représenta une perte immense pour le cinéma indien que tout le monde pleura sincèrement. Celle d’un véritable artiste, unique, proche du peuple, hyper sensible et dont chaque film, bien que différent du précédent comme du suivant, porte une signature reconnaissable entre toutes. Douze films seulement – dont huit réalisés – tel celui-ci, illuminé par la beauté, l’énorme talent et l’élégance naturelle de l’exquise Waheeda Rehman dont la photogénie mériterait à elle seule un second article. Enchanté aussi par les voix magiques du plus grand chanteur indien, Mohamad Rafi et de la fidèle Geeta qui, après la mort de Guru Dutt, sombra à son tour dans l’alcoolisme avant de mourir d’une cirrhose à 42 ans.
Attention, ami cinéphile : sache que découvrir le cinéma de Guru Dutt peut entraîner une sévère dépendance. Mais en est-il de plus merveilleuse ?
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.
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