La légende du Crabe Roi



Vendredi 18 Mars 2022 à 20h

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Rigo de Righi et Matteo Zoppis, Italie, 2022, 1h39, vostf

De nos jours, dans la campagne italienne, de vieux chasseurs se remémorent la légende de Luciano. Ivrogne errant dans un village isolé de Tuscie, Luciano s’oppose sans relâche à la tyrannie du Prince de la province. La rivalité grandissante entre les deux hommes, alimentée par les passions et la jalousie, pousse Luciano à commettre l’irréparable. Contraint à l’exil dans la lointaine Terre de Feu, à l’extrême sud de l’Argentine, l’infortuné criminel, entouré de chercheurs d’or cupides, se met en quête d’un mystérieux trésor enfoui qui pourrait bien être sa seule voie vers la rédemption. Mais sur ces terres arides, seules l’avidité et la folie prévalent.

Notre article

par Bruno Precioso

Italie centrale, quelque part au cœur d’un XIXème siècle posé en équilibre au bord du souffle de la modernité qui n’a pas encore défait les communautés rurales… Si l’époque et le thème pourraient laisser imaginer un penchant vers le cinéma de Visconti, qui ne recule pas devant l’introduction de l’histoire dans ses récits (sans aller toujours jusqu’à la fresque historique qu’incarnent le Guépard ou le Jardin des Finzi-Contini), il n’en est rien. On est ici plus résolument du côté de l’Arbre aux sabots et du cinéma d’un Ermanno Olmi dont la trajectoire artistique, du documentaire vers la fiction rappelle d’ailleurs celle de notre duo. La manière aussi, qui sait chercher l’âpreté voire austérité, plaide pour ce patronage. Les jeunes (ils sont nés en 1986) cinéastes italoaméricains Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis se connaissent depuis le collège. Ils ont choisi le cinéma en parallèle avant de rejoindre leurs trajectoires à l’âge de 26 ans pour élire domicile dans le village de Vejano, dans la province italienne de Viterbe. Leurs deux premiers documentaires, Belva Nera (2013, récit fantasmatique autour d’une panthère noire qui sillonnerait la province du Nord-Latium) puis le documentaire multi-primé Il Solengo (qui raconte en 2015 la vie d’un ermite local retiré dans une grotte pour échapper à la modernité italienne), se construisent sur les récits oraux colportés par une compagnie de chasseurs – les mêmes qui reviennent comme un fil rouge constituer la matière principale de cette première fiction, La Légende du roi crabe. La fiction est d’ailleurs arrivée comme un accident du récit, puisque ce sont les prises de parole libres des chasseurs du gîte de Vejano qui ont guidé non seulement les deux premiers documentaires, mais aussi ce Roi crabe initialement projeté dans la même veine jusqu’à ce que les lacunes du récit contraignent le documentaire à l’imagination. C’est de fait l’un des centres d’intérêt des deux réalisateurs : les processus de récit de la tradition paysanne dont l’imperfection de la transmission orale donne naissance à des pistes contradictoires ou à de nouvelles histoires. « (…) toutes les versions ont des éléments communs et des variations. C’est très clairement ce qui nous intéresse dans notre travail de cinéastes : repérer ces arborescences. Plus encore, il nous intéresse de les entretenir et de les prolonger. La tradition culturelle n’est pas une chose morte ou achevée. »

« Tout est affaire de décor, changer de lit changer de corps » (L. Aragon, Est-ce ainsi que les hommes vivent ?)

