La Commissaire



Mercredi 06 Février 2012 à 20h30 – 10ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Alexandre Askoldov – URSS – 1967 – 1h50 – vostf

Une petite ville d’Ukraine en 1922. La commissaire, Klavidia Vavilov, chargée de la bonne tenue militaire des troupes d’un détachement de l’Armée Rouge s’installe dans la ville reprise aux Blancs. Femme dure qui n’hésite pas a faire fusiller un déserteur coupable d’être aller retrouver sa femme pendant quelques jours mais aussi femme tout court sur le point d’accoucher malgré tous les efforts pour faire passer l’enfant indésirable…

Notre critique

Par Bruno Precioso

En choisissant d’adapter à l’écran la première nouvelle de Vassili Grossman, Alexandre Askoldov se positionne en 1967 sur un terrain dangereux. De manière parfois invisible, le film aborde des polémiques intérieures à la vie culturelle et politique soviétique et concentre des problématiques qui se sont assez largement éloignées de nous, mais auxquelles l’année 1967 restitue toute leur acuité. La littérature est le premier univers d’Askoldov, qui ne s’oriente vers la mise en scène que tardivement (il a 35 ans lorsqu’il réalise La Commissaire, son film de fin d’études). Il est donc naturellement le scénariste et le réalisateur de cet unique long-métrage, interdit pendant 20 ans (de 1967 à 1987) pour positionnement pro-sioniste; dans le contexte de la guerre des Six Jours, et compte-tenu de la prise de position internationale pro-palestinienne du gouvernement soviétique, cette critique signifiait la destruction pure et simple du film. La sanction logique pour activités sionistes tomba en 1969 : exclusion d’Askoldov du Parti communiste soviétique et interdiction de retravailler comme réalisateur. Le film eût dû être perdu. La survie des négatifs ne tint qu’à désobéissance des conservateurs des archives d’État du cinéma (Gosfilmofond), probablement sur l’ordre du puissant directeur du Comité du cinéma Sergueï Guerassimov, puisque c’est dans son coffre personnel que furent retrouvés l’essentiel des négatifs après sa mort en 1985. Enfin, en 1987, Askoldov obtint (difficilement) que son film soit reconstitué, puis présenté en URSS et dans le monde entier. Dès sa diffusion en 1988, il remporte nombre de prix dont l’Ours d’argent au festival de Berlin. La carrière cinématographique d’Alexandre Askoldov est néanmoins derrière lui, si ce n’est l’occasion que lui donne Otar Iosseliani de jouer son propre rôle dans le film La Chasse aux papillons en 1992. La fin des années 1980 le voit parcourir les pays occidentaux pour revenir sur son expérience de cinéaste, et son dernier projet (l’adaptation de son roman Le Retour à Jérusalem au cinéma) n’a jamais abouti.

Fidélité à la littérature

Tout dans le film d’Askoldov renvoie à la littérature, en particulier aux combats intellectuels et idéologiques portés par les maîtres du roman de la deuxième guerre mondiale Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, inventeurs du concept de roman noir. Leur enquête colossale sur les exécutions de juifs en Ukraine par les nazis, et leur collecte de témoignages sur la guerre fut suivie de près par les intellectuels jusqu’à la dissolution du Comité juif antifasciste sur ordre de Staline (1948). C’est précisément le premier récit de Grossman (Dans la ville de Berditchev paru en 1931) que choisit d’adapter Askoldov, et ce projet est lancé en 1967, trois ans après la mort de Grossman et le mois même de la mort d’Ehrenbourg. Entreprise audacieuse, puisque Grossman avait terminé sa carrière d’écrivain par un livre-testament, Vie et destin, achevé en 1962 et immédiatement saisi par le KGB. Le roman est donc détruit et irrémédiablement perdu. Mais en 1970, certains textes inédits de Vassili Grossman apparaissent en Allemagne, apportés par des transfuges soviétiques. En 1980, des brouillons miraculeusement conservés de Vie et destin sont sortis d’URSS grâce à des microfilms d’Andrei Sakharov. Le roman est enfin publié en Suisse la même année. Il faut attendre la glasnost pour qu’il paraisse en Russie en 1989, un an après la sortie du film d’Alexandre Askoldov. Destins croisés étonnamment proches.

