Dimanche 03 Février 2013 à 17h30 – 11ième Festival
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Luis Buñuel – France – 1964 – 1h32
Dans les années 30, Célestine, une jeune femme de chambre de 32 ans, arrive de Paris pour entrer au service d’une famille de notables résidant au Prieuré, leur vaste domaine provincial. La maîtresse de maison, hautaine et dédaigneuse avec sa domesticité, est une puritaine frigide, maniaque et obsédée par la propreté. Célestine doit alors affronter les avances du mari sexuellement frustré, ainsi que le fétichisme du patriarche, un ancien cordonnier qui lui demande de porter des bottines qu’il tient jalousement enfermées dans un placard. Malgré sa répugnance, Célestine est contrainte de côtoyer Joseph, le palefrenier de ses patrons, un rustre aux tendances sadiques, racistes et activiste d’extrême droite. Celui-ci a d’ailleurs des vues sur elle, l’associant à son projet de s’établir bistrotier. Claire, une petite fille pour laquelle Célestine s’est prise d’affection, est retrouvée violée et assassinée. Célestine est persuadée de la culpabilité de Joseph et feint d’accepter de devenir sa femme pour obtenir ses aveux. Devant son mutisme, elle fabrique de faux indices pour le confondre, tout cela en pure perte, puisqu’il sera finalement innocenté et partira ouvrir son bistro avec une autre femme. Parallèlement, Célestine entreprend de se faire épouser par le voisin de ses patrons, l’ex capitaine Mauger, un retraité aisé, autoritaire et tonitruant qu’elle domine cependant en exerçant subtilement son pouvoir de séduction…
Notre critique
Par Josiane Scoleri
Le journal d’une femme de chambre (1963) marque le retour définitif de Buñuel en Europe après une quinzaine d’années au Mexique et une première tentative en 1960 qui restera dans les mémoires puisque la réalisation de Viridiana lui vaudra à la fois la Palme d’Or à Cannes (1961) et une interdiction totale en Espagne jusqu’en 1977 ( cf. notre festival sur la censure l’an dernier). En adaptant le roman à succès d’Octave Mirbeau, 17 ans après le film réalisé par Renoir en 1946, Buñuel prend sciemment un risque qui est pour lui visiblement jubilatoire. Il s’agit rien de moins que de nous brosser un tableau de la société française, ou plutôt de la petite bourgeoisie de province tout ce qu’il y a de plus franco-française, pour ne pas dire foncièrement franchouillarde. Pour ce faire, il situe son film non pas l’époque du roman – qui avait été d’ailleurs conservée par Renoir – les années charnière entre XIXième et XXième siècle, mais au tournant des années 30. Ce choix n’est en rien aléatoire ou arbitraire. Et si le slogan que scandent les manifestants d’extrême droite à la fin du film Vive Chiappe ne dit plus grand chose à personne aujourd’hui, il convient de se souvenir que c’est le nom du préfet qui décréta la saisie et l’interdiction de L’âge d’or à Paris en 1930. Mais au-delà de ce petit règlement de compte personnel, le dernier plan, clairement symbolique, est là pour nous rappeler ce que signifièrent les années 30 pour l’Europe et le monde et nous mettre en garde encore et toujours vis à vis des soubresauts de l’histoire et de la myopie des hommes. Sur cette toile de fond qui situe d’emblée le propos du réalisateur, Buñuel va se saisir du personnage de Célestine et en faire le véritable centre de gravité d’un monde clos, perclus de conventions qu’il croit immuables. Mais attention, connaissant Buñuel, pas question d’en faire pour autant une «héroïne positive » qui véhiculerait les valeurs d’un prolétariat opprimé face à l’oppression obtuse de la bourgeoisie. Si la bourgeoisie est effectivement obtuse, Célestine, elle, est pour le moins énigmatique. Nous ne saurons jamais rien de son histoire personnelle. Elle promène sa fine silhouette de Parisienne élégante, loin des clichés de la soubrette avenante et primesautière et son visage à aucun moment ne trahit ses pensées ou encore moins ses sentiments, sauf à l’égard de Claire, la petite fille triste dont le destin tragique fera basculer le film et dont Célestine fera sa bataille personnelle.
