La chambre interdite



Vendredi 18 décembre 2015 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Guy Maddin  – Canada – 2015 – 1h59- vostf

Dans le sous-marin SS Plunger, l’oxygène se fait rare. Le compte à rebours vers une mort certaine est enclenché. L’équipage cherche en vain le capitaine, le seul capable de les sauver. Soudain, de manière improbable, un bûcheron perdu arrive parmi eux et leur raconte comment il a échappé à un redoutable clan d’hommes des cavernes. Sa bien-aimée à été enlevée par ces hommes féroces, et il est prêt à tout pour la sortir de là.
Embarquez dans le SS Plunger et faites le tour du monde des paysages oniriques, dans un tourbillon d’aventures peuplées de femmes fatales, de fous à lier et d’amoureux transis.

Notre critique

Par Bruno Precioso

« Le sens de die Sehnsucht n’est ni un sentiment foncièrement négatif ni positif: il représente un objet du désir inatteignable et qu’il n’est pas forcément souhaitable d’atteindre. C’est une émotion en rapport à une certaine incomplétude ou imperfection. Elle a été décrite comme une soif de vie ou un quête individuelle du bonheur se heurtant à la réalité de souhaits non satisfaits. » (D. Krotter-Grühn, Journal or Research in Personality, 2009)

« Il y a une forte exigence d’avoir des films identiques à la vraie vie. Mais nous vivons la vraie vie. Pourquoi n’exercerions-nous pas cette tradition de l’enfance dans des formes adultes qui dégageraient ces émotions que les enfants ressentent ?« 

Tout apparaît et disparaît sans cesse dans La chambre interdite : les personnages, les histoires, tout se perd dans un tourbillon de récits pour s’enchaîner selon une trajectoire sans logique apparente, qui nous guide en nous perdant. La fascination de Guy Maddin pour le passé explose au grand jour, et avec elle l’ensemble des thématiques chères au Canadien de Winnipeg. Spiritisme et psychanalyse, mémoire et musique, cinéma de l’enfance et et enfance du cinéma, tout ce qui s’est éloigné et qu’il faut accepter de voir partir. Film perdus, morceaux de films mutilés, idées de films inachevés, tout cela forme ce que Maddin appelle la « matière » de son film… une antimatière – ou pour ainsi dire une forme de négatif, ce qui est bien le moins au cinéma… paradoxalement puisque c’est là le deuxième long du Canadien qui ne soit pas tourné sur pellicule.

A 59 ans, le réalisateur n’est certes pas un inconnu. Dès son premier court-métrage (The dead father, 1986), Maddin qui est encore peintre en bâtiment affirme une esthétique originale fondée sur l’usage du noir et blanc, une image salie à la manière bandes des années 1920, des décors artificiels semi-mythiques… Reconnu pour son troisième long (Careful en 1991), il reçoit en 1995 la Telluride medal mais c’est entre 2003 et 2007 qu’explose véritablement sa carrière internationale (The saddest music in the world, Des trous dans la tête, Winnipeg). Pour son onzième long-métrage, Guy Maddin s’est fait une proposition radicale à la trame narrative éclatée et à l’identité visuelle unique, retrouvant la couleur de ses débuts, inventant un son témoignant de la transition entre muet et parlant, renouvelant sans la perdre la signature artistique qu’il avait imposée.

Pour la permière fois Maddin co-réalise son film (avec Evan Johnson), les deux comparses ayant partagé leur quête des traces les plus infimes d’oeuvres oubliées: scénarios, photos de tournage,critiques, morceaux de pellicule, simples titres parfois… Les bobines perdus sont signées Murnau, Hitchcosk, Borzage, Lang, Vigo, Ford ou Esper; les films de ces cinéastes mythiques qui n’ont jamais abouti à des longs-métrages sont pour Guy Maddin « des corps, disparus sans laisser de cadavre, privant leur famille de toute possibilité de deuil« . Détruits par la production, brûlés par l’équipe ou simplement mal conservés, ces trésors (potentiels!) des 50 premières années du septième art restés dans l’ombre hantent Guy Maddin et Evan Johnson qui se donnent donc pour mission de leur offrir, via l’invocation adéquate, une deuxième vie : « Il est facile de rapprocher ces travaux perdus, dont les seules traces restantes sont quelques photos de tournage ou autres critiques dans Variety, avec des esprits errants qui resteraient nous hanter.« 