Les considérations de Grossman, très explicites et ne laissant aucun doute sur l’avenir de son ouvrage, portaient les problématiques qu’affronte le film : la considération à accorder aux minorités culturelles ou à la cellule sociale de base, la valeur des traditions et de la mémoire familiale, les dangers encourus dans la guerre par les juifs. Un regard éminemment politique sur l’engagement et la part d’humanité qu’on préserve ou qu’on perd dans la quête d’une pureté idéologique. « Ce qui se jouait […] c’était le sort des Juifs, que l’Armée rouge avait sauvés, et sur la tête desquels Staline s’apprêtait à abattre le glaive qu’il avait repris des mains de Hitler, commémorant ainsi le dixième anniversaire de la victoire du peuple à Stalingrad. » écrit Vassili Grossman, condamnant naturellement son roman par ce rapprochement entre stalinisme et nazisme. L’adaptation d’Askoldov maintient les ressorts essentiels de Grossman, mais fait exploser certains des cadres qui rendaient son récit « audibles » par les autorités soviétiques. La judéité reste au coeur en apparence, jusque dans l’humour de certains personnages : « Le premier jour Dieu a créé les patates. Le deuxième jour, il a créé les patates. Le troisième jour, il a créé les patates. Le quatrième et le cinquième jour, il a aussi créé les patates. Pourquoi a-t-il fallu qu’il crée l’homme le sixième ? » Mais les remaniements, pour être discrets sont lourds de sens : l’ennemi n’est plus l’adversaire de toujours (les Polonais chez Grossman) mais il est introuvable ; le couple de juifs change de prénom (Beila et Haïm chez Grossman, Maria et Efim pour Askoldov) ; les symboles religieux sont ajoutés par le cinéaste et constitue un discours souterrain à eux seuls ; le film convoque les ouvrages de Grossman à l’occasion d’une simple anecdote (la barbe de la nouvelle Quatre journées) ou de l’évocation des textes-clefs de Grossman sur l’anéantissement des communautés juives (Le vieux professeur, L’enfer de Treblinka et trois chapitres de Vie et destin). Plus fondamental, le film fait plus qu’adapter le récit. Il lui répond, d’une guerre à l’autre (de la guerre civile, 1920 pour le récit, à la Grande guerre patriotique), faisant le compte du prix payé en combat et en morts, et du sens de la lutte. Tous les échanges écrits par Askoldov entre la commissaire et ses hôtes tournent autour de cette question, et de la leçon historique à en tirer en 1967, avec le recul procuré par les souffrances endurées en 1920 et 1942. C’est précisément la discussion dans la cave qui porte explicitement le doute. Dans l’atmosphère du film, si plus rien n’identifie Berditchev, la « Jérusalem de Vollynie » du récit d’origine, le huis-clos de La Commissaire est profondément marqué par le judaïsme hassidique de la ville chère à Grossman (et martyrisée par les nazis) : passivité devant les persécutions et le risque de mort, chants et danses pour conjurer la peur…

La Commissaire déploie une dimension éthique où il n’est pas facile de trancher entre enjeux individuels et collectifs, intellectuels et émotionnels, politiques et privés. Et lorsque la rectitude idéologique de l’énergique Vavilova rencontre le monde fragile et résigné des Magaznik, la distance qui sépare la Révolution de ceux pour qui elle s’est faite paraît plus grande que jamais. Du Kedoushat Levi, l’ouvrage résumant l’enseignement du rabbin Levi Yitzhok, plus grande figure du judaïsme hassidique russe dont le tombeau à Berditchev est encore un lieu de pèlerinage international, Vassili Grossman conserve ces mots qu’il place au coeur de Dans la ville de Berditchev : « Seul celui qui avertit les gens en douceur, insiste sur l’élévation de leur âme et sur leur honnêteté, est digne de diriger un peuple. » Peut-être cette réflexion justifiait-elle à elle seule l’interdiction du film d’Alexandre Askoldov.

