France



Vendredi 17 Septembre 2021 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Bruno Dumont – France – 2021 – 2h14

France est à la fois le portrait d’une femme, journaliste à la télévision, d’un pays, le nôtre, et d’un système, celui des médias.

Notre article

par Bruno Precioso

Austère et sacré. Les deux adjectifs collent au cinéma de Bruno Dumont depuis ses débuts à l’écran voici 25 ans. Et il est juste d’observer que les thématiques du réalisateur nordiste font la part belle aux enjeux existentiels, aux personnages atypiques, aux trajectoires inspirées et habitées quand elles ne sont pas devenues tout simplement mystiques ces dernières années. On s’étonne d’autant plus que pour ce 11ème long métrage, non content d’ouvrir son casting à des noms prestigieux à rebours de son habitude, Dumont choisisse de se pencher sur le microcosme médiatique et sa sclérose d’autoreproduction, objet trivial et rebattu ; fort peu austère, moins encore sacré.

A 63 ans Brunot Dumont est un cinéaste connu et reconnu : il a reçu la même année le prix René Clair de l’Académie Française et un Léopard d’Honneur à Locarno en 2018. Un habitué des festivals et du grand public qui s’est fait un nom sans avoir véritablement gagné au sein du cinéma français une place tout à fait claire. Quand la critique salue unanimement son évocation de Camille Claudel, le film n’enregistre que 115.000 entrées. Ce flou persistant est peut-être à mettre en lien avec une trajectoire indirecte : son échec à 19 ans (en 1977) pour intégrer l’IDHEC, future FEMIS, retarde de 10 ans une entrée dans l’univers du cinéma qui reste son unique ambition ; de 1986 à 1993 c’est au travers de la réalisation d’une quarantaine de courts documentaires de commande ou de publicité qu’il fera ses armes avant de livrer, à presque 40 ans, son 1er court métrage personnel et fictionnel en 1992, Paris (Paris). Tout en préparant son 2ème court (sorti en 1994), il continue de tourner et d’écrire pour la télévision – une gymnastique qu’il n’abandonne plus dès lors, même lorsque les projets s’espacent, en témoignent en 2014 le P’tit Quinquin et sa suite 4 ans plus tard, Coincoin et les Z’inhumains – et c’est d’une de ses mini-séries que surgiront les personnages de Marie et Freddy qui habitent son 1er long, auquel il peut enfin se consacrer en 1996. Dès le coup d’essai de La vie de Jésus, Bruno Dumont est sélectionné à Cannes où il reçoit la Caméra d’or (1997), avant le prix Jean Vigo. Commence une carrière de réalisateur d’une régularité de métronome, avec un film tous les 2 ans, 8 sélections au festival de Cannes sur onze réalisations, et 2 Grand Prix du jury pour l’Humanité (1999) puis Flandres (2006).

« J’ai toujours fait d’un paysan un paysan et d’une artiste une artiste. L’artiste Juliette Binoche m’aide à cerner l’artiste Camille Claudel. » (B. Dumont)

L’univers cinématographique mis en place par Bruno Dumont lui ressemble par bien des aspects : son Nord originel constitue la base arrière sur laquelle presque tous les tournages se sont repliés, au moins partiellement (comme c’est le cas cette fois encore) ; les acteurs sont généralement peu connus ou non professionnels, même si Juliette Binoche inaugure, en 2013, une (courte) série d’actrices et d’acteurs de grande notoriété à l’affiche, dans laquelle s’inscrit Léa Seydoux – France de Meurs. Le recours à des comédiens de renom n’est toutefois jamais gratuit, et répond à une dialectique interne au film où l’acteur joue sa propre part de personnage : Binoche comédienne et peintre pour incarner Camille Claudel, sculptrice, comme Léa Seydoux visage de cinéma prête ses traits à une France de Meurs aussi fictionnelle que l’est la réalité du petit écran. De la même manière aucune scène n’est gratuite ; lorsque Dumont a besoin de dire, il s’agit toujours pour lui de montrer, d’ausculter les corps : « en filmant la matière, la mécanique, l’ouvrier, on arrive au spirituel » pour le dire avec ses mots… morsure concrète de l’image.