Mais avant cela, dans la première partie du film, nous allons voir défiler tous ces personnages qui sont autant de fragments de la société de ces années-là. La mise en scène de Buñuel est très fluide et nous passons avec Célestine d’une pièce à l’autre à la découverte des lieux et de ses occupants. Les différents espaces sont strictement délimités et reflètent bien sûr les frontières de classe. Les domestiques en bas à l’office ou tout en haut sous les combles. Les maîtres de maison à l’étage noble. Mais les choses sont bien plus complexes que cette répartition générique. Car bien évidemment, qui dit interdit dit transgression, qui dit convention dit entorse à la règle. Et sur la question, nous pouvons amplement faire confiance à Buñuel. (cf. par exemple, la salle de bain privée de la maîtresse de maison où Célestine n’a pas le droit d’entrer – nous comprendrons bientôt pourquoi – ou le tapis de Chine dans la chambre du père, si précieux que tous doivent se déchausser avant d’entrer – nous verrons très vite qu’il y a des exceptions). Il existe en outre des frontières à l’intérieur de chaque camp (cf. le mur de clôture entre le domaine des Monteil et celui du capitaine) et des lignes de fractures transversales (cf. l’antisémitisme et la xénophobie qui unit le palefrenier à l’ancien militaire en passant par le sacristain). Les rapports entre maîtres et domestiques permettent à tout moment une double perspective, un double regard sur les êtres et les situations. Tout dépend toujours de la position de celui qui regarde. À ce titre, le personnage de Célestine se situe volontiers dans un entre-deux, car si elle appartient sans conteste à la France d’en bas, elle mène sa barque en solitaire, moins prisonnière de sa condition dont elle arrivera d’ailleurs à s’extraire à la fin du film.
Dans cette galerie de portraits, même les traits qui pourraient paraître anecdotiques sont lourds de sens. Le père débaptise Célestine et l’appellera Marie. Ce n’est pas une lubie de vieux qui radote. Il a appelé ainsi toutes ses femmes de chambre car, en effet, la personne ne compte pas, elle disparaît totalement derrière la fonction. (C’est, de fait, ce qui se passe encore aujourd’hui avec les employés de maison qui sont souvent immigrés). Le rapport de classes détermine jusqu’à l’identité de la personne.. Voilà qui n’est pas anodin. En bon fétichiste, de toute façon, pour le vieux Rabour, les êtres servent avant tout à faire vivre les objets. Et Buñuel se régale avec ses multiples plans sur les bottines de Célestine (dès le début du film dans la calèche avec Joseph) et la démarche ondulante de Jeanne Moreau sur le fameux tapis chinois….Le nom même de Rabour est sans doute un clin d’oeil au titre du plus célèbre roman de Huysmans : «À rebours», cité dans la première scène entre Rabour et Célestine. On le sait, chez Buñuel les détails ne doivent rien au hasard. À cet égard, le personnage de Mme Monteil, qu’on pourrait croire convenu en bourgeoise hautaine et frigide, nous gratifie d’une scène des plus cocasses où, en bonne épouse catholique, tourmentée par son incapacité à combler le fort appétit sexuel de son mari, elle demande au curé, interloqué, comment s’y prendre !!! Faisant d’une pierre deux coups, Buñuel assaisonne en un tourne main l’Église catholique, une de ses têtes de turc favorite, et l’hypocrisie de la morale dominante. Mais le réalisateur n’y va pas non plus de main morte avec ceux qui loin de se révolter font le jeu des pouvoirs en place, au premier rang desquels nous trouvons bien sûr Joseph, le palefrenier. Incapable de solidarité vis à vis de ses pairs, il moucharde auprès des maîtres, mais bien pire encore se laisse mener par sa pulsion de mort (cf. sa chambre tirée au cordeau qui est un autre de ces détails qui font mouche dont Buñuel aime à parsemer ses films) à la fois par son activisme du côté des fascistes et son passage à l’acte sanglant C’est le personnage le plus noir du film, mais il s’en tirera. Et la dernière scène où l’on voit Joseph en fier tenancier de bistrot secondé par son aguichante épouse est bien là pour nous signifier qu’il il n’a pas été entravé dans son rêve d’ascension sociale et que la justice a failli. Mais Célestine demeure de loin le personnage le plus complexe du film. Impénétrable, elle va son chemin, allant jusqu’à se mettre en ménage avec Joseph et à lui promettre le mariage pour arriver à le confondre. Près du but, elle n’en perd pas de vue pour autant ses intérêts et saute sur l’occasion de se marier avec le capitaine. Son stratagème échouera, mais elle aura réussi à sauter la barrière de classe.
