Inland



Vendredi 18 mars 2016 à 20h30 – 14ième Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Tariq Teguia  – Algérie – 2009 – 2h20 – vostf

Alors qu’il vit en quasi reclus, Malek, un topographe d’une quarantaine d’années, accepte, sur l’insistance de son ami Lakhdar, une mission dans une région de l’Ouest algérien. Le bureau d’études oranais, pour lequel il travaillait il y a encore peu, le charge des tracés d’une nouvelle ligne électrique devant alimenter des hameaux enclavés des monts Daïa, une zone terrorisée il y a à peine une décennie par l’islamisme.Arrivé sur le site après plusieurs heures de route, Malek commence par remettre en état le camp de base – une cabine saharienne délabrée ayant déjà abrité une précédente équipe, venue à la fin des années 90, mais décimée lors d’une attaque des intégristes.Dès les premières lueurs du jour, Malek se met au travail. Il procède aux premiers relevés topographiques, arpente les étendues autour du camp de base. Dans la nuit, son sommeil est perturbé par de puissantes déflagrations…

Notre article

par Josiane Scoleri

Des trois longs-métrages de Tariq Teguia à ce jour, Inland, qui est son deuxième film est sans doute le plus aventureux, moins maîtrisé peut-être que Revolution Zendj, mais follement audacieux et d’une beauté plastique fondamentale. Inland appartient en effet, d’après moi, au cercle très restreint des films où tous les plans sans exception sont justes, à la fois dans la composition, dans le cadrage et dans le rythme. Certaines images, nombreuses, sont tout simplement magnifiques, sans jamais céder à ce qui serait une esthétique facile des grands espaces inondés de soleil. Mais ce qui est à mon sens encore plus remarquable c’est que visuellement, sur toute la longueur du film, rien ne boîte ni ne grince. Travaillé par le rouge rosé du désert, le film est littéralement porté par cette lumière jusqu’à la brûlure de la surexposition extrême. On s’attend presque à voir la pellicule se consumer devant nous, tellement elle semble chauffée à blanc. C’est avec cette qualité d’image à la limite du lisible que s’ouvre le générique et l’on est soi-même surpris de voir à quel point notre oeil s’exerce à cette lecture jusqu’à nous paraître évidente, et éminemment significative, à la fin du film. Nous aurons rarement vu au cinéma une telle capacité à rendre l’éblouissement propre au désert, avec cette difficulté à faire le point et à fixer le regard qui vient de la trop grande lumière. La caméra qui saute par moments comme si elle était prise de la danse de St Guy, en est la meilleure traduction.

Au-delà de cet aspect formel qui donne une telle intensité au film, Inland est dans le même temps profondément ancré dans le réel de l’Algérie contemporaine. Teguia expose avec lucidité et délicatesse les failles, les contradictions, les blessures de son pays violemment secoué par l’Histoire qui n’en finit pas de passer. La première scène du film est d’ailleurs une longue conversation plutôt agitée entre intellectuels qui ne cessent d’invoquer l’action dans un flot de paroles ininterrompu, alors que des jeunes à l’autre bout du pays se demandent non pas « Que faire ? » mais « Que casser ?» Éternel divorce.

Malek, le héros du film, campé avec une présence à fois forte et discrète par Kader Haffak, est au contraire un anti-héros type, qui se situe à égale distance des gesticulations des uns et des autres. C’est plutôt un taiseux. Il a sa propre morale qui lui dicte sa ligne de conduite et il n’en déviera à aucun moment. Il sait pertinemment que la mission qu’on lui a confiée est un prétexte dont l’enjeu le dépasse. Les liens étroits entre cartographie et pouvoir sont bien documentés, quelle que soit l’époque… Il sait aussi qu’il risque sa peau par sa seule présence dans les lieux et les traces de sang séché sur les murs de la «cabine saharienne » qui va lui servir d’abri sont sur ce point on ne peut plus explicites. De même, son premier geste qui consistera à nettoyer vaillamment les murs signifie clairement le personnage : modeste et opiniâtre. La caméra de Teguia opère avec la même constance et elle ne va d’ailleurs pratiquement pas le quitter des yeux, si j’ose dire. Elle sculpte la solitude qui l’entoure comme une matière solide et vivante. Mais même dans cette immensité aux confins du désert, où le temps semble suspendu, où l’homme apparaît comme une virgule tremblotante qui ne pèse pas lourd, l’Histoire n’en poursuit pas moins sa marche aveugle et chaotique. Les fermes à l’entour sont vides. Le souvenir des 10 ans de cette guerre civile qui n’a jamais dit son nom est encore bien trop vivace pour que les paysans reviennent s’installer. D’ailleurs on entend toujours des explosions la nuit…

