Vendredi 20 Décembre 2024 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Miguel Gomez, Portugal, 2024, 2h08, vostf
Rangoon, Birmanie, 1918. Edward, fonctionnaire de l’Empire britannique, s’enfuit le jour où il devait épouser sa fiancée, Molly. Déterminée à se marier, Molly part à la recherche d’Edward et suit les traces de son Grand Tour à travers l’Asie.
Notre Article
par Bruno Precioso
Voilà vingt-cinq ans que Miguel Gomes réalise des films – et presque 9 ans qu’il a pour la dernière fois été programmé par CSF… un trop long silence qui s’explique par les perturbations que la pandémie de 2019-2020 a fait planer sur son travail – jusqu’à ce dernier opus d’ailleurs.
De son premier court-métrage, Entretanto, en 1999, à ce Grand tour récompensé à Cannes par le prix de la mise en scène comme une consécration après les émerveillements soulevés en 2012 par le brillant Tabou, le Portugais de 52 ans a conduit une carrière d’auteur déployée sur 9 courts et presque autant de longs (puisque les Mille et une nuits sont un triptyque) qui témoignent d’une remarquable continuité esthétique… l’importance donnée à la musique, à la forme, l’amour pour le documentaire et le cinéma des temps héroïques, un penchant prononcé pour la psychanalyse et l’histoire, et surtout une forme de désinvolture et un humour qui installe chaque nouveau film dans une étonnante distance, telles sont les marques de ce chemin de cinéma. A quoi il faut sans doute ajouter le geste presque systématique de l’adaptation : d’un film iconique dans Tabou, de la mythologie arabo-persane dans As mil e uma noites, du géant Somerset Maugham dans ce Grand tour. Sauvagerie, inédit jusqu’à présent et adapté du classique brésilien Les Hautes Terres (Os Sertões) d’Euclides da Cunha, n’échappe pas à la règle.
Chez Gomes toutefois, l’adaptation ne signifie nullement asservissement au modèle, et se place toujours à une certaine distance ironique : comme Miguel Gomes jouant son propre rôle au début des Mille et une nuits, et tentant en vain une fuite hors de son film, Edward par sa fuite met le film en mouvement. Son succès cette fois génère un film qui se déploie dans la dialectique de l’échappée : la fuite appelle la poursuite, donc le voyage qui devient possibilité d’un affranchissement de toutes les conventions – y compris celles du cinéma.
« Les choses qui vous échappent ont plus d’importance que les choses qu’on possède. Un amour insatisfait a plus d’importance qu’un amour pleinement consommé. » (Somerset Maugham, L’Envoûte)
Documentaire et voyage sont un compagnonnage quasi consubstantiel à la naissance du cinéma. C’est par là que commence le projet, et c’en était la condition : partir d’abord en repérage, sans scénario, pour tourner des images d’ordre documentaire dont la seule règle de sélection était qu’elles devaient jaillir de la surprise. Ces images ensuite montées serviraient de base à la fiction qui s’y insérerait depuis l’autre espace du cinéma : le studio.
Sur cette structure vide, Gomes greffe tout un monde cinématographique qui pourrait coïncider avec la date de l’action : les films de Cary Grant et Audrey Hepburn, les screwball comedies et autres comédies de remariage, les films noirs des années 1930. Mais son hommage s’étend par des gestes identificatoires, jusqu’aux documentaristes, comme les Straub et leur panoramique à 360°, véritable signature. A ce temps de l’art répond une mémoire longue du Grand Tour, émanation de la culture aristocratique qui plonge ses racines dans la Renaissance et donnera finalement lieu au contemporain tourisme, où voyage et colonialisme ont partie liée, faisant signe vers une autre des obsessions de Miguel Gomes. Car on oublie un peu vite, au terme d’une fin de XIXème siècle très centrée sur la domination de l’Afrique par les occidentaux, que le Portugal a commencé son entreprise coloniale en Asie dans les années 1550, constituant au XVIème siècle le 1er empire à échelle mondiale.