Déjà placé sous une identité double, le récit en voyageant opère par glissements vers l’héroï-comique une succession de travestissements, déclarant des influences qui vont du western au conte moral et mystique, en passant par le roman picaresque dont on retrouve le sens de la péripétie, de l’ironie et de l’absurde. Du documentaire-fantôme les réalisateurs ont souhaité conserver certains vestiges : des scènes déjà tournées et les habitants de Vejano jouant eux-mêmes les personnages du film, exception faite pour le personnage de Luciano, que Zoppis et Rigo de Righi voulaient construire en étranger de l’intérieur : « L’idée était que cette extériorité à la communauté puisse retentir dans le jeu en aidant à créer le personnage de paria qu’est Luciano. Nous avons assez rapidement pensé à un ami de longue date, Gabriele Silli. Gabriele n’est pas un acteur professionnel, il est artiste plasticien et vit à Rome. Gabriele a des traits de caractère proches du personnage, c’est pour cette raison que nous avons pensé à lui. (…) On peut dire qu’il a créé Luciano, y compris physiquement, comme une sorte d’œuvre d’art plastique. Il est devenu son personnage : depuis le tournage on l’appelle Luciano aussi dans la vraie vie. » L’autre entorse à ce casting enraciné était, inévitablement, le pendant féminin de Luciano, le personnage d’Emma, pour lequel les deux compères ont choisi la seule comédienne professionnelle du film, Maria Alexandra Lungu décrite comme un rôle-clef : « Peut-être son personnage est-il le véritable protagoniste du film. Le héros est sans doute Luciano, mais d’une certaine manière tout le film parle d’elle. » La jeune Maria Lungu est donc ici traitée comme un paradoxe, puisqu’à 21 ans elle est la seule à afficher une expérience de comédienne – et non des moindres puisque son premier film à 15 ans n’était autre que Les Merveilles de Rohrwacher, Grand Prix au festival de Cannes 2015. Les passerelles entre les deux projets sont d’ailleurs importantes : Les Merveilles se situent dans un non-lieu, une région entre trois autres (l’Ombrie, le Latium et la Toscane), une campagne où les identités régionales sont défaites. (…) le projet vise à « raconter les difficultés rencontrées par la campagne ou ces petites villes qui se sont déguisées en endroits ‘‘purs’’, hors du temps… » d’après Alice Rohrwacher elle-même. Mais loin de la focalisation extrême choisie par Rohrwacher, la Légende du roi Crabe fait exploser ses cadres pour donner au 2e temps du récit l’espace d’une autre anthropologie, malgré les difficultés techniques qu’impliquaient un tournage si éclaté. Entre Vejano et Ushuaïa, le tournage a pris une ampleur à laquelle les deux documentaristes n’étaient guère accoutumés : l’essentiel de leur précédent long avait été tourné à deux, et jamais leurs équipes techniques n’avaient rassemblé plus de 10 personnes. Mais pour des déplacements de 400km à chaque journée de tournage en Terre de feu il devenait indispensable de s’entourer davantage… jusqu’à ce que le Covid rattrape dans les confins d’Amérique du Sud un tournage qui avait déjà dû faire preuve d’une belle souplesse dans sa partie romaine, en fin de première vague italienne.

« Il n’avait ni carte ni gouvernail, n’avait aucun port à rallier, alors autant aller à la dérive. » (J. London, Martin Eden)

Dans la fabrication d’un conte qui dit comment naît le conte, le duo italien fait aussi l’éloge de la culture anonyme et du peuple, sous toutes ses formes orales, qui perdure au fil des siècles et continue de se transmettre : le mot raconté comme le mot chanté, véhicule d’un voyage dans le temps et les mémoires avec en filigrane l’oppression sous-jacente font de la culture orale un témoignage politique, la trace de l’injustice, le souvenir de la révolte. Le rôle dévolu à la musique par Vittorio Giampietro – ou plutôt aux visages multiples que prend la musique dans le film – offre un autre niveau de lecture de ces pistes d’analyse de la construction collective, de la mémorisation imparfaite, de la transmission lacunaire. Cette réflexion émergée autour du récit, ausculté dans la 1ère partie du film, se prolonge dans l’immersion d’une quête enfiévrée qui occupe la 2e partie, sur le modèle du Zama de Lucrecia Martel. Le message désormais suivra les principes de la relation de voyage, du journal de bord, de la voix off, autant de dispositifs qui tous suggèrent le passage à l’écrit, et complètent l’archéologie de toute mythologie échappée au naufrage.