Les premières images par lesquelles Tariq Teguia introduit la question des migrations en provenance d’Afrique de l’Ouest sont remarquables et caractéristiques de cette manière très sobre de raconter les choses les plus violentes. Dans un premier temps, de très gros plans dans une presque nuit, comme si la caméra voulait se faire microscope, ne nous renseignent absolument pas sur ce que nous voyons. Puis par un léger mouvement de recul émergent peu à peu une partie d’un vêtement, des mains à moitié emmitouflées, un visage camouflé dans un bonnet. Ce sont des hommes qui dorment à même le sol et qui à peine debout se mettent en marche.

À cet instant se croisent l’histoire de cet homme descendu vers le Sud sans l’avoir choisi et celle de ceux qui montent vers le Nord poussés par une nécessité qui les menace. Exil contre exil. On comprend que la silhouette entrevue quelques instants plus tôt autour de la cabine de Malek appartient à ce deuxième fil narratif. Tariq Teguia excelle également dans l’enchaînement des plans de nuit éclairés par une source de lumière qui se situe dans le champ, (la lampe électrique pendant la sortie nocturne de Malek dans la forêt, les phares des voitures pour la fête improvisée par les hommes du village : « Si Dieu a inventé l’Enfer, le Paradis sera vide ») et les plans de jour en lumière naturelle. L’extrême contraste entre les deux contribue à l’intensité dramatique et à la tension qui va croissant avec la rencontre entre Malek et la jeune femme noire dont nous ne saurons jamais le nom.

Nous sommes à un peu plus de la moitié du film. La mue vers le road-movie advient avec une évidence fluide. Mais le véritable point de bascule va se faire un peu plus tard. Non pas lorsque Malek décide d’aider la jeune femme à partir, mais lorsque celle-ci déclare qu’elle veut rentrer chez elle. Le film change alors littéralement de cap et de sens. Avec ce retournement de scénario, c’est le Sud qui va servir de boussole et ce que Tariq Teguia nous dit à ce moment-là ne doit pas être pris à la légère. Les images sont somptueuses et Teguia ne résiste pas à glisser un superbe morceau de jazz. Si le silence est plutôt la règle dans Inland, l’irruption çà et là de la musique fait corps à chaque fois avec l’image. Et puis, qui dit voyage dit rencontres et celle avec les bergers comme celle avec les ouvriers du forage seront vitales et significatives. Un mot encore sur la pudeur avec laquelle Teguia filme les échanges entre cet homme et cette femme qui n’ont que quelques bribes d’anglais pour se comprendre et l’audace du plan, caméra au ras du sol lorsqu’ils auront enfin accepté de se laisser approcher l’un l’autre. Ce film est un véritable miracle d’équilibre et d’audace formelle qui entre pleinement en résonance avec la radicalité du propos.