Tout ici est contrarié pour être démasqué d’abord, interrogé ensuite, réintégré enfin dans le film par l’épaississement de sa trame narrative ; l’effort de montage en direct est celui du spectateur. La musique, de glissements en décalages, prolonge les carambolages de l’image et du texte, et c’est paradoxalement le montage qui porte le plus loin la charge de la disjonction. Le film se construit par la déconstruction, trouve son équilibre dans le mouvement du voyage.
« Quand je suis assis face à un écran, la chose qui m’importe c’est ma liberté : est-ce que le film va m’obliger à ceci ou à cela ? » (M. Gomes, entretien pour Le rayon vert)
C’est sans doute pourquoi le motif de la roue, mis en valeur par la couleur et revenant sous diverses formes, peut se penser comme une des clefs de ce parcours codé où tout alterne, dans le son et l’image, de la couleur au noir et blanc, en constituant une forme de manifeste dont le chiffre fondamental est le dédoublement, une matrice qui figure d’emblée dans le projet : duo de personnages, dichotomie documentaire et fiction, nuance entre archive et documentaire… De cette dichotomie Miguel Gomes tire un cinéma du décalage, revient au trucage originel du cinéma qui associe son et image – le plus souvent ici sans correspondance immédiate entre l’un et l’autre. Le soupçon qu’instille Miguel Gomes par ces jeux de décalage et de flottement est celui d’une contagion du temps et de l’espace : démultiplication des espaces, des époques, des techniques.
Le travail de la musique est une autre clef de lecture d’un film où le montage – à rebours d’un cinéma narratif majoritaire – veut se rendre apparent pour s’offrir comme point d’appui à la construction du sens. Sur le modèle du montage dialectique cher aux débuts du cinéma, Miguel Gomes donne à voir et à entendre, en dialogues, voix off et musique, des niveaux de lecture différents dont chacun peut faire quelque chose, le doit même afin de donner corps à ce déplacement. Question de liberté, encore. Ou pour le dire avec les mots de Miguel Gomes : « Pour moi, l’art avec lequel le cinéma a le rapport le plus direct est l’architecture. Pour un réalisateur, faire un film, c’est penser qu’il construit un espace qui va être traversé par un spectateur ; et ce spectateur ne doit pas se sentir prisonnier, ni passif. Un film n’existe que dans sa rencontre avec un spectateur, il se construit dans la tête de quelqu’un. »
Sur le Web
Grand Tour a pris forme la veille du mariage de Miguel Gomes. Ce dernier lisait alors un livre de voyage de Sommerset Maugham, A Gentleman in the Parlour, dans lequel l’auteur raconte une rencontre avec un Anglais vivant en Birmanie. Il avait fui sa fiancée à travers l’Asie avant d’être rattrapé et de finalement vivre un mariage heureux… Le metteur en scène se rappelle : « Au fond, il s’agissait d’une plaisanterie, jouant sur des stéréotypes universels : l’entêtement des femmes l’emporte sur la lâcheté des hommes. Cette poursuite a pris la forme d’un Grand tour. Au début du XXe siècle, le «Asian Grand Tour» est le nom donné à l’itinéraire qui part d’une des grandes villes de l’Empire britannique, en Inde, et se termine à l’Extrême-Orient (Chine ou Japon). De nombreux voyageurs européens ont entrepris ce Grand tour et plusieurs d’entre eux ont écrit des livres sur cette expérience.«
À partir de cette idée sommaire du fiancé prenant la fuite en suivant cette route, Miguel Gomes et le scénariste Telmo Churroa ont décidé qu’il leur fallait faire ce Grand tour eux-mêmes avant de commencer à écrire le scénario. Le cinéaste confie : « Nous avons filmé cet itinéraire en 2020, créant ainsi des « archives de voyage ». L’écriture est née de notre confrontation avec ces images de l’Asie qui, de fait, devenait le tout premier personnage de notre histoire, celui qui donnerait naissance à tous les autres. Avec ce voyage a surgi la nécessité d’intégrer à notre histoire à venir celles que nous rencontrions au cours du périple, ce storytelling que nous ne pouvions et ne souhaitions pas recréer en studio : les contes, les danses, les musiques, les spectacles d’ombres… Les enregistrer sur place pour intégrer ces éléments tels quels dans le film était aussi une manière pour nous d’éviter au mieux le risque de dénaturer ces histoires en les reproduisant de toute pièce en Europe… Contrairement à ce qui se passe habituellement dans les films d’archives, ces images ne viennent pas du passé mais du présent. Et le reste du film, tourné avec des acteurs, en studio, à Lisbonne et à Rome, c’est le passé. L’action se déroule en 1918.«