Sur le web

Rigo de Righi et Matteo Zoppis se connaissent depuis le collège mais leurs premières expériences dans le cinéma se sont faites séparément. Ce n’est qu’en 2013 que les deux hommes ont co-réalisé leur premier projet commun, Belvanera, tourné à Vejano – ce village de la région de Tuscie devenu depuis le cœur de leur cinéma. Alessio Rigo explique : « C’est Matteo qui nous a conduits vers Vejano. Il connaissait Ercolino, un Romain installé là-bas depuis plusieurs années et qui possède un gîte au beau milieu d’un domaine où se réunissent régulièrement des chasseurs de la zone pour manger, boire et raconter des histoires locales. L’une de ces légendes, celle d’une panthère qui terrorisait le village, nous a donné l’idée de Belvanera. Pendant le tournage, les chasseurs nous ont raconté une autre légende, et nous avons alors réalisé un deuxième documentaire : Il Solengo. Cette fois encore, durant la réalisation du film, nous avons entendu une autre légende : l’histoire de Luciano, le héros de La Légende du Roi Crabe. » Chaque nouvelle histoire racontée à Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis par les chasseurs était plus vaste que la précédente, mais aussi beaucoup moins détaillée. Celle de Luciano commençait à Vejano et se terminait en Amérique du Sud, dans la Terre de feu. Ils précisent : « Nous avions d’autre part peu d’informations sur ce personnage, sur l’époque précise des événements. Nous en avions moins encore sur ce qui lui est arrivé en Amérique. Il a fallu tout imaginer. C’est peut-être pour cela que nous avons progressivement basculé du documentaire vers la fiction. » 

Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis ont fait de nombreuses recherches. Ils ont, par exemple, cherché dans les archives des traces du voyage que, d’après leurs amis chasseurs, Luciano aurait fait entre la fin du XIX ème et le début du XXème siècle. Ils racontent : « Nous avons trouvé plusieurs homonymes parmi les immigrants italiens en Argentine : l’un d’entre eux pourrait être Luciano. Nous nous sommes à notre tour rendus en Terre de feu, pour effectuer des repérages. Nous avons découvert un univers riche de récits et d’aventures invraisemblables d’Italiens émigrés. Nous voulions que, dans la partie argentine, l’histoire de Luciano fasse écho à tous ces mythes issus de la culture de l’émigration. Les chasseurs sont présents dès notre premier film. Mais, entre-temps, notre rapport avec eux a considérablement évolué, personnellement et professionnellement. Au début, ils étaient circonspects, voire méfiants. Ils se sont considérablement ouverts au fur et à mesure. Ils sont ainsi devenus plus acteurs. Ils ont commencé à nous suggérer des idées. Aujourd’hui ils sont beaucoup plus à l’aise devant la caméra qu’il y a sept ans. C’est désormais une vraie collaboration. »

Les réalisateurs n’ont pas eu beaucoup de mal à trouver les rôles secondaires puisqu’ils ont sollicité les chasseurs et les villageois de Vejano en les habillant avec des costumes d’époque. En revanche, pour le personnage de Luciano, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis voulaient trouver quelqu’un d’ailleurs : « L’idée était que cette extériorité à la communauté puisse retentir dans le jeu en aidant à créer le personnage de paria qu’est Luciano. Nous avons assez rapidement pensé à un ami de longue date, Gabriele Silli. Gabriele n’est pas un acteur professionnel, il est artiste plasticien et vit à Rome. Gabriele a des traits de caractère proches du personnage, c’est pour cette raison que nous avons pensé à lui. » Gabriele Silli s’est énormément investi pour le rôle et a, entre autres, passé deux mois à Buenos Aires pour apprendre l’espagnol. « On peut dire qu’il a créé Luciano, y compris physiquement, comme une sorte d’œuvre d’art plastique. Il est devenu son personnage : depuis le tournage on l’appelle Luciano aussi dans la vraie vie », précisent les réalisateurs. Pour le personnage d’Emma (l’amoureuse de Luciano), Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis ont découvert Maria Alexandra Lungu lors d’un casting. « Pour nous Emma devait avoir une personnalité forte. Il fallait quelqu’un qui puisse tenir tête à Luciano et en quelque sorte dompter sa sauvagerie à lui. C’était vraiment un rôle clé. Peut-être son personnage est-il le véritable protagoniste du film. Le héros est sans doute Luciano, mais d’une certaine manière tout le film parle d’elle. Contrairement aux autres, Maria Alexandra Lungu avait de l’expérience en tant que comédienne. Elle a tourné avec Alice Rohrwacher dans Les Merveilles (2014). Nous avons fait plusieurs essais avec Gabriele et elle correspondait parfaitement à ce qu’on cherchait. »