Le geste du réalisateur porte donc sa part de ce monde puissamment incarné : un travail de caméra aussi dépouillé que possible, jouant du champ-contrechamp avec une exigence morale ; une photographie crue servie par une lumière travaillant le réalisme avec un sens aigu de l’artificiel ; un soin apporté à la durée qui cherche la limite, voire l’outrepasse afin de la rendre sensible, en désigner l’artifice. Dumont écrit ses dialogues, pèse chaque platitude pour y glisser des indices. En effet, s’il sépare bien ses mondes, les études de philosophie prenant la place d’une formation en cinéma qui se dérobait (probablement aussi les 10 ans d’enseignement à des lycéens et à des BTS) ont marqué le travail de Bruno Dumont dont les détails invitent toujours, quoiqu’il dénie à ses films toute prétention philosophique, à se méfier de ce qu’il donne à voir – à commencer par le sujet théorique du film, les jeux de mots faciles autour des noms de ses personnages, et jusqu’à son titre. Les décalages de situation, le jeu plus ou moins conduit des acteurs, le travail de distanciation opéré grâce à la musique à la fois neuve et familière (avant-dernière composition de Christophe avant sa disparition en 2020) … Lorsque le réalisateur fait de la vie de Jeanne d’Arc une comédie musicale, il impose bien plus qu’un pas de côté au spectateur préparé à la rencontre avec une figure historique, muette statue, dont le procès est celui du rationnel et de l’historique ; et pourtant la musique comme manifestation du religieux, la chanson patriotique par laquelle se diffuse la légende de Jeanne d’Arc sont rien moins que le plus immédiat et le plus sérieux recentrage du sujet. Nommer les apparences suffit parfois à les dénuder pour cesser d’en être aveuglé.

« Dumont ne brosse pas un portrait des médias « au vitriol ». Dumont s’en fout. Dumont fait du Dumont. »

Dès les premières minutes de son film c’est depuis l’Elysée, le cœur même de l’enjeu de toute crédibilité, que le réalisateur congédie la vraisemblance pour nous entraîner dans son « Dumont-verse », un univers truqué, conçu pour la parabole, mais lisible est compréhensible : « L’industrie médiatique est une industrie de masse qui exploite à ses fins cette possibilité infinie et inavouée de fiction : le réel médiatique (…) n’est plus qu’un « à moitié » réel qui fait la nouvelle réalité du monde. Un pouvoir médiatique surtout, exposé aux travers de tout pouvoir (…). La collaboration des journalistes à cette transfiguration du réel est tragique, et héroïque pour en être la part humaine à l’intérieur d’un système industriel idéologique et marchand. La sincérité des journalistes souvent fait peine à voir tant ayant pris la forme de leur fonction, ils se croient encore libres ; libres alors que s’ils sont à l’antenne, c’est précisément par leur conformité au système qui les emploie à leur tâche. Ce théâtre médiatique – et le star-system qu’il génère par sa « cinématographie » et « cinégénie » télévisuelles – en disent long sur la modernité, sur le monde parallèle qu’est le réel, sur chacun d’entre nous, pour en être. »

France est précédée de 2 films autour de Jeanne d’Arc, occasion déjà de la rencontre du lyrisme de Christophe et de celui de Péguy ; on les retrouve l’un et l’autre ici, le premier donnant au film sa couleur émotionnelle, le second son titre initial : Par un demi-clair matin. Et si Dumont s’est choisi un titre plus explicite que celui du texte publié par Péguy en 1910, c’est l’esprit de ce dernier qui hante toutes les images. En effet, après la défaite de 1870, après la terrible tempête de l’Affaire Dreyfus, alors que la montée des périls ne fait plus de doute depuis 1905, Péguy rappelle que dans un monde qui se fait de plus en plus dangereux la compromission morale est un suicide collectif : la nation démocratique fait de chaque citoyen « l’administrateur comptable et responsable d’un domaine incessamment menacé » : vérité, honneur, compassion, exigence. Ou, selon la formule cornélienne que Péguy voulut répéter, « Que je meure au combat ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur, comme je l’ai reçu. »