Pour Miguel Gomes, il y a plusieurs Grands tours dans ce film. Celui, géographique, des images de l’Asie contemporaine, correspondant au parcours des personnages dans l’Asie imaginaire, reconstituée en studio. Il ajoute : « Il y a le Grand Tour affectif vécu différemment par Edward et Molly : tous deux sont en mouvement dans ce territoire sentimental qui n’est pas moins vaste que celui qu’ils traversent physiquement. Et surtout, il y a le Grand Tour qui unit ce qui est séparé – les pays, les sexes, les époques, le réel et l’imaginaire, le monde et le cinéma. C’est surtout à ce dernier Grand Tour que je veux inviter le spectateur du film. Et c’est à cela que sert le cinéma, je crois.«
Les deux personnages parcourent ce vaste territoire pour des raisons complémentaires : Edward, l’homme, fuit sa fiancée Molly ; et Molly, la femme, poursuit son fiancé Edward. Miguel Gomes précise : « Il essaie d’éviter ou du moins de retarder le moment du mariage ; elle essaie d’épouser Edward sans perdre plus de temps. Les innombrables péripéties qui résultent des mouvements de chacun d’eux font le film et reflètent l’interaction virtuelle entre Edward et Molly, la symphonie d’un décalage qui naît de l’irruption du monde entre deux individus. Comme dans les screwball comedies américaines des années 1930 et 1940, la femme est le chasseur et l’homme la proie. Cependant, les deux personnages sont séparés dans l’espace et le temps du film. Le changement de perspective de l’homme vers la femme conduit la comédie à céder la place au mélodrame.«
Ce film a été présenté en Compétition au Festival de Cannes 2024.
« Il y a des films dont on ressort avec l’envie irrésistible d’aller consulter un atlas. Grand Tour, voyage des plus envoûtants à travers l’Asie du Sud-Est, est de ceux-là. Birmanie, Thaïlande, Singapour, Vietnam, Philippines, Chine, Japon… voilà en effet un grand tour. Qui nous emmène à travers les pays mais aussi les volutes du temps. À cette fiction coloniale, époque reconstituée en studio, se superposent avec le plus grand naturel des images documentaires, sorte d’archives de voyage, que Miguel Gomes a tournées lui-même, caméra 16 mm en bandoulière, un peu partout dans l’Asie actuelle. Le passé et le présent ne font qu’un ici. Le réel et l’imaginaire, idem. Ce sont ces fusions, accomplies de manière fluide, portées par une voix off particulièrement romanesque, qui concourent à l’enchantement… Le noir et blanc expressionniste, les hommages glissés au cinéma, les jeux d’ombre et de lumière, les rimes visuelles : la dérive, car c’en est une, devient de plus en plus fascinante à mesure que le récit tend vers le mélodrame, sans perdre de sa magie. Grand Tour tient de la pure alchimie. » (telerama.fr)
« Depuis Tabou, il y a déjà plus d’une décennie, et encore plus avec son œuvre somme Les mille et une nuits, Miguel Gomes s’est imposé comme un auteur majeur du cinéma mondial, mais aussi comme l’un des plus singuliers. À l’annonce d’un projet pensé comme une itinérance en Asie du sud-est, situé en 1917, il aurait été trop facile pour l’auteur portugais de livrer un film «classique» qui déambulerait dans l’ancien empire britannique d’Orient, avec une narration traditionnelle. Tout est question de forme, mais aussi d’illusion chez Gomes. Là où la majorité des cinéastes auraient tenté une recréation du passé, Gomes construit un récit baroque, qui déroute par sa très forte dissonance entre image et narration, à tel point qu’il faut faire de réguliers pas de côté pour réaliser ce à quoi on assiste dans le film. C’est en effet un Grand Tour auquel nous convie le portugais, loin de nos zones de confort, au cœur de son univers fantasque.
