La Jeune Fille et l’Araignée



Samedi 06 Novembre 2021 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Ramon Zürcher et Silvan Zürcher – Suisse – 2021 – 1h38 – vostf

Pendant des années, Lisa a vécu en colocation avec Mara et Markus. Mais le moment de prendre un appartement pour vivre seule est enfin venu. Un curieux manège de désirs prend son envol. Un film catastrophe tragi-comique, une ode poétique au changement et à l’éphémère.

Notre article

par Josiane Scoleri

La jeune fille et l’araignée est un film qui frappe au premier abord par la volonté d’affirmer, d’afficher même, les partis pris de sa construction. Il est clair que le découpage et le montage ont été entièrement pensés et réfléchis en amont. Nous avons affaire, de toute évidence, à un cinéma où le concept l’emporte sur l’impulsion et où l’improvisation n’a guère de place.

Et pourtant, c’est un film qui ne parle que de sentiments, d’émotions, plus ou moins refoulés -plutôt plus que moins- et de pulsions irrépressibles, avec de nombreuses allusions sexuelles, tant dans les dialogues que dans les images. Il suffit de penser à l’image du marteau piqueur qui ouvre le film et le scande à intervalles réguliers, ou à la toute première phrase qui fait référence à l’herpès de la protagoniste. De même, la colocataire insomniaque réclame avec insistance 2 œufs tout ronds et bien chauds pour le petit-déjeuner, les œufs désignant en argot …les couilles.

Cette manière très indirecte d’aborder les choses contribue grandement à créer la tension qui sous-tend les rapports entre les personnages, par moments jusqu’au malaise. D’ailleurs, dans La jeune fille et l’araignée, tout est avant tout question de regards. De regards furtifs, de coups d’œil volés -ou au contraire appuyés- alors que deux personnes sont en pleine conversation. La caméra est là pour documenter tous ces regards, les rendre, en quelque sorte, visibles pour nous et bien plus éloquents que les mots. À souligner, de ce point de vue, la performance collective de tous les acteurs et notamment celle d’Henriette Confurius, dont la présence magnétique illumine le film.

En contre-point, les dialogues y sont minimalistes et souvent très terre à terre en apparence, rythmés par les différentes phases du déménagement qui sert de prétexte au film lui-même. Avec, à des moments-clés, des mini-récits de rêves ou de souvenirs qui viennent ponctuer le déroulement du film et jettent un éclairage souvent cruel sur tel ou tel personnage. Ainsi la difficulté de communication entre la mère et la fille révélée crûment par l’anecdote de la doudoune en plumes de l’enfance. Ou le rêve raconté par Lisa à Mara qui pointe les angoisses et les attentes des deux jeunes femmes. De plus, au-delà des deux personnages principaux, les co-réalisateurs prennent soin de ne pas négliger les personnages secondaires qui gravitent autour de Lisa et Mara, que ce soit les colocataires de l’appartement partagé, avec des scènes très structurées qui leur sont consacrées, les voisines, dans chacun des deux immeubles, les enfants ou les figures de passage que constituent les déménageurs, père et fils. Chacun apporte une touche supplémentaire à cette peinture des relations chaotiques qui animent les êtres et qui comprend d’ailleurs aussi les relations entre humains et animaux.

Le bestiaire des frères Zürcher mérite qu’on s’y arrête un instant. À commencer par l’araignée du titre qui passe avec beaucoup de douceur d’une main, d’un bras à l’autre, dans un ballet très chorégraphié, loin de la répulsion qu’elle provoque souvent, mais en s’attardant suffisamment pour que flotte malgré tout une certaine inquiétude. L’araignée qui peut s’installer n’importe où pour tisser sa toile, en écho peut-être au déménagement de Lisa. L’araignée sans doute aussi, comme métaphore de Mara, énigmatique et manipulatrice, qui attire dans sa toile les hommes tout autant que les femmes (cf le commentaire explicite de la nouvelle voisine de Lisa, le personnage fugace de la pharmacienne ou la confession de Jan). De plus, on voit à de nombreuses reprises deux chiens traverser les plans, deux chiens qui participent aussi du récit et surtout un chat, presque kidnappé par une vieille dame solitaire. Les frères Zürcher disent rechercher la part d’imprévu qui découle de la présence d’animaux sur le plateau, aux antipodes de la maîtrise dont ils font preuve dans la mise en scène elle-même.