Le projet initial est conçu comme un travail international de longue haleine fait d’emboîtements complexes : Séances, dans le cadre duquel s’inscrit Spiritismes, dont La chambre interdite est un avatar autant qu’une étape intermédiaire. Initialement un seul lieu de tournage est prévu, avec une base d’une centaine de bribes de films à exploiter dans autant de décors que de films-fantômes à faire revivre, une caméra se déplaçant d’un décor à l’autre pour construire le film en temps réel; un moyen de ressusciter le cinéma des débuts, proche du théâtre, et de créer comme une performance artistique un long métrage en prise unique et directe. Ce dispositif trop lourd et trop coûteux à mettre en place est abandonné pour des séries de courts voués toujours à rendre vie à ces bribes cinématographiques; les courts sont tournés en une prise publique et en une journée par film, accueillie par des musées : d’abord Beaubourg (17 films, réunissant majoritairement des acteurs français) puis le centre Phi de Montréal (12 films, dominés par des acteurs canadiens). En France comme au Québec, le dispositif était le même : chaque journée était organisée au sein d’un véritable décor de cinéma fabriqué en fonction du genre abordé dans la journée (aventure, romance…). L’équipe réunie dans la matinée procédait à une séance de spiritisme convoquant l’esprit du film du jour, et une fois en transe, les comédiens dirigés par le cinéaste canadiens se laissaient imprégner par l’atmosphère du film disparu. En parallèle, une équipe tirait de la séance un court-métrage en filmant et en activant autour d’eux les lumières. Le tout donnait lieu à un travail diffusé sur Internet dans le mois qui précédait le long-métrage (25 courts diffusés pendant 48h chacun), et après la sortie en salle doit ouvrir à de nouveaux prolongements  – pour certains encore secrets. Le projet, face visible d’une recherche documentaire virtuellement sans fin, trouva son achèvement avec le refus du MOMA d’accueillir des tournages pour prolonger l’expérience.

« J’ai l’impression que le numérique tend vers la prolifération et la pellicule vers la préméditation. » (Patrick Wang, réalisateur)

On chemine dans cette Chambre interdite comme en un labyrinthe au plan soigneusement embrouillé non seulement par Guy Maddine et Evan Johnson, mais aussi par le scénariste canadien Robert Kodyk et le poète américain John Ashbery. A quatre mains, et avec l’habileté du monteur John Gurdebeke, ils ont mis sur pied une circulation possible entre les 29 fragments qui n’exclut évidemment pas d’autres arrangements, et laisse apparaître à qui sait chercher une structure plus classique en trois actes. L’objet filmique non identifié né de cette expérience témoigne d’un appétit physique de cinéma où Guy Maddin donne libre cours à sa prédilection pour l’image et la pellicule, prenant un plaisir manifeste à ce carrousel hypnotique évoquant le mixage musical autant que la savante construction d’un found footage paradoxal. Comme l’illustre le fragment introductif, réinvention du « comment prendre un bain » de Dwain Esper, La chambre interdite convoque des formes disparues (le film d’éducation), parfois des moments précis de l’histoire du cinéma (ici 1937), mais toujours sur un mode ludique. S’entremêlent des moments (en fait des films indépendants) « à la manière de » cinéastes multiples et éloignés dans le temps, parfois même à la manière de cinéastes inconnus ou dont la manière n’a plus d’incarnation concrète… il s’agit alors de l’inventer. Les références ne pèsent pas puisqu’elles sont pour la plupart inaccessibles même au cinéphile le plus pointu, évitant de transformer le projet en jeu de piste. Au lieu de trouver ou retrouver, on se perd. Dans cet univers instable, la familiarité est portée par un casting inattendu d’acteurs internationaux, dont l’identification aisée est paradoxale puisque la multiplication des rôles qui leur sont attribués rend cet unique repère mouvant. Les figures contemporaines comme l’utilisation affirmée du numérique épargne au projet le caractère d’une caricature nostalgique.

Ces fantômes de films cousus entre eux qui se parasitent, s’interpénètrent constituent donc une créature de Frankenstein en bien des points semblable à celle qui épouvanta le public de James Whale en 1931. Le film s’ouvre sur une citation de l’évangile de Jean, on terminera donc avec l’apôtre dans une prémonition du film : « En vérité, si le grain meurt, il reste seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. » Amen.