Tout d’abord, il y a le verbe dans Grand Tour, multiple, fluide, épousant les contours de la nation dans laquelle les personnages se trouvent. Au gré de leurs voyages, on se trouve en Birmanie, en Thaïlande ou encore au Japon, et à chaque fois la voix-off racontant cette histoire devient celle du pays visité, presque sans qu’on puisse s’en rendre compte, dans une harmonie confondante. La puissance de cette histoire tient dans ce décalage permanent, dès que des plans en extérieur nous sont proposés, nous ne sommes plus au début du XXème siècle, mais bien de nos jours, avec tous les éléments temporels évidents comme des scooters ou des téléphones portables, bien mis en avant par la caméra pour qu’on ne puisse pas s’y tromper. Si Gomes crée l’illusion du passé, comme à son habitude il aime à en montrer les coulisses, avec une roublardise unique qui caractérise son geste de cinéma si particulier.
Il y a ensuite une patine visuelle qui, là encore, est reconnaissable immédiatement dans un film de Miguel Gomes. Il joue régulièrement à changer de format, du noir et blanc le plus somptueux remémorant les plans du délicat et sublime Tabou, pour dans la scène suivante enchaîner avec un moment pittoresque en couleurs, toujours dans cette idée de dissonance narrative qui donne un cachet unique au film. Son travail de recherche sur l’image ne s’arrête pas en si bon chemin, car image et son vont de pair pour créer un saisissant univers oriental, qui par séquences rappelle presque le cinéma muet, par le grain et le rythme si particulier qu’il imprime. Dans une scène de danse, l’image paraît vieillie volontairement, transportant l’histoire dans le temps, dans cette idée d’illusion toujours présente déjà citée.
C’est enfin dans la construction de son scénario que Gomes surprend et excelle. Il dédouble en effet son récit, fait visiter les mêmes lieux aux deux personnages principaux, promis à un mariage qui semble condamné à cause de la couardise de l’homme, créant des couches supplémentaires qui ajoutent de la densité à cette histoire. Molly est aussi fantasque qu’Edouard est lugubre, la deuxième partie du film dévolue à la jeune femme changeant radicalement la tonalité des plans. Ce sentiment de matériau baroque se prolonge par l’attitude même de Molly et son rire presque absurde, comme un aveu de refus de toute prise au sérieux du drame en préparation. Il faut une équipée en pleine jungle pour qu’enfin elle cesse de tout prendre à la plaisanterie, marquant la fin de son épopée à travers l’Orient.
Grand Tour est un film passionnant, dont la préparation fut autant contrariée que ce que l’on voit à l’écran, le voyage de Gomes ayant été empêché des années durant par la pandémie de covid. Tout est donc métaphore dans ses films, de ses prémisses et repérages et jusqu’à l’écriture du scénario qui semble en être le témoin, voire même la boite noire inconsciente. Grand Tour est une nouvelle magnifique addition à une œuvre de plus en plus riche et singulière qui ne cesse de nous étonner. » (lebleudumiroir.fr)
« … À bien des égards, le film fait penser à un livre de Blaise Cendrars où le voyage demeure autant un ensemble de rencontres inédites que la confrontation à des cultures et des paysages merveilleux. Miguel Gomes invite son spectateur dans un périple hors du commun, qui alterne des spectacles traditionnels, des images en noir et blanc, et d’autres en couleur. Les temporalités se rétrécissent en même temps que la géographie qui semble réduite à un mouchoir de poche. En deux secondes à peine, le réalisateur traverse des milliers de kilomètres, passant d’un pays à un autre, sans cohérence véritable en dehors de la magie du montage et du cinéma. Grand Tour convoque la grâce et la merveille du récit de voyage, où les personnages rencontrés contribuent à élever les paysages et les situations dans une dimension quasi féérique.