En outre, les réalisateurs se servent aussi des couleurs pour structurer à la fois les plans et le récit. Le jaune, visiblement la couleur préférée de Lisa (le canapé, le rideau de douche par exemple), définie comme la couleur de la folie et de la jalousie. Le rouge du vin, mais aussi du sang, et bien sûr de la passion. Toutes les couleurs du films sont des couleurs pures. Et les petits objets du quotidien fonctionnent comme autant de tâches de rappel dans le cadre (les éponges volées par le chien, le cutter qui laisse planer une menace latente dès que Mara s’en saisit, les crayons de couleur de la petite fille, la perruque bleu vif qui circule d’un personnage à l’autre, etc…).

La jeune fille est l’araignée est un film fait de micro-événements qui s’emboîtent les uns dans les autres comme de multiples engrenages bien huilés pour mettre en lumière le dérèglement intérieur des personnages, et surtout, celui de Mara qui porte en quelque sorte les stigmates de ses tourments sur son visage, d’abord l’herpès qui lui mange la bouche (elle se qualifie elle-même de menteuse, d’ailleurs), puis le coin de la fenêtre qu’elle prend sur le front en pleine nuit : blessure, bleu, bosse qu’elle ne cherche pas à maquiller.

C’est précisément le décalage entre, d’un côté, la mise en scène au cordeau, les plans fixes, le rythme sans heurts du montage et de l’autre, le chaos émotionnel révélé à chacune des scènes qui fait toute l’originalité de ce film passionnant et inconfortable à la fois.

Sur le web

Le premier film mis en scène par Ramon et Silvan Zürcher, L’Etrange petit chat, a suscité un certain intérêt médiatique à la Berlinale en 2013 et a ensuite été projeté dans plus de 80 festivals dans le monde entier. Le long métrage est ensuite sorti dans plusieurs pays dont l’Allemagne, la France, la Suisse et les Etats-Unis. Les metteurs en scène confient : « C’était un voyage passionnant auquel nous n’étions pas tout à fait préparés, surtout parce que nos précédents courts et moyens métrages n’étaient guère montrés dans les festivals. C’est peut-être pour cela qu’il nous a fallu un certain temps pour revenir à l’écriture et retrouver notre énergie créative. Il fallait se concentrer et développer de nouveaux personnages et scènes. »

Ramon et Silvan Zürcher avaient initialement prévu de tourner en Allemagne. Au dernier moment, La Jeune Fille et l’Araignée est toutefois devenu une production suisse. Ils se rappellent : « Nous avons tous deux étudiés à Berlin au DFFB et grâce à toute l’attention que nous avons reçue pour L’Etrange petit chat, il ne nous a pas fallu longtemps pour obtenir les contacts de plusieurs producteurs. Et puis, de manière indirecte, nous avons rencontré Aline Schmid, qui dirige la société de production Beauvoir Films aux côtés d’Adrian Blaser. Avec elle, nous avons approfondi le développement de La Jeune fille et l’araignée que nous avons finalement financé et tourné en Suisse. »

« L’araignée est un animal très autosuffisant, qui peut rapidement créer une nouvelle maison avec ses propres ressources dans différents endroits. Sa toile est cependant une maison temporaire fragile, dont seule une délicate trace demeure au fil du temps. L’araignée tisse sa toile de la même façon que le film tisse l’histoire et les personnages. Elles deviennent de plus en plus complexes et les personnages y respirent une envie de liberté, pour l’infini. »