Sur le web

France est l’histoire d’une femme journaliste-star d’une chaîne d’information continue, sur fond d’un monde fortement déréglé par « le monde quasi-parallèle » des médias et des réseaux sociaux. Un pitch permettant à Bruno Dumont de développer la problématique selon laquelle notre monde a perdu son équilibre naturel dans la concentration inhérente d’une hyper société numérique et communautaire : « Les sociétés humaines ont perdu des parts de leurs normalités et de leurs équilibres naturels dans la concentration inhérente d’une hyper société numérique et communautaire. L’hypertrophie de sa pensée nouvelle entraîne un trouble qui, à un rigorisme numérique invétéré, surinterprète la réalité, fausse et dérègle plus encore les proportions et les dissemblances naturelles. C’est cette nouvelle optique numérique qui en serait la cause – via les images et les sons des médias, et leur réel toujours reconstruit et faussé – optique qui dorénavant filtre le réel, que l’hyperconnexion enflamme. Conséquence sociale et emblématique des dégâts culturels qu’entraîne cette société numérique surprotectrice et formaliste, l’exemple du gilet jaune : le port inconsidéré du gilet jaune, vêtement fluo d’hyper visibilité et protection sécuritaire, gilet que les malheureux petits enfants des écoles portent désormais obligatoirement pour circuler communément… dans la rue. Bref, tout part en vrille dans l’hypertrophie des médias et des réseaux, dans ses remous, la démence rôde… Mais, sous les couches hypermédiatiques, le réel balbutie toujours. Le Nord est comme un pur réel où le cinéma demeure. Où le vrai bien et le vrai mal recouvrés existent. La fiction naturelle du grand écran – le cinéma – n’aurait-elle pas gagné ainsi naturellement tous nos écrans numériques jusqu’aux plus réfractaires d’entre eux, ceux des médias d’information, soi-disant tout au réel ? La réalité, n’y serait-elle pas devenue une fiction, non sans provoquer pour les usagers des troubles dysfonctionnels à un tel tropisme divergent ? L’emprise de la fiction sur le quotidien (le réel) est à l’œuvre. La fiction est à l’œuvre via tous les écrans numériques où la narration naturelle des images et des sons, toujours découpés (découpage) du réel et montés (montage), réalisent irrémédiablement un monde parallèle. Aussi, cette fiction nouvelle fait-elle du coup déborder aujourd’hui le cinéma en dehors de la salle et de son milieu naturel. Les lignes de démarcation entre la réalité et de la fiction sont fracassées, entraînant une schizophrénie symptomatique du nouveau monde numérisé où nous sommes. La réalité devient une fiction, le réel, un monde parallèle.

Beaucoup de « cinéma » partout (et dans tous les sens du terme !). Dans l’industrie médiatique notamment. L’industrie médiatique est une industrie de masse qui exploite à ses fins cette possibilité infinie et inavouée de fiction : le réel médiatique dans l’information n’est plus tant le réel – non sans l’être – pour être ainsi arrangé, là où la réalité a bon dos : un « à moitié » réel qui fait la nouvelle réalité du monde. Un pouvoir médiatique surtout, exposé aux travers de tout pouvoir, c’est-à-dire emporté à toutes les « transfigurations » du réel. La collaboration des journalistes à cette transfiguration du réel est tragique et héroïque pour en être la part humaine à l’intérieur d’un système industriel idéologique et marchand. La sincérité des journalistes souvent fait peine à voir tant ayant pris la forme de leur fonction, ils se croient encore libres ; libres, alors que s’ils sont à l’antenne, c’est précisément par leur conformité au système qui les emploie à leur tâche (sinon à les exclure illico comme on le voit ici et là). Tout ce théâtre médiatique – et le star-system qu’il génère par sa « cinématographie » et « cinégénie » télévisuelles – en dit long sur la modernité, sur le monde parallèle qu’est le réel et sur chacun d’entre nous, pour en être.

Voilà un sujet de cinéma magnifique. Magnifique, parce que le cinéma s’y joue, parce que l’imaginaire déborde dans la réalité, mais surtout magnifique parce que l’humain y regimbe toujours ! France de Meurs incarne cette journaliste-star du système médiatique, véritable héroïne de cinéma, conscience tragique, toute illuminée, toute humaine. »