La question du couple est abordée de façon assez secondaire. Les personnages principaux apparaissent comme deux êtres totalement perdus, moins en quête de leur amour que de se retrouver eux-mêmes. Le réalisateur affuble ses protagonistes de tics comportements comme le ricanement de Molly qui leur confèrent une sorte de déconnexion permanente avec la réalité. D’ailleurs, tout le film cultive l’ambiguïté : on ne sait trop si ce voyage est réel ou seulement le produit de délires fantasmatiques des deux héros. Finalement, et c’est ce qui fait la force du long métrage, on ne sait pas ce qu’ils visent, et vers quelle destination ils s’efforcent d’aller. Leur errance aussi initiatique que poétique se superpose à un continent, immense, très différent d’une région à l’autre, et fascinant d’un point de vue spirituel.
Il faut surtout se garder de penser que Grand Tour est un film ennuyeux. C’est une œuvre qu’il faut appréhender dans sa nature aérienne et détachée du réel. Tout est faux et tout est vrai dans cette fiction qui s’appuie sur des contes traditionnels asiatiques ou des expériences religieuses de moines. Le temps se suspend pendant près de deux heures où le spectateur perd tous ses repères temporels et géographiques.
Il faut saluer le travail admirable de la photographie. Le film offre à voir des paysages absolument somptueux qui éclairent des auteurs emblématiques qui ont écrit sur l’Asie comme Marguerite Duras, Pierre Loti ou Jean-Marie Le Clézio. La portée littéraire du long-métrage est d’ailleurs évidente, gage d’une réalisation inventive, originale, qui prend le temps de poser des mondes éloignés de nos réalités quotidiennes. Grand Tour est un grand film sélectionné en compétition officielle à Cannes 2024, et l’on espère de nombreux autres voyages sur les écrans de cinéma. » (avoir-alire.com)
« … On sent que le film a quelque chose à nous dire, et qu’on ne peut s’abandonner pleinement à la jouissance de la fiction, fiction régulièrement interrompue, comme s’il s’agissait de retenir l’immersion du spectateur dans celle-ci. De la sorte, notre raison reste alerte, notre regard lucide. « Regarde ce que je te montre, semble nous dire ce film, regarde cette histoire et n’oublie pas d’en mesurer, derrière le romanesque et ces personnages auxquels tu t’identifies naturellement, tout le sordide colonial qui la sous-tend ». Le fiancé fuyard, avec toute sa beauté mélancolique, ne cesse pas de lorgner sur les femmes indigènes qu’ils croisent, comme si elles lui appartenaient a priori ; sa fiancée, malgré sa persévérance admirable et sa belle humeur, finit par sacrifier vainement la vie de plusieurs Chinois engagés pour l’aider à remonter un fleuve tumultueux. Sa détermination, aussi vertueuse soit-elle, n’est rien sans l’indigène dont elle peut forcer la volonté.
« N’oublie pas que ce que je te montre, sous ses airs cocasses, poétiques, charmants, masque la violence d’un certain rapport social ». Grand Tour est un film qui montre ce qu’il fait tout en le faisant, sans surlignage épais, par la seule grâce de ce mélange apparemment hétéroclite, ce côté bric-à-brac, mais qui vient en réalité, très intelligemment, interroger nos représentations et notre tendance à oublier dans les œuvres de fiction le système social et politique dans lequel s’inscrivent les histoires, plaisantes, captivantes, que l’on nous raconte. En voyant les images de l’Asie contemporaine, on se rappelle que dans ces images de fiction, on voit assez peu d’Asiatiques et presque aucun qui ne soit pas en position de subordination.