Ramon et Silvan Zürcher ont filmé dans les locaux vides d’une ancienne brasserie de bière à Berne où ils ont pu recréer tous les appartements. « Dans un premier temps, nous avions également recherché à tourner dans de vrais appartements, mais je n’ai rien trouvé qui coïncidait avec les plans au sol du script, ou qui avait les conditions de tournage nécessaires dont nous avions besoin. Nous étions sur le point de prendre deux appartements, quand soudain l’opportunité de la brasserie se présenta, à la toute dernière minute« , se souviennent les réalisateurs. Le piano de la femme de chambre a une signification particulière dans le film. Donc très tôt, il est devenu clair pour Ramon et Silvan Zürcher que cet instrument deviendrait central dans la musique de La Jeune Fille et l’Araignée. « Nous sommes tombés sur la valse biélorusse « Gramophone » d’Eugen Doga par hasard. Nous aimons sa dynamique et sa mélancolie et le contraste qu’elle forme avec l’ambiance plutôt dramatique du film. Ce que nous aimons le plus dans « Voyage, Voyage » de Desireless c’est la pop des années 80 et le désir qui se dégage de cette musique, qui correspond bien à l’état d’esprit de Mara. »

Côté influences cinématographiques, Ramon et Silvan Zürcher revendiquent les films d’Angela Schanelec, pour leur mélange de rigueur formelle et de sensibilité, ainsi que pour l’imprévisibilité de leur narration. Les metteurs en scène citent aussi Robert Bresson (pour son langage cinématographique condensé), Ingmar Bergman et Michelangelo Antonioni (pour le traitement du corps et de la psyché dans leurs longs métrages). Ils précisent : « Et le travail de Rohmer. Ses films respirent la simplicité sans jamais être banals. Il parvient à créer des personnages vivants et des mondes poétiques et philosophiques sans effort et avec légèreté. Les couleurs riches de ses films nous inspirent également. Mais il y a aussi des influences de la littérature. Par exemple, les personnages de Salinger, souvent marginaux, non conventionnels et touchants. Ces aspects reviennent sans cesse. »

Après Enemy de Denis Villeneuve, voilà un nouveau film centré sur l’angoisse ressentie lorsque vous vous rendez compte que vous partagez votre coquet appartement citadin avec une araignée. Parabole de l’enfermement et de la liberté, de l’espace extérieur et de la vie intérieure, La Jeune Fille et l’Araignée, présenté en avant-première dans la section Encounters de la Berlinale, est la suite plus aboutie du film L’Étrange petit chat de Ramon et Silvan Zürcher. Une grande partie du film précédent y est revisitée et développée, avec une influence parfois délétère, mais souvent puissante. Après un premier long-métrage épuré et maintenant cette suite plus aboutie, difficile de penser à d’autres réalisateurs contemporains au style aussi percutant qu’inimitable. La technique de l’alternance entre la fascination et la distanciation est vraiment le point de départ le plus pertinent chez les Zürcher. Avec eux, l’intrigue et les personnages sont tellement maîtrisés, comme dans les films de Jacques Tati, que mise en scène devient synonyme d’histoire…Dans La Jeune fille et l’Araignée, Mara (Henriette Confurius) se trouve dans un état d’isolement étourdissant, alors que son amie et colocataire Lisa (Liliane Amuat) s’apprête à quitter le coquet appartement citadin qu’elles partageaient depuis longtemps, même si la durée reste floue. Comme on le sait, un déménagement est tout sauf un moment serein, souvent englué entre l’angoisse et la paperasse. Voilà pourquoi Astrid (Ursina Lardi, vue dans The White Ribbon), la mère dévouée de Lisa, est là pour prêter main forte. Un homme à tout faire, Jurek (André M. Hennicke) et son jeune employé Jan (Flurin Giger) font tout pour ne pas passer inaperçus. Ils ne cachent pas non plus leurs intentions amoureuses. Pendant ce temps-là, une voisine plus âgée, Kerstin (Dagna Litzenberger Vinet) forme avec Jan et Mara un triangle amoureux improbable…Chaque échange, chaque position de caméra semblent chargés d’intensité dans ce film, les montages progressant à un rythme décalé et les gros plans nous trompant sur le contenu de l’espace hors écran. Tout cela correspond à la façon dont Mara traite cet événement, ses certitudes qui se fragmentent, et ses souvenirs remontant à la surface, tels des bulles de temps. Dans des plans insérés à intervalles irréguliers, on aperçoit une araignée déambuler dans le vacarme ambiant, imperturbable dans cet environnement hostile…(cineuropa.org)