France est une allégorie d’un système médiatique devenu une machine à faire du buzz. Bruno Dumont a voulu montrer comment, surtout à la télévision, la représentation d’un événement compte bien plus que l’événement lui-même. Toutefois, le public n’est pas dupe face à cela pour le réalisateur : « La défiance notoire du public à l’égard des médias et des journalistes montre sinon la conscience, au moins l’intuition que tout un chacun a à l’égard d’un système qui prêche le réel alors que la fiction et ses représentations le submergent. La béance et infinie complexité du réel, sa « pagaille » – que tous les jours nous voyons à notre fenêtre – se voit contrite et combien simplifiée sous le prisme « cinématographique » de petits écrans et de leur pensée numérique hypertrophiée, rigoriste et quasi-démente. Autant au cinéma, la mystification du réel (la fiction) est un pacte tacite avec un spectateur éclairé, autant à la télévision non, parce que le réel est prétendument le réel alors qu’il est représenté ; d’où son terreau naturel pour les fausses nouvelles et le nouveau complotisme qu’induit cette suspicion de fiction bien sentie du public face aux médias en général enclins à donner le change. L’aplatissement de la réalité dans les médias donne alors du champ aux idées alternatives et minoritaires, ragaillardies et libérées dans ce nouveau monde, sommaire et artificiel. De surcroît, la ligne opportunément « vertueuse » de ces industries médiatiques où se diffuse « l’air du temps », le puritanisme inhérent à la nouvelle pensée numérique – bien-disante, « hygiéniste », hyper « in » (bannissant le « off »), très « propre sur elle », « sondagière » démagogue – exacerbe d’autant le public enragé et jauni par une telle imposture. Imposture à prôner le réel, quand ces industries font de la fiction, et dès lors de la communication, exclusivement de la « com ». Le spectacle de la réalité par les médias est ainsi acquis confusément pour le public. La télévision reste alors une sorte de divertissement, même dans l’actualité où paradoxalement sa fiction fascine les téléspectateurs, les régalerait même, par le romanesque qui surgit de sa « mise en scène » aussi bien des faits divers, que du tout-venant de l’actualité politique, économique et sociale qui, comme en séries, sont à l’égal voire sans égal désormais des meilleures intrigues de fictions. Dans le récit de l’information, l’ambivalence de la réalité et de la fiction est complexe et les médias se distinguent heureusement par leur dose qui fait plus ou moins le poison. Toujours est-il que les médias moulinent le réel à leur idéologie propre, exploitant opportunément l’actualité comme source continue d’endoctrinement, actualité exploitée et produite selon la hiérarchie de leurs valeurs industrielles et pour leur propagande permanente, simplifiant la réalité à leur norme : une fiction donc, celle d’un réel reconstruit, schématique, géométrique. Dans ces médias, le traitement de l’art et la culture y est comme « la marque de fabrique », l’esprit, c’est-à-dire celui de « l’esthétiquement correct », label correspondant typiquement à cette puritaine culture industrielle de masse. Des œuvres artistiquement mineures se voient encensées (par des journalistes falots du système et dont c’est la fonction) consacrant les valeurs mièvres et consensuelles du système industriel lui-même et dont ces œuvres formatées sont l’expression – la « com » – débordantes de bons sentiments, d’idées, de récits, de niaiseries moralisatrices, tous conformes aux idéaux et au rigorisme de ce système de masse et tous dévolus à sa Cause et à son Académisme … pour au final en faire véritablement « La Culture ».

Une « sous-culture » dans les faits et qui est celle d’aujourd’hui où le cinéma, par exemple, ainsi dégénéré, voit ses films et ses artistes les plus médiocres portés aux nues et valorisés par les médias pour en être, au corps défendant des auteurs, les expressions, les plus dignes représentants, c’est-à-dire dire les utilités; là où le cinéma américain, et l’indéfectible « puritanisme chrétien » de ses fondements, reste le modèle inégalé de culture, le summum, le mythe, porté par des cohortes de médias américanisés enfumant les publics ainsi mondialisés à cette sous-culture de masse et à tous ses héros. L’expression véritable de la réalité au moyen des images animées et des sons est bien un art. Un art dont seuls ses artistes seraient les plus à même de révéler les vérités de nos existences. Un art dont le Cinéma est l’origine et nombre de grands cinéastes les pionniers, puis beaucoup dans l’histoire les dignes représentants. Sans art, le réel y balbutie, y est faussé, dégénéré et exploité, indignement, à des fins industrielles et idéologiques. Fort heureusement, cette « cinématographie » de l’information, sa fiction, est aussi son salut. Elle lui conserve encore la liberté d’une représentation quasi-véritable du réel. La turpitude du demi-monde des médias n’est donc pas fatale et n’a d’égale que cette possibilité alternative de son art. Ce dilemme est bien celui des héros – qu’à notre échelle nous devons être – qui toujours et partout doivent mener la digne bataille humaine. Le système médiatique n’en est pas privé par toute la part humaine qui y travaille : d’où son héroïne ici pleinement cinématographique, alternative et paroxystique, France de Meurs. »