La partie italienne du film a été tournée à Vejano. Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis voulaient éviter les paysages brûlés typiques de l’été italien et pouvoir au contraire montrer une campagne verdoyante. Ils ont terminé le tournage de cette partie avant l’arrivée de la deuxième vague de Covid. « Nous avons eu de la chance. Sur le tournage du film précédent, Il Solengo, notre équipe était réduite. Parfois dix personnes. Parfois juste nous deux. La Légende du Roi Crabe a en revanche exigé une équipe plus nombreuse. Mais cela n’a pas été non plus un tournage traditionnel. Le principal défi était de trouver une méthode adaptée aux villageois qui ne sont pas des acteurs professionnels. On ne pouvait pas exiger d’eux qu’ils répètent la même scène vingt fois : en plan large, champ, contrechamp, etc. Il fallait éviter de trop découper l’action. Avec le directeur de la photographieSimone D’Arcangelo, nous avons trouvé un arrangement assez hétérodoxe, mais qui nous a permis de travailler avec beaucoup de souplesse. »

Pour la partie argentine, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis ont tourné de manière beaucoup plus traditionnelle. Mais d’autres défis les attendaient, comme la préparation complexe : « Il a fallu imaginer un tournage ayant comme base la ville de Ushuaïa, mais s’étendant sur un rayon de 400 kilomètres, jusqu’à la côte atlantique de la Grande Île de la Terre de feu. La grande partie de la journée était dès lors consacrée aux déplacements. À chaque fois il y avait une ou deux heures pour y aller et autant pour rentrer. Cela nous aura pris en tout deux mois. Et le Covid évidemment représentait un défi supplémentaire » , se rappellent-ils.

Les films de Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis se caractérisent par la présence d’un animal. Ainsi, il s’agit d’une panthère dans Belvanera et d’un sanglier dans Il Solengo. Dans La Légende du roi crabe, c’est un crabe. Ils confient : « C’est une idée qui est née avec le film. Nous l’avons inventé. Il n’y a pas vraiment d’explication au choix du crabe. Il est vrai qu’en Argentine nous avons entendu un grand nombre d’histoires avec des animaux. Mais le crabe que Luciano utilise pour s’orienter en Terre de feu n’en fait pas partie. Il s’agit simplement pour nous d’un élément surréel et magique. »

Interrogés sur la musique de leur film, ils précisent : « Dans La Légende du Roi Crabe on entend différentes musiques, chacune ayant une fonction différente. Il y a d’abord une musique chantée qui véhicule un contenu narratif. Nous avons pris des chants populaires traditionnels. Or, les chants populaires sont souvent composés d’une mélodie, toujours plus ou moins la même, et un texte qui peut au contraire varier beaucoup, de région en région, parfois de village en village. Il n’est pas rare de trouver dans ces textes des éléments qui renvoient aux personnages des légendes populaires. Certains villageois, par exemple, se souvenaient d’une chanson ou d’une partie qui parlait de Luciano. Était-ce vrai ? Peut-être parlait-elle d’une autre personne ayant eu une histoire similaire ? Peut-être avait-elle été réadaptée ? Allez savoir. Comme les légendes, chacun a sa version, et toutes les versions ont des éléments communs et des variations. C’est très clairement ce qui nous intéresse dans notre travail de cinéastes : repérer ces arborescences. Plus encore, il nous intéresse de les entretenir et de les prolonger. La tradition culturelle n’est pas une chose morte ou achevée. Pour la musique aussi, nous ne sommes pas limités à enregistrer ce qui existe : nous avons voulu dialoguer avec la tradition pour participer à son évolution. Il y a ensuite une musique seulement instrumentale et qui dialogue avec les images. Le compositeur Vittorio Giampietro nous accompagne depuis Belvanera. Ce musicien est un véritable volcan d’idées. Il fait vraiment partie de l’équipe dès le tournage. Il a tout le temps été à Vejano avec nous. Difficile d’en parler en général, tant le résultat est le fruit d’un travail très ponctuel, très précis, scène après scène. Nous évitons l’usage hollywoodien – qui consiste à souligner ou amplifier par la mélodie l’émotion de la scène. Et nous cherchons au contraire à obtenir un effet de contrepoint par rapport à la ligne narrative du film. »

Le film a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2021.