…Les deux réalisateurs allemands de La Jeune Fille et l’Araignée, Ramon Zürcher et son frère Silvan Zürcher, se sont inspirés de la séparation qu’ils ont connue après avoir vécu longtemps ensemble. Cette douleur diffuse que ressentent les êtres qui se quittent après avoir été liés constitue le thème central de ce film qui s’inscrit dans une trilogie dont il est le second volet. Le premier long-métrage des deux frères, L’Etrange petit chat, avait connu un succès certain à la de 2013 et avait été présenté dans de nombreux festivals. Dans cet ensemble de trois films – dont le dernier chapitre s’intitulera Le Moineau dans la Cheminée – il est question de la famille et du réel qui bascule parfois dans l’irrationnel, mais aussi de l’intimité des relations humaines…La caméra des réalisateurs, souvent statique, s’attarde beaucoup sur les visages, les regards des interprètes. Et l’importance que des metteurs-en-scène comme Antonioni ou Bergman a eue sur les frères Zürcher se ressent dans l’acuité de la description des rapports humains et des signaux avant-coureurs du délitement ou du malaise qui vient insidieusement gangréner une relation. Un bouton d’herpès, un canapé jaune dont la couleur signifie beaucoup pour certains personnages, une nuit d’orage qui distille une atmosphère à la limite du fantastique, tous ces éléments apportent au film une touche d’onirisme. Les rêves qu’on fait, qu’on se raconte, les petits signes du destin viennent marquer la fin d’une époque, une page qui se tourne. Ce travail de deuil d’une relation importante que fera ou pas Mara, les histoires qui se tissent autour de cet emménagement font l’objet d’une histoire mise en scène et interprétée avec sobriété, une certaine poésie, et qui se termine dans un délicat mélange de tristesse et de sage résignation. (lebleudumiroir.fr)

D’emblée, avec son premier plan – celui d’un plan, justement, architectural –, La Jeune Fille et l’Araignée fait de l’organisation de l’espace son sujet : celui d’un morcellement net et précis en pièces et fonctions distinctes, cloisonnement rassurant qui va être remis en question de manière ludique et sophistiquée. Le terrain de jeu de ce quasi-huis clos est simplement constitué de deux appartements : l’ancienne colocation de Lisa et son nouveau logement. Ce qui ne nous empêche pas d’être vite désorientés car, pour saisir le cœur de cette odyssée banale et minimaliste, les frères Ramon et Silvan Zürcher prennent soin de brouiller les pistes en cassant la linéarité de la mise en scène : les personnages sont ainsi décadrés, isolés dans des plans toujours fixes, et comme surpris par les individus ou les animaux surgissant dans le cadre à la manière d’une balle rebondissante à la trajectoire imprévisible. Autre exemple : lors des dialogues, au lieu de faire l’usage habituel des champs-contrechamps, clairement binaires, avec le champ sur celui qui parle et le contrechamp sur celui qui écoute, les cinéastes suisses intercalent souvent un plan sur un troisième personnage de spectateur plus ou moins clandestin. Ces triangulations engendrent le mystère (qui sont ces personnages les uns pour les autres ?) et le tempo (syncopé) si singulier du film, constitué de blocs de dialogues rapides entrecoupés de plans sur des objets vus dans la scène précédente. Ces natures mortes portent en elles la discrète mélancolie de ce film d’allure distanciée : à l’instar de son héroïne faussement statique, le récit d’émancipation cache bien son jeu. (troiscouleurs.fr)

