La momie



Mercredi 27 février 2019 à 20h30 – 17ième Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Shadi Abdel Salam, Egypte, 1969, 2h02, vostf
Film tourné dans les Studios Misr (Le Caire)

1881, au Caire. Le Service des antiquités, dirigé par le Français Gaston Maspéro, voudrait mettre un terme au trafic d’objets anciens, en pleine recrudescence. Un archéologue, Ahmad Kamal, s’attèle tout particulièrement à cette rude tâche. Cependant, dans les montagnes du Deir El Bahari, Wannis succède à son père et prend la tête de la tribu des Hourabât. Il ne tarde pas à comprendre que depuis toujours, les siens fouillent les tombes des pharaons et revendent au marché noir le produit de leurs rapines. Bien décidé à mettre fin à cette lente destruction de la mémoire nationale, il se tourne vers les Occidentaux…

Notre article

Par Josiane Scoleri

La première projection de cinéma en Égypte a eu lieu à Alexandrie le 5 novembre 1896, soit un peu moins d’un an après le lancement du cinématographe à Paris. Ce fut tout de suite l’engouement. Quelques mois plus tard, les frères Lumière ouvrent leur première salle de cinéma et cette même année, sera tourné le tout premier documentaire égyptien. Deux jeunes gens, photographes de leur métier, Aziz Bandarli et Umberto Dorés se lancent alors à corps perdu dans le cinéma sous toutes ses formes : tournages, production, distribution. C’est ainsi qu’ils créeront leur propre studio en 1907.

Cette passion essaime dans tout le pays avec un nombre record de salles de cinéma, de plus en plus de films projetés et surtout de plus en plus de films produits en Égypte. La dynamique ainsi enclenchée ira crescendo jusque dans les années 70 où la concurrence de la télé et de la vidéo et les soubresauts politiques qui secouent la région (guerre des six jours, mort de Nasser qui avait nationalisé les studios en 1960) marqueront le déclin des grandes productions égyptiennes. Mais entre les deux, le cinéma égyptien connut ses 30 glorieuses, surtout à partir de 1935 avec la création des Studios MISR (qui signifie Égypte en arabe) par un grand chef d’entreprise, économiste de formation, qui avait à la fois le sens des affaires et la fibre nationaliste, Talaat Harb. Au tournant du siècle, l’Égypte est sous domination britannique, entièrement dépendante des capitaux étrangers. Toutes les initiatives de Talaat Harb visent à s’émanciper de cette tutelle, et le cinéma sera pour lui un outil essentiel dans l’affirmation d’un fort sentiment d’appartenance à l’histoire et la culture égyptiennes. Les studios MISR produiront avec une belle régularité la majeure partie des 50 à 80 films produits chaque année en Égypte pendant toute cette période. Surtout, ces films vont s’exporter dans l’ensemble du monde arabe et même dans toute l’Afrique, créant une véritable estampille tout aussi reconnaissable que celle d’Hollywood.