Sur le web

Pour le réalisateur Tariq Teguia, {{Inland}} est un « film en déplacement, film à travers les yeux d’un topographe qui regarde et mesure les alentours, film qui explore une multitude d’espaces, tentant de conjuguer le sec, l’humide et le courbe, l’ondulant et le rectiligne, il navigue entre les escarpements minéraux auressiens et les monts verdoyants et boisés des Monts Daïa, il associe le sable saumâtre du Chott Ech Chergui aux éclats de roches rouges de Aïn Sefra. Divers états de la nature d’avant l’homme, telle qu’en elle-même donc, mais plus essentiellement celle ou ce dernier est passé et a laissé des traces. Dans ces instants, le topographe scrutateur se double d’un archéologue, il formule la guerre civile à partir de ses vestiges, le désastre par ses indices, la catastrophe pareille à un souvenir : champs minés, forêts incendiées, hameaux abandonnés par ses occupants, matériel agricole dévasté. De ce point de vue, il faut considérer {{Inland}} comme une sorte de déploiement, aux dimensions d’un pays et selon un procédé rhizomique, de la carte dressée dans Rome plutôt que vous, une carte fragmentaire et itinérante alors limitée à Alger et quelques- uns de ses environs. Avec ces espaces, le topographe – non moins que la jeune clandestine – peut entretenir des rapports contradictoires, ce que l’on pourrait nommer un double tropisme, ou Dehors et Dedans, désir d’enfouissement et désir d’enfuitement se concurrenceraient inlassablement. Pour le géomètre, cette manière duale d’être s’exprime par exemple dans une solitude revendiquée — il vit, séparé de celle que l’on devine être sa femme, dans une région retirée de l’est algérien — en même temps qu’il tente d’aider une jeune inconnue à fuir, attiré par des espaces et des vitesses jusqu’alors ignorés, s’échappant lui-même Malek se terre, voulant préserver son quant à soi, autant qu’il ira à découvert, dans le lointain, traversant le pays d’après- la-guerre, avec pour ambition de se laisser absorber par le paysage. Á sa manière, la jeune femme expérimente ce double tropisme, contrainte de fuir un pays natal en guerre, elle ne le pourra qu’à la condition de vivre clandestinement. Comme Malek, sa trajectoire initiale s’incurvera, pour tenter de revenir à son point de départ, jusqu’à atteindre le point de disparition dans le paysage et se mettre définitivement à l’abri du monde et de ses fureurs. On l’aura compris, {{Inland}} est affaire de vitesses et de directions, celles des paysages que l’on arpente à pied, que l’on traverse à la vitesse d’une moto lancée à plein régime ou au rythme indolent d’un train de marchandises alors que la mort n’est pas loin. Vitesses dans l’espace en tant que relation avec des corps lorsque Malek, pour les besoins de son étude topographique, arpente lentement une portion des Monts Daïa ou quand Lakhdar, le collègue du bureau d’études, se lance à la poursuite du couple de fuyards.« 

Il ajoute que « l’objectif avec Inland a été « de tracer des lignes, des lignes esquissées dans les paysages de « l’après-guerre », maintenant que l’Algérie émerge d’une guerre livrée par l’islamisme à la société. Pas d’autre ambition dans Inland que de dessiner des lignes de fuite, des lignes de vie pourtant, des trajectoires actuelles qui viendraient se superposer à d’autres, répétées et infiniment plus anciennes. Parce que les cohortes ont toujours été là, innombrables, théories répétitives et vives d’êtres humains, inscrites dans l’histoire et la géographie profondes d’un espace, lignes circulantes, en mouvement sur une terre devenant l’Algérie. Un pays fabriqué de ces hordes barbares venues des confins de l’Europe, de ces armées romaines échouées sur ces premiers rivages africains, un pays s’inventant lors des retraites hasardeuses de pillards nomades, dans le sillage des conquérants arabes essoufflés a mi-chemin d’un Eden inventé par d’autres plus à l’Ouest, lignes de conquêtes et d’échecs passés aujourd’hui renouvelés. Cette géographie humaine instable, mouvante, nous l’aurons en tête au moment du départ de Malek, un topographe d’une quarantaine d’années chargé d’établir des relevés dans les Monts Daïa, une région très pauvre d’Algérie soumise il y a peu aux violences intégristes.« 