…Le film se déroule à cheval entre l’ancien appartement que l’on vide, et le nouveau qui se remplit. Le temps d’un week-end, famille et amis sont venus prêter main forte à Lisa, et chacun va alors papillonner selon une curieuse chorégraphie où les rapports seront redistribués comme les cartons. Dans ce va-et-vient entre ces deux étages (ces deux états), on ne sait plus vraiment qui est qui : Mara est elle juste une colocataire ou une ex de Lisa ? Est-on courtois entre amis d’amis ou se drague-t-on à demi-mot ? Qui a déjà couché avec qui ? Les murs sont particulièrement propres et blancs, prêts à tout accueillir, et la rigueur formelle de Zürcher n’empêche pas une émouvante sensibilité. Comme en apesanteur, bercé par une lumière estivale qui rend tout léger et coloré, chaque personnage se prend au jeu de cette nouvelle liberté, de ce voyage incertain. Voyage Voyage, chante d’ailleurs Desireless dans une version ici pianotée avec mélancolie. Un air lancinant qui revient en boucle charmante et dissonante. Qu’est-ce qui attend les personnages du film, dans cet « espace inouï de l’amour » ? Entre deux portes, comme en cachette, on se guette et se mate. Les yeux des uns et des autres se font malicieux, se baissent dans un soupir, font circuler un désir contagieux. Mais qui observe qui dans ces pièces vides ? L’araignée du titre ? Qui est voyeur de cet inconscient collectif qui se libère en filigrane, à mesure que des sons semblent venir d’on ne sait où (un bébé hurle-t-il à la mort ou pas du tout ?), que des objets vivent leur propre vie loin des yeux humains (la croissance d’une tâche qu’on omet d’éponger, la fumée d’une cigarette laissée allumée). Ce réveil laisse planer sur le film un hypnotisant parfum fantastique, jusqu’à le parer de quelques détails fous (une nuit d’orage, une croisière imaginaire), telles des toiles d’araignées oubliées dans un coin. Voyage dans les corps et la psyché, La Jeune fille et l’Araignée enivre comme un formidable tour de grand huit au ralenti. L’un des meilleurs films de la Berlinale 2021. (lepolyester.com)