Les films produits vont puiser à deux sources principales : d’abord une veine réaliste avec une dimension sociale, mettant en scène le petit peuple des ruelles du Vieux Caire, héritière des premiers films qui furent longtemps des documentaires et une veine plus légère, alliant divertissement et mélodrame, avec force chansons et happy end obligatoire où la morale est toujours sauve. S’ajouteront des films clairement anti-colonialistes avec l’arrivée de Nasser au pouvoir. Le film policier quant à lui ne fera son apparition qu’à partir des années 70. C’est dire la domination presque sans partage du mélodrame. Fondamentalement, quantité de films seront bâtis sur un scenario facilement prévisible, car le cinéma de cet ‘‘âge d’or’’ est avant tout un cinéma d’acteurs et d’actrices, qui souvent sont déjà connus comme musiciens, chanteuses ou danseuses. Oum Kalthoum en vedette inégalée ou encore Farid el Atrache qui enchaînera plus de 30 films et 350 chansons. C’est pour voir et entendre leurs idoles que les spectateurs remplissent ces salles de cinéma immenses qui font figure de temples des temps modernes. Sur ce plan-là, la cinématographie égyptienne est proche du cinéma indien, et l’Égypte sera d’ailleurs un grand importateur de films de Bollywood dès les années 50. Nous avons, de fait, failli présenter Fatma, un de ces films emblématiques, chantant et bien-pensant, mélodrame à vocation sociale où les pauvres nécessairement vertueux réussissent à force de droiture à ramener sur le droit chemin des bourgeois à la morale bien plus élastique… Mais mis à part l’intérêt documentaire, historique et sociologique, nous serions nettement restés sur notre faim sur le plan du cinéma. Nous avons donc préféré vous offrir une pépite rarissime, restaurée par la Fondation Scorsese qui a bien voulu répondre à la demande CSF. Comme quoi, il ne faut pas avoir peur d’être petit ! La Momie ou la nuit où l’on compta les années est en effet un film singulier, mystérieux comme son titre. Son réalisateur, Shadi Abdessalam a porté le projet pendant des années avant de pouvoir le réaliser. Ce sera son seul long métrage. Et le film va traverser la planète cinéma comme un météore venu d’un ailleurs inconnu. Le film est saisissant visuellement et nous plonge d’entrée de jeu dans une sorte d’hypnose. Bon nombre de scènes ont lieu de nuit, avec un éclairage lunaire où d’étranges stèles blanches réverbèrent la lumière et captent notre regard. Dans le décor grandiose de la Vallée des rois, surplombée par ce djebel aride et rocailleux, Abdessalam fait évoluer ses personnages comme s’ils sortaient de la nuit des temps. Même si le film se passe au XIXème siècle, au moment où Gaston Maspero est en pleine campagne de fouilles, on a souvent l’impression d’être transporté au temps des Pharaons. Moins à cause des ruines qui entrent nécessairement dans le champ par moment et qui sont habilement utilisées dans la mise en scène comme cachette, refuge ou labyrinthe, que par le rythme – et le propos même – du film : cette confrontation violente entre tradition et modernité qui hante Wannis, le personnage principal, en proie à un doute existentiel sur la conduite qui doit être la sienne. Il est responsable de son peuple et se doit d’être à la hauteur. Le déroulement du film suit ses propres questionnements intérieurs, sans donner lieu pour autant à de grandes tirades explicatives. Chaque scène sème davantage le trouble dans son esprit. Et le film avance ainsi par tâtonnements successifs vers une prise de conscience qui va radicalement bouleverser le mode de vie et la survie du peuple de la montagne. Le vase clos ne sera plus jamais possible. La dernière scène où le jeune assistant de Maspero fait enlever les sarcophages, recouverts d’un linceul blanc, dans les premières lueurs de l’aube sous le regard médusé des Anciens qui n’arrivent pas à réagir, est d’une beauté saisissante, dans son mutisme même. La lente avancée vers le fleuve de cette étrange caravane a quelque chose d’inéluctable, comme la décision prise par Wannis de rompre avec la tradition et de tenter une voie nouvelle qui permet entre-autre de lire les signes jusqu’ici illisibles et de donner un nom à tous ceux qui étaient jusqu’ici des morts anonymes et donc… négligeables. Ce n’est pas par hasard si le film s’ouvre par une citation du Livre des Morts sur l’importance du nom pour réussir son passage vers l’au-delà. La momie est ainsi un film qui pose des questions fondamentales. Certains à l’époque y ont vu une métaphore de l’Égypte à la croisée des chemins en cette fin des années 60, où il s’agissait là aussi de prendre les bonnes décisions dans un monde en pleine mutation. Mais, ce qui frappe aujourd’hui avant tout, c’est l’objet de cinéma, inclassable, qui reste longtemps dans nos pupilles avec cette incandescence qui est la marque du chef d’œuvre.