« … Fil rouge des deux premiers documentaires réalisés par Rigo de Righi et Matteo Zoppis (Belva Nera en 2013, puis Il Solengo en 2015), les récits oraux colportés par une même bande de chasseurs constituent la matière principale de leur première fiction, La Légende du roi crabe. Dans un court prologue documentaire, ces hommes d’un autre âge évoquent l’histoire de Luciano, fils de médecin à moitié fou qui a fui l’Italie après un crime involontaire. Derrière le portrait pittoresque d’un romantique révolutionnaire qui, au mitan du récit, se transforme en chasseur de trésor dans la Terre de feu en Argentine, le film explore les rapports complexes noués entre les individus et la nature…

… Le film doit sa beauté à la puissance éruptive de la fiction qui vient combler les silences de sa biographie. Les cinéastes semblent à cet égard prendre le contre-pied de ce chasseur qui, au mitan du film, pérore contre les conteurs qui ajoutent « dix, quinze, cinquante mots » à une histoire au risque de ne plus « distinguer le vrai du faux ». Au contraire, les voix s’entremêlent à la manière d’une polyphonie, celle des chasseurs d’abord, qui s’interrompent les uns les autres pour ajouter une précision ou nuancer une interprétation, puis celles issues de chants traditionnels qui commentent chaque scène, à la manière d’un chœur de tragédie antique.

Riche en vestiges de l’Antiquité et de la domination étrusque, la Tuscie est le décor idéal pour faire ressurgir ce passé mythologique où les hommes vivent en harmonie avec des forces païennes. Cette entreprise passe d’abord par la découverte de traces du passé, comme la croix en or étrusque que Luciano offre à Emma, sa compagne, mais aussi par la composition de plans à la manière de tableaux vivants, évoquant l’imagerie pastorale d’une peinture renaissante abreuvée d’Antiquité. Les entretiens amoureux entre Luciano et Emma ont la beauté naïve des dialogues devant les toiles peintes du théâtre classique, à ceci près que c’est la nature elle-même qui se met au diapason des sentiments exprimés. Lors d’une courte scène, plongée dans une dense forêt de roseaux, Emma s’arrête au premier plan, son visage de Madone entouré par trois tiges. En d’autres termes, la nature cadre les personnages, manière pour Zoppis et Rigo de Righi de révéler l’artificialité de la reconstitution historique. Les murs de la trattoria où mange Luciano lors de la scène suivante s’apparentent ainsi à un vieux canevas usé, où l’absence de profondeur de champ, un grand aplat de couleur et des petites fissures disséminées donnent l’impression que la scène se déroule véritablement sur un chevalet.

En cela, la seconde partie fonctionne comme le négatif exact de la première : les scènes dans la forêt luxuriante s’opposent à l’aridité du désert argentin, la verdure foisonnante aux roches noires à perte de vue. La multiplication des séquences silencieuses où l’homme gravit des territoires escarpés est l’occasion de constater que le paysage sculpte maintenant directement l’image, dans de vastes agencements abstraits de lignes horizontales et d’aplats de couleurs. C’est finalement moins le déplacement en lui-même qui capte l’attention que la diversité des décors très différents, mis bout à bout par le montage de manière à former une topographie en constante recomposition. Se succèdent ainsi une falaise et une plage, une tourbière, une forêt, des montagnes, un désert de neige puis de roches noires, et un lac baigné de soleil. Il faut aussi voir la manière dont le montage de la scène d’exposition produit des raccords inattendus : la falaise vue de la mer est raccordée sur le visage d’un pirate scrutant les oiseaux à la longue vue, avant que n’apparaisse au loin un navire échoué dont l’emplacement semble changer d’un plan à l’autre. Dispersée aux quatre vents, le caméra semble alors restituer, dans une perspective quasi fantastique, le point de vue du décor lui-même, dont le film aurait raconté le lent éveil : d’abord contenu à l’arrière-plan d’images savamment composées, le territoire acquiert peu à peu un rôle actif, consistant à tuer un à un les compagnons de Luciano (le capitaine meurt empoisonné par les algues qui ont infesté les eaux d’un lagon). Et lorsque la robe de bure de l’aventurier finit par se confondre avec les roches noires à perte de vue, le resserrement de la mise en scène vers une confrontation entre l’individu et son milieu aboutit au rêve ultime du romantisme européen : la dissolution de l’être humain dans l’immensité sublime d’une nature indifférente.  » (critikat.com)