Il ajoute: « La fiction perpétuelle du réel désamorce tout parce que la réalité existe mal dans ce Barnum des médias et des réseaux sociaux. Les équilibres naturels sont mis à mal, les disproportions pullulent, la décadence rôde… L’apocalypse même sommeille en ce régime si la fiction ne retourne pas dans son théâtre où la fiction religieuse, par exemple, gagnerait déjà à être remise sur ses tréteaux. La sous-culture aura été à l’œuvre du débordement de la fiction dans la rue où l’hyper violence se répand sauvagement pour ne plus être sublimée et endiguée par les œuvres véritables, mésestimées et reléguées par cette culture du tout divertissement. On ne peut pas ne pas penser – à informer, éduquer et divertir – que ce sont les médias en cours et leur sous-culture invétérée qui sont à l’ouvrage de la société d’aujourd’hui. C’est la misère culturelle qui est la cause de tout et qui se répand comme la peste. Les gilets jaunes étaient précisément le public des mass-médias, celui-là même qu’elles avaient créé et pondu par toute la diffusion de décennies d’images dégénérées, causes de leur furie et démence… Seule une conscience émergente, dont France est ici l’héroïne et l’esquisse, déterminerait le processus d’élévation hors du système d’aliénation des médias. La nature humaine se sort de tout finalement et ici directement par le cinéma qui par son art nous transfigurait bien hors de notre barbarie. Il n’est pas interdit que la télévision s’élève, elle aussi. Sous sa splendeur et son tuf, le cinéma est aussi bien capable du pire. La question n’est jamais esthétique, elle est toujours politique : à vouloir ceci ou cela, le reste suit… Aujourd’hui, tout est institutionnellement établi – l’establishment – pour que le monde soit tel qu’il est, et surtout le demeure par toutes les poussées contradictoires de lois, de règles et d’usages qui interagissent de telles façons que tout reste pareil et que l’immobilisme prospère. Pour l’heure, les télévisions sont en vases clos : on y voit toujours les mêmes (artistes, journalistes, politiques, experts…) tous « consciences pures », qui s’invitent entre eux, plastronnent, pérorent, tournent en rond et se reproduisent entre eux. Cet enclos médiatique est un choix résolument industriel (de standardisation) et dont les « acteurs », routiniers et pour beaucoup paranoïaques à tel régime, sont les fonctionnaires et tous les utilités. C’est ici encore une fiction : par sa réduction minoritaire, entre-soi, et sa répétition ; bien loin du réel, de sa diversité, de son grand nombre et de son évanescence. L’adjonction industrielle vertueuse de minorités nouvelles empirera encore cette nouvelle ségrégation bien-pensante dans sa fiction totalitaire débordante de contrition et de commisération. »

France a été présenté en Compétition au Festival de Cannes 2021. Bruno Dumont est un cinéaste habitué à la Croisette puisque plusieurs de ses films y ont été présentés et/ou récompensés. C’est le cas de La Vie de Jésus (Caméra d’or), L’Humanité (Grand Prix du jury et un double prix d’interprétation), Flandres (Grand Prix du jury), la mini-série P’tit Quinquin (sélectionnée à la Quinzaine) ou encore Ma Loute. Bruno Dumont a voulu filmer France comme une héroïne de roman-photo : dans sa vie, rien n’est « pour de vrai« , sa voiture n’a pas de portières, son appartement ressemble à un musée, etc. Tout n’est que représentation dans un romanesque trop beau pour être vrai. Le metteur en scène confie :

« Le film n’est pas la chronique d’une journaliste, mais le bouillon universel d’existences d’âmes traversant la vie humaine et dont les trouées sont les pendants incantatoires vers l’infini. France est l’héroïne absolue de notre propre vie portée à sa munificence et forte de notre propre turpitude, non sans grâce possiblement. Seul le spectateur voit. Il voit sous ce théâtre l’au-delà de ce qui lui est ainsi montré, aussi lacunaire, pour qu’il comble ce dont il est lui-même l’accomplissement et dont le film était le commencement. France n’existe pas, elle amorce plutôt le spectateur à se méditer lui-même et sortir transformé de ce qu’il a vu.« 