Sur le web

Le récit trouve son origine dans un événement réel survenu au cours d’une expédition de l’archéologue français Maspéro dans la Vallée des Rois, non loin de Thèbes, en 1881. Vivant dans des conditions de ressources insuf- fisantes, une tribu de la montagne Horrabat avait organisé sur plusieurs siècles le pillage de tombes antiques dont elle gardait secret l’emplace- ment. A la mort du chef de cette tribu, ses deux fils apprirent de la bouche de leur oncle le passage jusqu’aux sépultures mais ils se refusèrent à poursuivre le trafic. Ce film de Shadi Abdel Salam, le seul long-métrage de son auteur, est sans nul doute une des plus grandes œ uvres du patri- moine cinématographique égyptien. L’ambition formelle inédite qui s’y révèle atteste d’une réfl exion essentielle et singulière sur la conscience de l’héritage. Le film interroge à travers ce récit le présent de l’identité culturelle égyptienne aussi bien dans son rapport à un passé lointain avec lequel ne subsiste plus qu’un lien de profanation et d’économie (pillage puis expatriation des collections archéologiques) qu’il s’engage sur un registre plus politique à considérer les causes de cet état de fait, le dénue- ment matériel et moral du peuple, et leur conséquence, une impossibilité à penser les voies d’une construction moderne et souveraine de la société proportionnelle à la dissolution organisée des traces de son histoire.

La version originale du film a été numériquement restaurée par World Cinema Foundation, avec le soutien du Ministère égyptien de la Culture.

Le film est basé sur un fait réel lié à la découverte, en 1881, de la cachette des momies royales à Deir El-Bahari. L’histoire tourne autour du jeune homme Wannis à qui a été confié, après la mort de son père, le secret de l’emplacement de la cachette des momies qui ont été longtemps pillées par son tribu des Hourabât. Cette cachette a renfermé les momies de plus de 40 pharaons. Les événements se succèdent alors dans un milieu solennel constitué par les ruines de l’ancienne civilisation égyptienne.

Le public occidental n’a jamais habité l’esprit de Shadi Abdel Salam, mais c’est « l’homme égyptien » qui était au centre de son intérêt. Le réalisateur exceptionnel s’est ainsi dirigé, après son seul long métrage La momie et son court métrage primé Le Paysan Eloquent, vers la réalisation des films éducatifs alliant entre simplicité et divertissement, et jetant la lumière sur les origines égyptiennes.

D’une famille originaire de Haute-Égypte, Shadi Abdel Salam naît à Alexandrie le 15 mars 1930. Il étudie au Victoria College et demeurera, toute sa vie, extrêmement empreint de la culture anglaise. Il est attiré par le dessin, la peinture et la lecture. Ses passions l’aideront d’ailleurs à supporter les deux longues années de maladie survenues dans son adolescence. Pendant ses études, son professeur d’art dramatique l’encourage fortement à cultiver ses dons pour la comédie. Il part ainsi à Paris, puis Londres, puis Rome, étudier le théâtre. Il finit cependant par rentrer en Égypte où il reprend des études d’architecture aux Beaux-Arts du Caire. Diplômé en 1954, il semble regretter alors sa première vocation… et, en 1956, il repart étudier le théâtre en Angleterre.

Il commence sa carrière cinématographique comme assistant de plusieurs cinéastes égyptiens, dont Salah Abou Seif (qui se trouve être son voisin à Zamalek) et Youssef Chahine (pour “Saladin”). Il est très « couru » également comme réalisateur de décors et créateur de costumes.

«Après sa formation aux Beaux-Arts d’Alexandrie, Shadi Abdel Salam devient architecte, puis costumier et décorateur de cinéma, passionné d’égyptologie. Il travaille aux côtés de grands réalisateurs comme Youssef Chahine, Joseph L. Mankiewicz, Jerzy Kawalerowicz ou Roberto Rossellini, venu en 1967 tourner pour l’émission de télévision La Lutte pour la survie. Shadi Abdel Salam a depuis longtemps en tête un projet lié à l’expédition de l’archéologue français Maspéro dans la vallée des Rois en 1881. Celui-ci avait découvert, qu’afin d’assurer sa survie, une tribu Horabat organisait, depuis des siècles, le pillage régulier de sépultures restées introuvables pour le reste du monde. À la mort du chef de la tribu, ses deux fils se retrouvent face à un conflit moral. Rossellini conseille Salam pour son scénario (écrit en prose poétique), et il aurait même supervisé le tirage et la musique. Mais La Momie est un film très personnel pour le cinéaste, hanté par cette histoire.

C’est une réflexion sur l’Histoire de l’Égypte et l’équilibre entre l’ancien et le nouveau, le monde traditionnel encore bien vivant et la société moderne du Caire. Le film interroge les questions d’identité, d’immortalité et de prise de conscience de l’Histoire d’un pays et de son héritage, mais aussi, dans un registre plus politique, les conditions de vie de tout un peuple.