L’Asie, en fin de compte, nous reste impénétrable, qu’on l’appréhende par la fiction orientaliste ou le documentaire superficiel. À plusieurs reprises, les personnages expriment l’idée, outre un discours franchement raciste de l’un d’eux, que les Européens ne peuvent comprendre cet univers culturel. Un plan sur une partie de mah-jong, parmi les images documentaires, ne manque pas de nous le rappeler. Gomes, avec Grand Tour, ne tient pas sa promesse de voyage et de découverte, il fait mieux : il nous plonge dans le vertige de l’altérité. Qu’on vampirise l’Autre à travers nos schémas narratifs et esthétiques ou qu’on tente de le saisir à travers un regard soi-disant neutre, dans tous les cas, la rencontre est manquée, dans tous les cas, on ne voit rien. Il est intéressant de noter que, dans ce film, lorsque les personnages parlent un dialecte européen différent, portugais ou français, ils s’entendent immédiatement, mais ne comprennent pas ou n’entendent pas les dialectes asiatiques.
Le tour de force de Grand Tour est peut-être d’obtenir de nous, sans avoir à nous le souffler, toutes ces réflexions, et d’offrir en même temps un vrai beau film. À aucun moment, celui-ci n’est didactique et encore moins pontifiant. Simplement, il produit une expérience de spectateur rendu ainsi soupçonneux. Le film nous sort régulièrement de lui-même, non par une déficience de sa part, mais volontairement, comme pour nous apprendre à bien le regarder. Grand Tour déploie son dispositif contre notre passivité, nous invitant à l’interroger et à interroger notre regard, sans pour autant rien perdre de notre plaisir cinématographique. » (lemagducine.fr)
« … Grand Tour est un grand film romanesque d’une beauté absolue, riche et fin à la fois, plein d’humour. L’image est sublime… “Grand tour” c’est le nom qu’on donnait aux voyages initiatiques que faisaient traditionnellement les jeunes aristocrates britanniques, le plus souvent en Europe centrale ou méridionale, parfois dans les colonies. Le titre est ironique puisqu’il désigne là le voyage impromptu d’Edward, un plus si jeune britannique à l’aube des années vingt, posté dans une administration birmane, et qui, s’apprêtant à accueillir une fiancée qu’il n’a pas vue depuis sept ans et qui arrive de Londres, décide d’un coup de distribuer les fleurs qu’il avait prévues de lui offrir aux passants et de la fuir : un voyage qui le mène dans toute l’Asie, depuis un monastère japonais jusqu’au centre de la Chine en passant par Shanghai et la jungle thaïlandaise. Un voyage qu’accomplit aussi, c’est le second temps du film, sa jeune fiancée Molly, bien décidée à retrouver son fiancé, elle, pleine d’appétit, d’élan et de joie de vivre. C’est donc un film en deux parties, deux aventures qui se superposent en quelque sorte, qu’on pourrait comme replier l’une sur l’autre, puisque, mystère ou magie, Molly sans vraiment avoir d’informations fixes sur le parcours erratique d’Edward se retrouve presque toujours aux mêmes endroits… Grand Tour c’est surtout une formidable histoire avec deux héros très vivants chacun dans leur personnalité, l’un grand mélancolique, l’autre pleine de joie, des décors incroyables, des rebondissements épiques, des passages burlesques et une résolution sublime : c’est un grand roman de cinéma, ma palme d’or personnelle. » (radiofrance.fr)
« … Grand Tour est avant tout une expérience visuelle, au point de parfois sacrifier l’appréciation d’une trame narrative plus étoffée. Les personnages, surtout Edward, ont des dialogues très réduits ; pourtant, grâce à un jeu d’acteur sobre mais intense, Waddington parvient brillamment à exprimer les doutes et transformations de son personnage. Néanmoins, le rythme contemplatif du film peut créer un sentiment de lenteur. Chaque lieu visité dévoile bien plus que des paysages : il révèle un univers émotionnel complexe qui exige une exposition prolongée, avec de longs plans sur des scènes du quotidien local. Cela s’inscrit dans une démarche de réalisme exacerbé, et se manifeste particulièrement dans l’usage constant mais maîtrisé du noir et blanc pour toutes les scènes impliquant les protagonistes. Ce choix stylistique, qui se prête à de multiples interprétations, sublime et confère un effet « cinématographique » à chaque scène, intensifiant l’expérience visuelle…
… En plaçant le spectateur dans un rapport d’étrangeté, Grand Tour invite à une réflexion sur la découverte de cultures étrangères. Ce décentrement, où le spectateur partage l’inconfort d’Edward dans des territoires inconnus, questionne implicitement les notions d’orientalisme et de colonialisme. Les cultures traversées sont accessibles mais lointaines à la fois, marquées des touches de mysticisme ou de comédie. La caméra, qui semble observer plus qu’elle ne participe, crée un regard distancié, où le spectateur est invité à la contemplation sans que l’exotisme visuel ne prenne le pas.