Interrogé sur les conditions du tournage, Tariq Teguia s’explique: « les images comment les fabriquer ? Ce film a été tourné en vidéo, mois pour des questions de budget car un kinescopage a été nécessaire pour obtenir une copie 35 mm, mais parce qu’il s’agissait de travailler dans la durée avec une équipe technique légère. Travailler longtemps, se donner le temps de sillonner les terres, de marquer une pause, de revenir sur ses pas, de se perdre avant de repartir une nouvelle fois. Travailler longtemps parce que l’imprévisible, autrement dit la part documentée de ce film, peut prendre du temps pour être découvert et se découvrir. Il est possible d’envisager un rythme d’ensemble où alterneraient durées longues-la fuite, la stase, le renoncement, l’abandon-et le jaillissement du plan court-la fuite encore, la parole qui se libère, la danse. Les sons comment les entendre ? Anticiper la matière sonore d’un film paraît encore plus aléatoire même si là aussi il est possible de baliser un paysage probable. Parce que Inland va aux déserts, on pourrait penser que le silence l’emporte. C’est en partie vrai car la retraite de Malek dans les Aurès, puis sa mission dans une zone dévastée où les paysans disent avec peu de mots leur détresse, sa rencontre enfin avec une jeune femme dont il ne partage pas la langue, la longueur du voyage qu’ensemble ils seront amenés à vivre à travers l’indifférencié de la steppe nous y invite. Mais les déserts savent aussi être bruissants pour cette raison qu’il leur arrive d’être peuplés et traversés d’immenses troupeaux de moutons en transhumance, sillonnés par des convois ferroviaires ou des véhicules tous terrains transportant deux fuyards. Dans le désert, le déplacement simple du sable emporté par le vent, le bruit des pas au contact de la rocaille fait musique. La parole ensuite. Inland, majoritairement, s’énonce en algérien, une langue sans statut officiel, reconnue de personne mais parlée de tous. Un film peut-être l’occasion d’une reconnaissance, une forme de tribut payé à un présent sonore idéologiquement banni, une contribution aux beautés d’une langue qui s’invente, continûment, s’enrichissant à d’autres sources que l’arabe, procédant souvent par métonymie, métaphores ou associations délirantes. Une langue démultipliée en parlers locaux parce que d’une région à l’autre, les accents et les intonations diffèrent, les mots parfois changent, les combinaisons entre les langues se renouvellent: plus d’Espagnol dans l’Oranais, influence majeure du berbère dans les contreforts des Monts Daïa, remontée-apparition de mots d’origine sub-saharienne à mesure que la ligne de fuite des personnages les emporte vers le sud. Cette langue peut quelquefois s’écrire, mais quasi  exclusivement sur les murs, rageusement, lorsque les slogans s’affichent pour durer plus durablement que l’émeute qui les a fait naître. Dans un registre similaire, Inland fait aussi entendre la parole haranguée, chantée ou déclamée par les chanteurs itinérants du Raï. Si leurs textes sont peu explicitement politiques, leur puissance de contestation demeure quant à elle bien réelle. Les Cheikhs qui animent les réunions clandestines d’amateurs d’alcool savent, installés en demi-cercle autour de la figure du Berrah qui lance à la cantonade les dédicaces payantes, parler librement et indifféremment du désir, de l’ivresse interdite, d’une petite route qui mène à Arzew, des maudites cartes de séjour tant espérées, de leur amour de Dieu. Voilà comment Inland fait coexister les flots de la langue émeutière, les déclamations mi-chantées mi-parlées du Berrah, la parole foisonnante et éructante des activistes politiques, les silences choisis d’un homme à moitié là et d’une jeune femme quasi mutique.« 

« A de très rares exceptions, Inland, comme mes précédents films,  fait appel à des acteurs non-professionnels…Que ce film soit fondamentalement une fiction n’a pas conduit à réinventer le réel ou même à le contredire mais bien à le creuser, à l’intensifier. C’est pourquoi Inland essaie de combiner le talent confirmé d’Ahmed Benaïssa avec la pure présence de bergers de la steppe, c’est pourquoi le personnage de Malek se modèle à partir des silences et du détachement longtemps inquiet de Kader Affak.« 

Inland a reçu le Prix FIPRESCI au Festival International du Film de Venise en 2008. Le long métrage a par ailleurs été présenté aux festivals de Thessalonique et Belfort en 2008, Rotterdam , Guadalajara  et Jeonju en 2009.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats :
La parole est à vous !

Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury).

Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, ainsi qu’à toutes les séances du Mercury (hors CSF) et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.
Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


Partager sur :