Bruno Dumont explique ce qui l’a poussé à choisir Léa Seydoux dans le rôle de France : « France de Meurs et Léa Seydoux se sont entre-dévorées toutes crues. La beauté de Léa Seydoux n’est rien en regard de toute la précision de son jeu et de son rendu. Léa Seydoux consonne et dissone à l’envi et dans toutes les couches retranchées des ballets des émotions humaines.« 

« C’est une actrice de cinéma très singulière qui s’articule sur son personnage à la note près et qui toujours compose du bien senti. C’est une femme très émouvante au partage des zones crépusculaires comme des hautes clartés. Aucune répétition, quelques prises suffisent pour faire la dame. Son sens de l’humour et sa drôlerie naturelle auront enrichi France frappée d’un grand coup de sa bonhomie.« 

Aux côtés de Léa Seydoux, Blanche Gardin incarne Lou, une femme grossière et superficielle qui, pour Bruno Dumont, représente le symbole de ce système médiatique : « Le grotesque touche tellement à l’intelligence chez Lou qu’il en dit long sur la turpitude des élites si dévolus à l’aliénation des masses. Dans tout système, chaque collaborateur prend inexorablement la forme de sa fonction : Lou est à elle seule l’incarnation de système médiatique où seule l’audience détermine la valeur des actes, régressant dans une sorte de barbarie médiatique où le pire, c’est le mieux. Blanche Gardin campe admirablement cette sournoiserie apocalyptique qui, sympathiquement, collabore dans tous les systèmes industriels pour les mener à leurs fins.« 

Dans un entretien au Film Français, Bruno Dumont avait indiqué, au sujet de cette scène : « Sur le plan pratique, nous avons sollicité une autorisation de tournage de l’Elysée, qui nous l’a accordée et Emmanuel Macron a accepté de tenir son rôle, sans rien changer à son texte. C’est un bon acteur qui joue bien le président de la République, mais tout était écrit et c’était plus simple qu’on ne le croit.« 

Pour la musique de France, Bruno Dumont a à nouveau collaboré avec Christophe, qui avait composé la musique de Jeanne et qui est décédé en 2020, à l’âge de 74 ans. Le cinéaste et le compositeur ont voulu concevoir une bande-originale retranscrivant ce qui se passe dans le coeur de France. Le cinéaste précise : « C’est une musique très psychologique. France porte la contradiction humaine à son comble aussi est-elle contrebalancée souvent par une musique contraire à ses actions ou ses paroles et qui annonce déjà la palinodie intestine de son existence. Puis France n’est pas humaine, mais un chant, le chant de l’humanité dans le tumulte de l’existence. Christophe comprenait tout ; déjà Péguy, il l’avait expliqué en l’ayant à moitié lu. Le lyrisme musical qui domine, à l’œuvre de Christophe, est l’écho de la grande tragédie qui se tend dans cette vie moderne où cette femme se démène.

« Avec son film France, Bruno Dumont signe une satire grinçante et virtuose de notre monde contemporain à travers le portrait d’une journaliste vedette d’une chaîne d’info en continu incarnée par Léa Seydoux.

À chaque film, Bruno Dumont a cette faculté de nous surprendre qui est la marque des grands cinéastes. Après le burlesque de Ma Loute et de P’tit Quinquin, puis la comédie musicale en deux volets, plus ou moins inspirés, sur la vie de Jeanne d’Arc, le réalisateur nordiste a débarqué au Festival de Cannes, en compétition, avec un nouvel ovni cinématographique. France est de l’aveu même de son auteur une sorte de « roman-photo ».

Sous ses atours au kitsch et à la vulgarité assumés, il dresse le portrait au vitriol d’une femme – journaliste de la télévision –, mais surtout d’un pays qui ne sait plus très bien où il en est, livré à la bêtise des réseaux sociaux et au cynisme de ses élites. Une satire avec laquelle Bruno Dumont tend à notre époque un miroir à peine déformant et plutôt désespérant…Bruno Dumont livre une réflexion acide sur notre monde contemporain, son hypertrophie médiatique, sa représentation faussée et sa perte de sens et de valeurs généralisée. Le cinéaste force volontairement le trait. On rit mais on rit jaune tant l’acharnement du réalisateur à sauver son héroïne, et nous avec, paraît une entreprise perdue d’avance…La forme est au diapason de son propos. Les couleurs saturées, le mauvais goût des tenues de France comme de son gigantesque appartement, les transparences quand elle traverse Paris en voiture : tout converge pour faire de ce décor un petit théâtre où la réalité est un trompe-l’œil. Dans cette mise en abyme terrifiante, Léa Seydoux n’a pas été choisie au hasard. Avec son talent, elle apporte à son personnage ce qu’elle représente aussi dans la vie, une belle image de papier glacé dont la vérité de l’être est difficile à atteindre. (la-croix.com)