Sur le web

 …Au moment où la perestroïka commence et qu’un certain nombre de films alternatifs sont produits, une commission est créée, toujours sous l’égide d’Elem Klimov, pour, je cite, « libérer » des films. En 1987, les gens qui sont dans cette commission font le tour de tous les placards et de toutes les étagères des studios de cinéma soviétiques pour aller chercher tout ce qui a été interdit par le pouvoir soviétique. Il y a des films qui ont été interdits, des morceaux de films qui ont été interdits, quelques scènes, des musiques qui ont été interdites. Tout ou presque va être retrouvé… Tout est remonté, on sort, on ressort les films. Le film emblématique de l’époque s’appelle La Commissaire d’Alexandre Askoldov. C’est un film de 1967 avec Rolan Bykov, film qui avait été fini, dont on avait fabriqué les génériques, mais qui avait été totalement interdit et n’était jamais sorti ...(Joël Chapron)

La Commissaire est donc l’unique film d’Alexandre Askoldov réalisé en 1967 et censuré jusqu’en 1987. Il a été primé par l’Ours d’Argent du Festival de Berlin en 1988. Après le Festival de Berlin, rien n’est plus comme avant pour Alexandre Askoldov. Désormais, celui-ci est un metteur en scène connu et reconnu. Enfin, il existe comme artiste. Fin mai ou début juin 1988, son film est l’évènement du Festival International de San Francisco.Au cours d’une conférence de presse, le cnéaste déclare que les raisons pour lesquelles La Commissaire est resté si longtemps sur l’étagère sont complexes. Avant tout, il s’agissait de « la conception éthique du film « , qui « divergeait avec de nombreux dogmes officiels, éthiques et politiques du pays, de l’État et de la société « .(1)

« Mon histoire, celle de La Commissaire, tient entre deux dates 1967-1987. Ma vie, c’est le trait d’union entre les deux. Diplomé de l’Ecole de Cinéma de Moscou, j’ai voulu raconter les mauvais traitements, le véritable génocide que la révolution naissante a infligé aux juifs d’Ukraine plus de quinze ans avant Hitler. Fou que j’étais I J’ai bien senti que le scénario gênait, mais je croyais mes compatriotes plus aptes à l’autocritique qu’ils ne prétendaient l’être. Je ne voulais ni provoquer ni épater, mais j’avais mon credo moral déjà prêt. Je sentais, sans vouloir fantasmer, que j’allais à rebours de tout l’enseignement de l’époque. La Commissaire terminée n’a eu qu’une projection, une seule, à l’issue de laquelle on a incriminé l’auteur de tous les péchés de la Russie. J’ai protesté. On est venu chercher les bobines du film. Par la suite, on a dit à ma femme qu’elles avaient été brûlées. J’ai écrit à Souslov. C’était l’éminence grise de la doctrine socialiste. La destruction d’une oeuvre d’art, disait ma lettre, est une action barbare qui n’a pas de sens, et qui évoque la destruction des livres à Nuremberg par un régime odieux. A partir de ce moment, le travail pour moi s’est fait rare. Heureusement, je ne suis pas trop maladroit pour faire des meubles de mes mains. J’ai survécu. Aujourd’hui, à Moscou, avoir eu un film au placard est presque un élément du snobisme. Beaucoup de metteurs en scène se, fabriquent, à peu de frais, une légende de persécuté. Moi, je suis la légende. J’ai vu, de mes yeux, le placard aux oeuvres interdites. Et ce ne sont pas, des bobines de films mais des âmes qui y pourrissent… »(Alexandre Askoldov interrogé par Alain Riou du Nouvel Observateur en 1988).

Lorsqu’il préparait sa thèse sur Mikhaïl Boulgakov, Alexandre Askoldov a, sans nul doute, noté cette phrase de l’écrivain, qui résume si terriblement de nombreuses pages de la culture russe du XXe: « Les manuscrits ne brûlent pas. » Il s’avère que les films non plus. Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov ou Vie et Destin de Vassili Grossman ont été publiés pour la première fois en URSS, respectivement, 26 et 24 ans après la mort de leurs auteurs. La Commissaire n’a eu « que » 20 ans à attendre, après son interdiction. Ces oeuvres n’ont pas changé. Ce qui a changé, c’est l’Union soviétique qui, lentement, lourdement, pesamment, est parvenue à accepter, peu avant de s’écrouler, ce que ses artistes les plus brillants et – donc? – les plus persécutés avaient à dire(1).

(1) Article de Cecile Vaissie intitulé « La non-existence, punition des artistes soviétiques non-conformes, le cas d’Alexandre Askoldov et de son film, La Commissaire« , paru dans la Revue Communisme 70-71 en 2002.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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