« La Légende du Roi Crabe décline en deux chapitres deux esthétiques radicalement différentes, pour deux rythmes d’action épousant la respiration de chaque lieu, de La Tuscie, Italie Etrusque où le temps semble s’être arrêté, à la tumultueuse Terre de Feu en Argentine. L’emploi du 16 mm n’est évidemment pas anodin, avec cette sensibilité et ce grain caractéristique, une gestion du contraste et de la couleur tout en nuance, aspirant l’ombre dans un certain fourmillement et captant merveilleusement les variations de lumière. Tout comme chez Alice Rohrwacher qui dans Les merveilles filmait une autre région étrusque, La légende du roi crabe hérite d’un cinéma de la ruralité, avec cette direction photo nuancée à la fois réaliste et poétique qui fuit la vivacité des couleurs et retranscrit la beauté champêtre, les variations de lumières, entre le jour et le crépuscule. Bien que moins éclairé, que sous le soleil de Toscane, on se croirait parfois revenu au temps des frères Taviani, ceux du Pré ou de Padre Padrone, et peut-être parfois plus encore des moments bleutés de Kaos. Car c’est plus l’atmosphère de sous-bois et de temps ombrageux qui intéressent Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis. A l’image de la lenteur de cette première partie, le calme d’une nature luxuriante se décline dans des tons verts, prend le pouls de ses personnages et même lorsqu’éclate la violence, l’environnement conserve cet apaisement. Le retentissement des percussions et des tambours en explore alors le contrepoint. Avec cette approche historique débarrassée de ses apparats, de son embellissement, cette recherche d’une authenticité plus contemporaine, la campagne italienne ressemble parfois à celle de Pasolini, y compris dans sa formidable constitution du cadre, la dissymétrie de ses plans. Lorsqu’il filme le visage, et le regard perdu de Maria Alandra Lungu (vue dans Les merveilles) avec ce mur antique en arrière plan, on la croirait tout droit sortie de la Trilogie de la vie.

C’est pourtant dans sa propension à nous plonger au seuil de la nuit que la subtilité du travail du chef opérateur Simone d’Arcangelo explose le plus. Les ombres noires des personnages se découpent sur des murs aux tons ocre, le regard scrute et se perd dans l’obscurité, cherche les visages, les palpitations, la vie. Les clair-obscurs de Caravage ne sont parfois pas loin lorsque l’on pénètre dans les intérieurs peu éclairés. D’ailleurs, le personnage principal dans sa révolte contre les bourgeois pour défendre la liberté des plus humbles, pourrait aussi évoquer le peintre, vagabond, rebelle et génie.

Dans ce premier mouvement du récit, le jeu de l’acteur principal, Gabriele Silli, (artiste plasticien il s’agit de son premier rôle à l’écran), est fait de mutisme et de résistance, fort à propos pour ce personnage à la fois flegmatique et insoumis. Alessio Rigo de Righi, Matteo Zoppis métamorphosent les habitants de Vejano en villageois du XIXe siècle mais avec une telle authenticité qu’elle dresse un pont saisissant entre les époques, comme si ces visages n’avaient jamais vraiment changé et véhiculaient l’immuable, la permanence. Verdoyante, en relief, sinueuse, traversée de cours d’eau ou de ruisseaux, la campagne vole la vedette à tous, se faisant la protagoniste, l’actrice qui les éclipse tous. Elle abrite chèvres et moutons, oiseaux, énormes mantes religieuses, tous assurément plus libres que les humains asservis aux bons caprices d’un prince et de ses subalternes. Les cinéastes opposent à cette impassibilité, cette beauté, cet apaisement pastoral, la turpitude d’une humanité portée naturellement par le mal, comme en témoignera la scène d’agression envers la jeune bergère dont l’ellipse n’en souligne que plus clairement la violence.