« … Dans ce film nous sommes dans le temple du narcissisme selon Bruno Dumont, où l’on se gargarise, pour mieux briller, de questions politiques chic et choc et de la trivialité du monde. France fait partie de ceux pour qui la panoplie des robes pailletées jusqu’au gilet pare-balles en terrain miné (ou gilet de sauvetage sur un bateau de migrants) n’est qu’une affaire de costume et donc de mise en scène. Bruno Dumont, en kamikaze « peur de rien », se moque de l’ensemble du système auquel appartient la jeune femme : de ses privilèges et du statut de vedette de l’information nantie, de ses copinages politico-journalistiques, de son opportunisme, de sa légèreté face à la misère, tandis qu’elle vit dans son appartement de luxe, de la valse de son ego et de ses susceptibilités, de sa célébrité, dont elle se soucie au gré des réseaux sociaux et des selfies qu’elle accorde de bonne grâce aux chalands qui passent. Surtout, Dumont dénonce avec un humour grinçant son travail, le montage des images d’info qu’elle produit pour des reportages soi-disant « authentiques », où tout est affaire de trucages, sa manière de faire le « show » avec des combattants du djihad en leur demandant de prendre la pause ou son addiction à l’audimat réclamant les pleurs de migrants en très gros plan.

On pourrait penser Dumont injuste, terriblement fielleux, qu’il entre de plain-pied dans l’idéologie du « tous pourris », déglinguant la profession de journaliste à l’aune de la démagogie populiste dans l’air du temps. Mais non. Le cinéaste traque en réalité les derniers frémissements d’humanité et de conscience chez France via son trajet soudainement bousculé par un incident : renversant par mégarde un livreur beur avec sa voiture, la vedette, sous l’emprise de la culpabilité, tombe dans une étrange dépression. Elle chancelle et, par là même, se révèle à nous. Dumont filme au plus près la décomposition psychologique de France, donnant à Léa Seydoux un grand rôle spectaculaire, l’actrice portant sur ses épaules cette œuvre sarcastique, difficile, iconoclaste, qui ne plaira pas à tout le monde. Enfin, la musique de Christophe apporte une juste distance et enrobe d’émotion cette satire sur le fil du rasoir, un mélange unique en son genre d’un style parfaitement maîtrisé. » (bande-a-part.fr)

« …Bruno Dumont prétend parler « d’un pays, le nôtre et d’un système, celui des médias », les deux allant de pair. Il propose en effet une satire de nos médias télévisuels par-delà de notre manière de consommer des images, de regarder le monde. L’émission de France De Meurs s’intitule d’ailleurs « un regard sur le monde ». Or, c’est surtout une mise en scène du monde qu’elle propose sans cesse. Alors Dumont exagère, ou pas, les traits et construit une élite intellectuelle qui parle bien sur les plateaux et se lâche une fois les micros coupés…Dumont parle d’un pays qui va mal aussi, peut-être un peu rapidement, la guerre rôde, les gens vont mal, n’ont pas toujours de quoi se nourrir, vivent dans des mondes hermétiques (non France ne deviendra pas Mère Thérèsa). Le nombre de portes ouvertes qu’enfonce Bruno Dumont est impressionnant. Mais l’espace d’un instant, il dévoile aussi nos travers. Il mène sa barque et son portrait. Un court séjour à la montagne, un chant en latin, une brève passion qui s’avèrera bien plus, un accident de voiture, sont autant d’instants où Bruno Dumont recherche désespérément le sublime…