Film envoûtant, admiré par Michael Powell, il est considéré comme un trésor du cinéma égyptien. Majestueux, poétique, élégiaque, La Momie retrouve, grâce à sa restauration, sa splendeur d’origine.» (festival-lumiere.org)

«Sa rencontre avec Rossellini s’avère déterminante, et après avoir réalisé plusieurs courts métrages, il se lance en 1969 dans la réalisation de son premier, et unique, long métrage : La Momie. The night of counting the years retrace la découverte, dans la nécropole thébaine, de la cachette des momies royales par la famille Abdel Rassoul, dans les années 1880. Ce film aborde avec tact le respect dû à la fois à l’héritage culturel et au clan familial. Le personnage de Wanis, l’un des fils de la famille des pilleurs de tombes, est face à ce dilemme et son cheminement, ses questionnements, ses doutes, sont bouleversants. L’histoire est traitée de façon sensible, digne. Même les silences sont éloquents. Ce film, on l’a compris, est un chef-d’œuvre, tout en intensité dramatique. Pendant 15 ans, Shadi Abdel Salam travaille ensuite sur un énorme projet – « Akhenaton” – qui, malheureusement, ne verra jamais le jour. Atteint d’un cancer, il meurt au Caire le 8 octobre 1986. Il n’a que 56 ans, alors que sa créativité avait encore tant de belles idées à délivrer.

Dès son décès, se constitue « The association of the friends of Shadi Abdel Salam ». Ce groupe perpétue sa mémoire en réunissant, en rassemblant tout ce qu’il a réalisé, produit, écrit, de façon à constituer un véritable testament culturel. L’ensemble est ensuite racheté par la Bibilotheca Alexandrina et est désormais présenté en exposition permanente dans un hall dénommé “Le monde de Shadi Abdel Salam ».

«La Momie frappe d’emblée par la beauté de sa photographie et la splendeur lyrique de ses plans. L’action se situe à la fin du XIXe siècle, quand l’égyptologue Gaston Maspero découvre que des tombes pharaoniques sont pillées et que le trafic d’objets anciens est en plein essor. Dans les montagnes, Wannis succède à son père et comprend que sa tribu vit depuis des siècles en profanant des sépultures antiques. Il décide d’y mettre fin et se tourne vers les Occidentaux.

Tourné en décors naturels (temples, murs, désert, rives du Nil), La Momie déroule son rythme lent comme celui du fleuve. Le réalisateur privilégie une langue poétique, biblique, et des attitudes hiératiques. Il fait sentir le déclin économique et culturel du pays. A l’inquiétude des archéologues répond le sentiment de honte des pillards n’hésitant pourtant pas à décapiter une momie pour s’emparer de son collier. A la lueur des torches se révèlent des regards millénaires, peints sur le bois ou sculptés dans l’or, et on pense à l’œil de Caïn dans la tombe…

Yousri Nasrallah précise le contexte historique. En 1969, deux ans après la guerre des 6-Jours, l’Egypte n’a plus de nom. En vertu du panarabisme prôné par le président Nasser, elle s’appelle «République arabe unie», vestige d’une éphémère union avec la Syrie entre 1958 et 1961. La Momie ou The Night of Counting the Years est un réquisitoire contre l’idéologie panarabe: «Perdre son nom, c’est perdre son identité», rappellent les personnages. «La Nuit du décompte des années» se conclut sur cette sentence, ce programme: «On t’a appelé par ton nom Et tu as ressuscité.»

Ce grand film métaphorique est le seul long-métrage jamais réalisé par Chadi Abdel Salam (1930-1986). Peu montré en Egypte, il n’a pas connu de succès populaire.» (letemps.ch)

FILMOGRAPHIE :

– 1969 LA MOMIE (Al-Mumiya), long métrage

– 1970 LE PAYSAN ÉLOQUENT (Al Fallah al fassieh), court métrage

– 1975 JUYUSH ASH-SHAMS, court métrage

– 1982 LA CHAISE (Tut’ Amnakh Amun adh-dhahabi), court métrage


Présentation du film et animation du débat avec le public :Josiane Scoleri

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