Que l’individu soit filmé au plus près en Italie, ou perdu dans l’infinité du paysage, le cosmique infuse l’œuvre. La force des éléments domine, plus particulièrement lorsque l’intrigue se déplace en Terre de Feu en Argentine où la langue change avec le décor. D’impressionnants plans d’ensemble sur la nature témoignent d’une direction photo plus contemporaine et du souci des deux réalisateurs de documenter le réel. Ces plans larges, sur les côtes maritimes, de grandes vagues venant se battre violemment contre d’immenses rochers, puis sur des montagnes rocheuses, la nature sauvage, la forêt, font ressurgir les réflexions d’Edmund Burke et d’Emmanuel Kant sur le sublime et l’immensité de l’environnement terrestre. On se surprend à répéter ces mots d’Emmanuel Kant dans la Critique de la faculté de juger : « le surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel, et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l’océan sans limite soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant [Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, GF Flammarion, 1995, (première édition 1790), p.243.] ». Phrase non pas synonyme de désolation, mais au contraire, entendue comme force et puissance de cette Terre de Feu, en laquelle Luciano est parti faire pénitence, la puissance de l’infini permettant à l’individu de reprendre contact avec son humanité.

En voyageant, le récit opère un changement de ton radical, un glissement vers l’héroï-comique, déclarant des influences qui vont du western au conte moral et mystique, en passant par le roman picaresque dont on retrouve le sens de la péripétie, de l’ironie et de l’absurde. Luciano à l’autre bout du monde, s’improvise prêtre, gardien du secret d’un trésor, guidé par le crabe du titre. Suivi par des chercheurs d’ors cupides et sans scrupules, il est contraint de se servir de sa malice caractéristique, de sa force et de ses armes. Le mélange des tons révèle tout un héritage littéraire, entre aventure épique et fable au sein de laquelle le crabe quant à lui, si minuscule dans le vaste monde, s’impose alors comme un héros malgré lui, victime et métaphore de la vilénie des hommes. Les cinéastes font évoluer leur personnage vers une élévation expiatoire, jusqu’à un final énigmatique qui laisse le spectateur choisir entre la prémonition de l’au-delà et le miracle.

Conte qui étudie comment naît le conte, La légende du Roi Crabe fait l’éloge de la culture anonyme et du peuple, sous toutes ses formes orales qui perdure au fil des siècles et continue de se raconter. C’est le mot raconté comme le mot chanté, à l’instar de ces nombreuses chansons parsemant le film, entonnées pour l’essentiel par les comédiens non-professionnels, habitants du village ayant accepté d’endosser un rôle qui leur ressemble, dans le passé comme dans le présent. Avec en filigrane cette violence sous-jacente de l’oppression par le plus fort, la culture orale devient un témoignage politique, la trace de l’injustice, de la révolte et de la contestation des plus humbles. Et si la deuxième partie contraste brutalement par sa narration plus ample, lyrique et mystique, elle n’en poursuit pas moins cette réflexion autour du récit, en suivant ici les principes de la relation de voyage, du journal de bord, la voix off suggérant le passage à l’écrit. La fiction se nourrit de la réalité puis la nourrit à son tour. La biographie véritable se perd dans la nuit des temps au fil des voix qui l’ont racontée. Seule demeure alors la légende de l’homme, plus vivante que sa réalité. Et les cinéastes de s’imposer comme des passeurs d’histoires, des colporteurs du fabuleux, de péripéties, prêts à leur tour à perpétuer la beauté des chimères. La frontière entre le monde du songe et celui de l’Histoire se fait de plus en plus poreuse au point de les confondre. Elle nous immerge définitivement, tel un baptême, dans le mythe, comme dans le lac du crabe, nous découvrant à jamais le trésor des histoires.  » (culturopoing.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

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