Le journal d’une femme de chambre est souvent considéré comme un film mineur dans la filmographie de Buñuel. Il n’a certes pas la flamboyance surréaliste à laquelle on associe immanquablement le nom du réalisateur. C’est cependant un film d’une densité absolue, où le montage serré aboutit à un flux tendu sans le moindre temps mort. Un film efficace qui ne mâche pas ses mots et va droit au but.
Sur le web
Le Journal d’une femme de chambre est la troisième adaptation du roman éponyme d’Octave Mirbeau, paru en 1900, après la version russe de M. Martov intitulée Dnevnik gornitchnoi et celle de Jean Renoir. Alors que l’intrigue du roman se déroulait à la fin du XIXe siècle, Luis Buñuel a décidé de situer son histoire en 1930, année qui coïncide avec son arrivée en France. Le Journal d’une femme de chambre marque le début de la période française de Luis Buñuel. En effet, à l’exception de Simon du désert et Tristana, ses films sont tous tournés en France jusqu’à la fin de sa carrière.
Luis Buñuel avait pour habitude d’écrire ses scénarii à quatre mains. Sur Le Journal d’une femme de chambre, il a collaboré avec Jean-Claude Carrière, qui interprète d’ailleurs dans le film le curé. Isolés pendant des semaines, les deux hommes vivaient ensemble pendant cette étape de la production. Par la suite, Jean-Claude Carrière signera les scénarii de La Piscine, du Tambour, du Hussard sur le toit ou encore de Birth.
Lors de la dernière séquence du film, on assiste à une manifestation de groupes d’extrême-droite durant laquelle est scandée la formule « Vive Chiappe ! », qui n’est autre que le nom du préfet de police de Paris qui censura en 1930 L’ Âge d’or de Buñuel.
L’une des plus célèbres scènes du film est celle où l’on voit Jeanne Moreau chausser des bottines à la demande du patriarche de la famille, Rabour. Le fétichisme est l’un des thèmes récurrents dans la filmographie de Luis Buñuel, notamment dans El, L’Âge d’or, Viridiana et Belle de Jour. En effet, le cinéaste avoue être amusé et intéressé par la perversion sexuelle mais se défend en revanche d’avoir ce genre de comportement.
Jeanne Moreau a reçu en 1964 le prix de la meilleure actrice au Festival International du film de Karlovy Vary pour son interprétation. Luis Buñuel a choisi la comédienne après l’avoir vue dans Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle. Le cinéaste a été frappé par la démarche de l’actrice, sur laquelle il revient dans son autobiographie, Mon dernier soupir : « J’ai toujours été sensible à la démarche des femmes, ainsi qu’à leur regard. Dans Le Journal d’une femme de chambre, au cours de la scène des bottines, j’ai pris un vrai plaisir à la faire marcher et à la filmer« .
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
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