…. Cinéastes de l’intimité, Silvan et Ramon Zürcher ne tournent que dans d’étroits logements aux couleurs douces et aux volumes harmonieux, un univers Ikea protestant, propre et lisse, que traverse un ballet savant de personnages un peu raides, une fugue musicale où chacun s’occupe à ranger, bricoler, nettoyer ou à observer les autres avec un sourire indéfinissable. Sentiment d’insolite qui fait penser à Bresson, ses automatismes et ses petits morceaux d’espaces, Ozu avec ses bouilles et bouilloires face caméra, Tati et son puissant comique matériel ; moins pour les comparer que parce qu’eux aussi ont brisé les chevilles traditionnelles de la perception, imposant au spectateur sortant de la salle un changement de perspective sur sa réalité extérieure, révélée sous une autre forme. Que nous montrent ici l’accumulation de ces activités matérielles, plutôt banales ? Un monde paranoïaque où nettoyer une surface permet de mieux voir la tache qui la maculera, où ranger va déranger l’autre, parler le pousser à se taire et l’observer le déstabiliser… Dans La Jeune Fille et l’Araignée, on trouve des récits enchâssés mettant en pause l’action intérieure pour l’ouvrir sur un ailleurs, les mêmes postures interdites des personnages, et ces interludes musicaux entre deux séquences d’action montant à la suite une série de plans d’objets solitaires (comme un rébus ramassant toute l’agitation achevée)…La ronde des destinées solitaires est ici déroutée par un personnage non pas central, mais magnétique. Mara, quittée par sa colocataire qui part dans un nouvel endroit, se refuse de jouer le jeu de son déménagement, traîne sa présence, ralentit ou brusque le tempo des autres personnages. Elle impose dans l’espace collectif la charge électrique de son insondable attention, qui semble peu à peu essaimer alentour, poussant chacun à dévoiler sa part d’absence et de désir. Entre l’au-delà du hors-champ et l’en-deçà de la voix (ses sous-entendus), disait Daney, se dessine « une zone de rêve et d’angoisse [qui] les sépare et les lie, c’est ce qu’on appelle un plan ». Le cinéma des Zürcher se reconnaît à ces plans-portraits, posés et serrés sur le buste d’un personnage, montré le plus souvent de face, avec un jeu complexe d’entrées et de sorties de champ. Espace monadique, cloisonné et perméable à la fois, qui s’ouvre à tout un réseau de présences proches. Au début du film, Mara, réfugiée dans les toilettes, crache dans la cuvette, s’accroupit, caresse la porte, écoute les voix de l’extérieur et frappe un grand coup pour faire fuir le chien qui gratte de l’autre côté. Plus tard, elle tapera du pied par terre et réveillera la voisine d’en-dessous. La force des grands cinéastes est de faire de leur style plus qu’un effet de signature ou un caprice esthétique : une forme de vie inséparable de la manière de la raconter. Le film les déroule, ces formes de vie, en séries discrètes, qui se passent des objets ou des mots, à l’instar de cette perruque que la mère avait fait faire autrefois par crainte de perdre ses cheveux en accouchant, que sa fille a teinte en bleu électrique, et qui cheminera ensuite de tête en tête. Un peu de vin jaillit d’un verre cassé, la coulure imbibe un papier et se dévide brusquement par terre, le chien la boit. Puis, plus tard, ce moment ténu et impressionnant où Mara demande à une fille de faire jaillir du vin à travers le trou laissé par son piercing à la lèvre. Quant au bouton d’herpès sur la lèvre de Mara, il se reproduit sur celle de son amie qui la quitte. Le film est plein de ces lignes de fuite où frappe l’attention tactile aux choses. Un dessin d’enfant a autant de présence que le sexe alangui d’un garçon qui dort, caressé par celle avec qui il a fait l’amour, qu’un marteau-piqueur qui s’enfonce dans le macadam, ou que le lent passage d’une araignée d’une main à une autre. La question abyssale du névrosé, « suis-je objet ou sujet ? », engage chacun des personnages à une attention entière envers toutes les choses, humains, animaux ou objets, chacune d’entre elles étant susceptible de vivre de sa propre vie. Cette dérive infinie des choses, fondement de la poésie objectiviste (« No ideas but in things », disait William Carlos Williams), ne va pas sans un discret fantastique, une marge de rêve (absente de leur premier film) que l’on retrouve dans la chanson « Voyage Voyage » de Desireless (leitmotiv musical du film) ou chez une voisine absente que l’on dit femme de chambre sur un bateau (si vide qu’il est plutôt un vaisseau fantôme) et qui prendra la parole en off à la fin du film. Plus tôt, un plan la montre regardant à travers un hublot de navire, avant de passer sur Mara qui sourit, tandis qu’un très léger courant d’air, venu de l’atmosphère antérieure, caresse ses cheveux. « Je ne suis plus je quand je vois », disait Gertrude Stein. Comme chez certains schizophrènes, ou comme les araignées qui ne font qu’une avec leur toile, les corps du film des Zürcher excèdent leurs propres limites, se confondent avec ce qui les entoure, s’étendent ou se rétractent avec l’espace, résonnent avec les autres, les sons ou les mots, leurs fils réflexes tirés jusqu’aux limites de leur imaginaire. (Cahiers du Cinéma, Octobre 2021)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri. Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

 

 

 

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