Grand Tour se distingue comme une œuvre singulière, qui entremêle réalisme et poésie visuelle avec un style audacieux. Miguel Gomes brouille les genres en oscillant entre le récit de voyage et la comédie romantique, et en refusant d’ancrer le spectateur dans un ton ou une temporalité stable, il nous fait vivre l’amour comme une quête fugace, à la fois tangible et insaisissable. Gonçalo Waddington, dans le rôle d’Edward, incarne avec une intensité subtile un personnage qui, malgré la rareté de ses répliques, exprime par un jeu tout en nuances le poids de ses dilemmes. L’alternance entre le noir et blanc et les rares séquences en couleur renforce cette frontière floue entre rêve et réalité, renforçant le caractère cinématographique de chaque scène.
Récompensé pour sa mise en scène, Gomes livre ici une expérience stimulante pour tout cinéphile. Néanmoins, certains pourraient y voir un défaut d’immersion, la narration souffrant parfois d’un rythme saccadé, d’une intrigue peu développée, et d’une écriture minimaliste des personnages. » (leblogducinema.com)
« … Entre le drame, la romance désenchantée, le film d’aventure, l’œuvre expérimentale, le road trip et la comédie, Grand Tour est une sorte de douce folie ubuesque, comme habitée par une fièvre délirante qui contamine tant l’histoire que les personnages ou la mise en scène. Miguel Gomes nous entraîne dans un grand voyage ethnologique où un jeu du chat de la souris est l’occasion de traverser des cultures, des coutumes, des peuples, des réflexions et des visions sur le monde… Grand Tour est assurément un film marquant, qu’il est impossible de foncièrement rejeter ou détester. Miguel Gomes signe un coup d’éclat à la fois radical et délicieusement grisant, qui nous entraîne follement dans son mouvement fantaisiste à travers l’Asie. » (mondocine.net)
« … Dans ce film d’amour dédié à Maureen Fazendeiro (compagne du cinéaste et scénariste du projet), les temps et les registres du cinéma glissent et se télescopent. À la façon dont le couple se cherche sans se trouver, ces voies s’attirent sans s’unir. Le montage de ces éléments hétérogènes cherche moins un effet de vases communicants qu’un vertigineux manège où défilent les puissances du film – de la fantasmagorie à l’archive. Du côté du film d’époque, dans le sillage de Tabou, le passé colonial pulse en un romantisme décadent, à l’image de ce diner mondain empesté par des pets de vache. Le mélodrame s’entrelace au récit de voyage, narré en langues plurielles, comme pour redoubler l’aspect inachevable, à enchâssements multiples, de ce conte itinérant qui prolonge celui des Mille et Une Nuits. Les scènes de théâtres d’ombres ou de marionnettes qui scandent la bande vont puiser dans le tréfonds du cinéma des origines, dit des «attractions» – une dramaturgie primordiale de l’ombre et de la lumière. Enfin, les équipes de Gomes rejouent les vues des premiers opérateurs : des panoramas Lumière aux archives de la planète d’Albert Kahn. Confier le récit au paysage consiste ici moins à prolonger un quelconque expansionnisme exotique qu’à saisir ce qui, du monde, se raconte, dans un tissu foisonnant qui échappe à la trame fictionnelle, lui répond, l’excède, la perd. La grande roue foraine qui ouvre ce Grand Tour fait à cet égard office d’avertissement. Il s’agit là d’un tourbillon kaléidoscopique, d’une boucle où les espaces-temps se fondent autant qu’ils se diffractent. Dans ce mouvement qui recueille en même temps qu’il disperse ses images, le monde, insaisissable, s’absente autant qu’il se présente. » (cahiersducinema.com)