Les médias sont savoureusement dépeints, décriés, moqués. On est loin du dernier Sympathie pour le diable ou encore de la vague de films sur les médias vus comme des lanceurs d’alertes (Pentagon Papers…). Ici, les médias sont une industrie au service de laquelle les journalistes vendent leur âme. Surtout quand ils officient pour la télévision. Le règne des images et de l’audimat ne font pas bon ménage. Bruno Dumont nous parle alors du cinéma, qui n’est jamais tant dans la communication que quand il s’appelle téléfilm ou quand il est consommé à outrance, sans longueurs ni défauts. La boucle est alors bouclée, le piège se referme sur France qui essaye tant bien que mal de changer, d’aimer, d’observer le monde, de le comprendre. Bruno Dumont la transporte même dans ses terres bénies du nord où elle s’émeut d’un champ de patates. Champ que Bruno Dumont sublime lui-même en le filmant avec sa caméra amoureuse. C’est en changeant peu à peu son regard, sans la faire radicalement changer, que Dumont élève France. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la partition (et la voix déchirante) de Christophe vient sans cesse en opposition aux images comme pour éclairer le portrait d’un personnage aussi détestable que complexe. Quelques notes s’élèvent et c’est tout le film qui prend de la hauteur, qui nous regarde à travers ses silences et le regard percutant de son héroïne face caméra. » (lemagducine.fr)

« Le film creuse d’abord le sillon d’une satire de l’infotainment au rythme enlevé, plus proche de la tradition américaine (le ton évoque notamment la série politique Veep pour le décalage entre un microcosme de puissants et le peuple d’anonymes dont il dépend) que de l’univers de Bruno Dumont…Le film creuse le sillon d’une satire de l’infotainment au rythme enlevé, plus proche de la tradition américaine (le ton évoque notamment la série politique Veep pour le décalage entre un microcosme de puissants et le peuple d’anonymes dont il dépend) que de l’univers de Bruno Dumont…Lou et France forment un duo comique particulièrement efficace, qui fonctionne notamment sur la mise en présence de deux actrices aux parcours et aux images diamétralement opposés, manifestation discrète, là encore, d’un goût de l’hybridation et de la greffe qui imprègne tout le film. Le réalisateur met son humour noir au service d’une exploration de l’envers du décor et dresse un parallèle assez glaçant entre fabrique de l’information et fabrique du comique (importance du rythme, utilisation du champ-contrechamp, effets de décalage et de répétition, etc.)…À mi-chemin, le réalisateur semble pourtant se désintéresser de ce qui aurait pu rester jusqu’au bout une comédie efficace et balisée, mordante mais dépourvue d’aspérités. Il préfère laisser cette composante du récit se déliter lentement et finit par recycler un lieu commun peu convaincant : la scène déjà vue et revue du cafouillage en régie et du micro resté allumé pour révéler au grand jour le cynisme des journalistes. Au cœur de France vient alors se loger un second récit qui prend une place croissante, jusqu’à éclipser la comédie au profit d’une tonalité beaucoup plus grave : suite à l’accident qu’elle a causé, France de Meurs se découvre de l’empathie et plonge peu à peu dans la dépression. Cet autre film, que l’on pourrait qualifier de plus « psychologique », reste paradoxalement toujours en surface et se résume à un plan récurrent : un très lent travelling sur le visage de Léa Seydoux, accompagné d’une musique sourde et mélancolique… » (critikat.com)

« …France est avant tout un miroir à peine déformé de la société contemporaine, un regard impitoyable sur le gel des sentiments de l’ultra-moderne solitude du monde actuel. L’univers fabriqué de la télévision est le reflet hyperbolique de ce que la plupart des gens subissent au quotidien. Ce roman-photo en trompe-l’œil traite de l’aliénation, de notre rapport intime avec le travail, qui passe par la résistance, l’acceptation, l’obscénité, l’imposture. Aucun cynisme ne jaillit du film mais au contraire une profonde empathie envers son personnage qui représente de façon hypertrophiée ce que la plupart des individus font pour exister. Dumont ne filme pas l’ascension et la chute d’une icône de la petite lucarne mais toutes les phases qui parcourent le psychisme d’un individu à la tâche, de sa déshumanisation progressive à la dépression jusqu’au point de rupture, se résigner à accepter le monde dans lequel on évolue. Non seulement on ne peut pas le changer mais on participe de plus à sa lente déchéance.

Bouleversant, d’une noirceur inouïe à peine tempérée par des effets à l’eau de rose déstabilisants, Bruno Dumont signe sans doute son film le plus accessible en terme de narration depuis La vie de Jésus, et l’un des plus audacieux sur le plan formel. La mise en scène souffle le chaud et le froid, ceci parfois dans le même plan, alliant épure et kitsch, trivialité et sacré, avec un sens du romanesque inoubliable. Un très grand film. » (culturopoing.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso. Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

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