Sur le web

À l’origine de ce projet de longue haleine, il y a un cinéaste, Guy Maddin, et son obsession pour ce qu’il nomme « des corps, disparus sans laisser de cadavre, privant leur famille de toute possibilité de deuil ». Il ne parle pas de véritables humains mais de films disparus, entamés par des cinéastes mythiques (Hitchcock, Lang, Vigo, Murnau…) qui n’ont jamais abouti à des longs-métrages reconnus de tous. Détruits par la production, brûlés par l’équipe ou simplement mal conservés, ces trésors des cinquante premières années du septième art restés dans l’ombre ont été invoqués par Guy Maddin au cours de séances de spiritisme un peu particulières. Il explique: « Et un jour, j’ai fini par déclarer dans une interview que si je ne pouvais pas voir ces films, j’allais devoir me résoudre a les recréer moi même. C’est une idée que j’ai fini par prendre au sérieux. Avant cela, dans les années 90, j’ai réalisé plusieurs courts métrages, dont ma propre version d’un film disparu d’Abel Gance : La Roue. Mais j’ai découvert que le film n’était pas du tout perdu, c’est juste qu’il n’était pas disponible dans mon vidéo club ! Le film existe, il fait quatre heures, et moi j’en ai fait un film de quatre minutes (rires). J’ai reproduit exactement le même schéma quelques années après: j’ai réalisé The Heart Of The World, d’après La Fin du monde d’Abel Gance, mais là encore, j’ai appris après coup que le film existait toujours. Donc mes deux premières tentatives de rendre hommage à des films disparus se sont soldées par deux films redondants. Heureusement ils sont courts. Ils débordent d’énergie alors que les versions d’Abel Gance sont bien sûr complètement boursouflées.« 

Dans le but de restituer au mieux l’esprit des grands cinéastes et de leur films disparus, Guy Maddin a procédé à 18 séances journalières de tournage, au milieu du centre Pompidou à Paris, en compagnie d’acteurs de renom (Mathieu Amalric, Charlotte Rampling, Géraldine Chaplin…). Réunies sous le nom de Spiritismes, ces journées étaient organisées au sein d’un véritable décor de cinéma fabriqué en fonction du genre abordé dans la journée (aventures, romance…). L’équipe se réunissait dans la matinée et procédait à une séance de spiritisme convoquant l’esprit du film en question. Une fois en transe, les comédiens furent dirigés par le cinéaste canadien et se laissèrent imprégner par l’atmosphère du film disparu. En parallèle, une équipe tirait de la séance un court-métrage en filmant et en activant autour d’eux les lumières. Le public fut libre d’assister au tournage et pouvait même prolonger l’expérience en direct sur Internet, via un site web qui retransmettait les images tournées sans le son. Si l’installation Spiritismes au centre Pompidou permit le tournage de 17 courts-métrages, Guy Maddin ne s’arrêta pas là et continua son périple à Montréal, au centre Phi, pour trois semaines de tournage. Le même procédé fut utilisé : une séance de spiritisme matinale aida les acteurs à s’imprégner de l’histoire ainsi ressuscitée, pendant que l’équipe filmait la scène et que le public était invité à regarder. Le casting fut néanmoins différent. En effet, il fut composé, logique oblige, d’acteurs canadiens : Clara Furey, Roy Dupuis … Douze courts-métrages ressortirent de cette expérience.

Au départ, Guy Maddin prévit de recruter ses acteurs français en piochant dans ses contacts Facebook, leur donnant rendez-vous dans la capitale. Par le biais de son producteur, il fit la rencontre d’Alexandre Nazarian, directeur de casting, qui lui proposa alors une liste d’acteurs susceptibles d’être partants pour ce projet singulier. En lieu et place d’auditions, le cinéaste rencontra ses acteurs autour d’un café et prit le temps d’expliquer à chacun ses intentions. Des répétitions furent organisées en amont afin d’établir la teneur générale de chaque séance.

En piochant dans les multiples films oubliés ou disparus qu’il souhaitait exhumer, Guy Maddin choisit d’imaginer une continuation personnelle aux fragments qu’il put tirer de ses recherches. Il s’entoura du poète américain John Ashbery (qui écrivit les dialogues d’How To Take A Bath), d’Evan Johnson et de Robert Kotyk pour portraiturer ses histoires. Ils écrivirent de telle manière qu’une histoire puisse être interrompue à un moment tendu pour mieux laisser place à une autre au moment du montage, utilisant ainsi au maximum la matière des 29 courts-métrages produits au final. Selon Johnson, il y a malgré tout derrière cet assemblage une structure en trois actes plus classique que le spectateur peut dénicher en creusant.