« … Il y a chez Miguel Gomes une façade abrutissante par la démonstration, le fameux tour de force esthétique qui a pu prévaloir sur sa propre identité de cinéaste, perdu dans un élan colonialiste nauséeux (dans Tabou), ou dans une lecture politico-économique bien maigrelette (dans sa trilogie Les mille et une nuits). Avec Grand Tour, il réussit à éteindre un orgueil déplacé pour s’élever au rythme de l’absence à la plus pure des valeurs morales, celles d’un égo en berne, là où l’individualisme peut faire définitivement place au collectivisme, et que son cinéma biberonné à la grandeur puisse enfin trouver sa mesure à travers le voyage d’un autre possible, d’un « au-delà » brisant les frontières cadenassées. Avec Grand Tour, Gomes filme une magistrale réincarnation (dans le sens, un « retour à la vie ») en croisant la destinée de ces personnages (Edward et Molly) dans un désapprentissage salvateur.
L’absence est bien la maîtresse du rythme de ce Grand Tour, là où le temps n’est plus (anachronisme de chaque instant, l’histoire contée est datée de 1918, lorsque les images figuratives sont contemporaines), le langage par sa mixité en devient une inaudible tour de Babel redéfinissant le mot en brouhaha, les personnages, spectres d’un temps oublié, tous deux vêtus d’un blanc fantomatique, et n’apparaissant jamais à l’écran lorsque la voix off en narre leurs actions. Il n’y a pas de mielleux jeu de piste, mais un abandon, celui de laisser cours à l’inaction, et à sa vertu, l’imagination. Tout semble d’une fluidité aqueuse, au gré des vents et des traversées maritimes, Edward fuit sa mariée, sans but apparent, si ce n’est celui du refus d’exister par l’individualisme de cet amour, briser les chaînes de cette prison maritale qui lui est insupportable… Par l’absence du tout, Gomes filme magistralement la libération des croyances, le désapprentissage de l’amour individuel, ce détachement du carcan occidental par l’observation et l’écoute, la défection de l’égoïsme pour l’amour du pluralisme. Ainsi bâti, Gomes fera alors rayonner à sa toute fin le visage éclairé de la réincarnation. » (culturopoing.com)
… D’une beauté picturale époustouflante, tout en référence au mélodrame, genre roi des débuts du cinéma (l’action débute en 1918), Grand tour ne fonctionne pas pour autant sur le mode nostalgique, mais reflète un cinéma d’une rare modernité. Ce n’est pas le moindre des paradoxes qui habite un film hors les sentiers battus qui renoue avec les origines du septième art… Miguel Gomes fait œuvre de pictorialisme tant il soigne son cadre et ses lumières, sans être ostentatoire ni formel, mais en flattant l’œil de ses belles compositions. Les costumes, les décors, les cadrages, passant du format carré au panoramique, ajoutent à la diversité en chatoyant l’œil. Mais sans jamais d’abondance formelle au détriment de l’histoire. Simple en soi, mais toujours relancée, intrigante, sinon mystérieuse, comme disait la chanson Nuits de Chine (Louis Lynel en 1922) : « Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour, nuits d’ivresse, de tendresse« . C’est tout Grand Tour.
Un dépaysement géographique, temporel et sentimental habite le film. Miguel Gomes renoue avec un mode narratif qui semblait perdu; on le retrouve avec le plus grand plaisir. Non par nostalgie, mais comme des retrouvailles. Grand Tour revivifie la force du cinéma des origines, dans la sincérité de sa cinématographie, vecteur d’émotions plastiques et sentimentales. Grand film. » (francetvinfo.fr)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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