Après l’écriture et l’expérience de tournage en public, Guy Maddin décida de passer au long-métrage avec La Chambre Interdite et ce qu’il prénomme Les Séances. Deux versions d’un même projet : le premier a été pensé pour le cinéma et le second fut construit pour une exploitation web. Pourtant, les deux « fonctionnent ensemble », selon les propos de son réalisateur.

En parallèle de la sortie cinéma du film, La Chambre Interdite se retrouve sur Internet sous deux formes quelque peu particulières. La première, intitulée Séances, présente sur un site de multiples morceaux des courts-métrages tournés par Guy Maddin. L’internaute choisit, une fois sur le site, un mot, un son et une image. En échange lui est proposé une combinaison inédite tirée dans la base établie par les morceaux mis en ligne. Une histoire nait alors à partir de la combinaison de ces trois éléments, piochant dans la multitude d’extraits disponibles. A un moment du récit, une autre histoire s’immisce et parait former une nouvelle intrigue. Au final, le spectateur revient à l’intrigue de départ et bénéficie d’une conclusion. « Le participant est amené à s’impliquer juste assez et à choisir ainsi s’il souhaite prolonger la séance indéfiniment, bien au-delà de la durée standard d’un long métrage, jusqu’à ce qu’il se sente rassasié par cette grande brassée d’histoires, ou s’en trouve effrayé« , explique Guy Maddin.

En dehors des Séances qui prolongent l’expérience du film, La Chambre Interdite va bénéficier d’une promotion inédite qui offre à son tour une autre vision du projet de Guy Maddin. Un mois durant, un extrait par jour du film sera diffusé sur un site partenaire et ce pour une durée de 48 heures. Passé ce délai, cet extrait est destiné à disparaître sauf si l’internaute averti choisit de le capturer et de le proposer sur le site du film. Le fragment et ses versions enregistrées par les amateurs seront mis chaque jour en avant sur le site. Au final, ceux qui auront eu la patience de capturer tous les extraits du film se verront récompensés par la production.

Interrogé sur le montage et le tournage du film, Guy Maddin explique: « Ce qui m’a réellement permis de sauter à pieds joints dans ce projet, c’est que pour la première fois je travaillais entièrement en full digital color au lieu de la pellicule. J’ai complètement perdu mes repères, mon mojo et mes habitudes sassy, parce que quand je regardais les prises chaque jour, les images ne me semblaient plus assez transformées, cela ressemblait trop au monde réel. Ce que je voyais ne me plaisait pas trop. Et c’est là, entre autres, qu’ Evan Johnson s’est montré d’une très grande aide. C’est un maître ès couleurs, il trouvait toujours les meilleures palettes et les meilleures textures.C’est un autodidacte, et cela nous a permis de retrouver quelque chose que je croyais perdu : l’heureux hasard. Comme quand on ouvrait par mégarde un appareil et qu’on voilait toute la pellicule. A l’ère numérique, ça parait plus compliqué, mais Evan Johnson était à la fois si maladroit et ingénu qu’il trouvait plein de nouveautés. Il voulait à tout prix que les images n’aient pas l’air tout droit sorties d’un autre film. J’ai presque deux fois son âge, et je l’ai vu faire des choses dans le monde numérique que je faisais a l’époque dans le monde analogique. Maintenant que j’y pense, je me rends compte qu’on a beaucoup plus de points communs que je ne le pensais, il m’a même appris qu’on avait fait les mêmes petits boulots au même age, nous sommes un peu comme ces jumeaux siamois qu’il faut séparer chirurgicalement !« 

« Je crois que j’ai recherché une esthétique de films évoquant le mal-être physique« . C’est en ces termes que s’exprime Guy Maddin, réalisateur de La Chambre Interdite. Le cinéaste a cherché à reproduire au maximum la détérioration qui atteint les images de films en fin d’âge, « tellement organiquement déformées et torturées qu’elles m’ont rappelé l’ectoplasme que l’on voit toujours sur les photos de spiritisme », explique t-il. Le tournage en numérique a été contrasté par une volonté d’abîmer une image souvent considérée comme propre, saturant au maximum la palette colorimétrique et multipliant les accrocs sur l’image.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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