Vendredi 09 avril 2010 à 20h30
Film de William Wyler – USA – 1961 – 1h44 – vostf
Dans une petite ville de province, deux amies Karen Wright et Martha Dobie dirigent une institution pour jeunes filles, aidées par Lily, la tante de Martha, une ancienne actrice excentrique. Fiancée au médecin Joe Cardin, Karen a du mal à s’engager et à laisser à Martha la direction de l’école. Mary, une élève insolente et menteuse, alors qu’elle a été punie, lance la rumeur que les deux professeurs ont une relation « contre-nature ». Elle commence par le raconter à sa grand-mère…
Notre critique
Par Philippe Serve
LA RUMEUR, DOUBLE COUCHE
La profondeur de champ au service de la rumeur
Lorsque William Wyler, cinéaste hollywoodien de 58 ans, tourne La Rumeur (The Children’s Hour, 1961), l’essentiel de sa brillante carrière est derrière lui. S’il fait un remake de son propre film These Three (1936), sa première grande œuvre, c’est sans doute que la trahison scénaristique forcée d’alors lui était restée en travers de la gorge…
Que s’était-il donc passé ? Retour en arrière… La dramaturge Lilian Hellman (1905-1984) rencontre le succès dès sa première pièce en 1934 : The Children’s Hour, inspirée par des faits réels advenus en 1810 à Edimbourg. A l’époque, tout ce qui brille à Broadway ne tarde pas à se retrouver sur les écrans d’Hollywood et le producteur Samuel Goldwyn n’attend pas longtemps pour demander à Lilian Hellman une adaptation de sa propre pièce et en confier la réalisation à William Wyler qu’il vient d’embaucher. Nous sommes en 1936 et ce dernier, réalisateur depuis onze ans, n’a pas encore signé de grand succès. Le thème de la pièce originale est double : les dégâts massifs entraînés par le phénomène bien connu de la rumeur, d’une part, et le rejet par la communauté « bien pensante » de toute idée d’homosexualité féminine. Lilian Hellman, féministe et politiquement très engagée – elle sera une opposante déterminée au Maccarthysme, refusant de dénoncer ses collègues en 1950 – voit sa pièce triompher pendant deux ans à New York, Londres ou Dublin avant de se trouver interdite dans plusieurs villes (Boston, Chicago et finalement Londres) en raison de son sujet touchant au lesbianisme. Paris accueille la pièce qui y est très bien accueillie.
A Hollywood, le tristement célèbre Production Code, plus connu sous son appellation de Code Hays (initié par Will H. Hays et rédigé par un jésuite, le père Daniel Lord), interdit depuis 1930 – en pratique 1934 – toute allusion aux « perversions sexuelles » et par conséquent à ce qui est alors vu comme telle, l’homosexualité. Le thème du lesbianisme va donc être abandonné et remplacé par une classique histoire de triangle hétérosexuelle – ou presque – le titre de la pièce étant lui-même retiré pour laisser place à un These Three (traduit en français par Ils étaient trois). Le dialogue de la pièce est, lui, conservé dans sa quasi intégralité et Lillian Hellman se déclare satisfaite, mettant l’accent sur le thème de la rumeur qui, il est vrai, est bien prédominant dans l’œuvre.
William Wyler – magnifiquement assisté à la photo par le grand Gregg Toland à qui l’on doit entre autre les superbes images de Citizen Kane (1941) ou des Raisins de la Colère (1940) – accomplit un excellent travail et ce film sera le premier d’une série d’œuvres marquantes. Le film doit son succès aussi bien à sa mise en scène, très élégante et sachant alterner avec beaucoup de finesse compositions générales et plus intimes, et à sa direction d’acteurs. A côté du toujours juste Joel McCrea, le duo d’actrices Merle Oberon (Karen) et Myriam Hopkins (Martha) se montre parfait. Naturellement, sous la pression de Samuel Goldwyn, un happy end vient sanctionner le film !
Joel McCrea, Merle Oberon et Myriam Hopkins dans These Three (1936)
Vingt-cinq ans plus tard, William Wyler remet donc le couvert avec, cette fois, la volonté de respecter totalement la pièce originale et par conséquent de représenter le thème lesbien. Notons tout de même qu’il s’en défendra, affirmant avoir voulu uniquement tourner encore une fois un film sur le phénomène de la rumeur (terme que la France utilisera pour son titre local alors que le film retrouve son appellation première, The Children’s Hour). En 1961, le Code Hays est toujours en vigueur mais avec beaucoup de plomb dans l’aile. Depuis les années 50 et en raison du passage en force de certains réalisateurs tels qu’Otto Preminger ou Billy Wilder, le mur de décence est lézardé de tous côtés. Les incessantes luttes du début des années 60 pour les droits civiques – pas seulement politiques mais aussi, par exemple, pour la liberté des genres sexuels – permettent à de nombreux films hollywoodiens ou étrangers d’obtenir le laissez-passer autrefois si drastique. Le mur s’écroulera définitivement en 1967. William Wyler profite donc de l’érosion de la censure pour redonner à l’œuvre son sens – ou plus exactement ses sens – d’origine. La Rumeur, s’il n’est pas intrinsèquement supérieur sur un pur plan cinématographique à l’excellent These Three, rend par contre justice à l’intelligence de la pièce de Lillian Hellman. Pour le public de 1934 comme pour celui de 1961 (et c’est pourquoi il est important de remettre le film dans son – double – contexte historique), l’injustice dont sont victimes Karen et Martha permet une identification de celui-ci à celles-là, une empathie débouchant sur un sentiment de solidarité et de révolte. Mais par son rebondissement final, The Children’s Hour va bien plus loin puisque cette solidarité doit alors s’exercer pour autre chose, cette « autre chose » – le sentiment homosexuel considéré comme une déviance ou une maladie et, par conséquent, mis au ban de la société – s’avérant une cause de tragédie encore supérieure à la seule rumeur.
James Garner qui venait de triompher pendant trois ans à la télévision dans le rôle de Maverick reprenait ici le rôle du Dr Joe Cardin. Myriam Hopkins, la Martha de 1936, était toujours là mais elle « glissait » dans la peau de la tante Lily ! Pour les deux protagonistes principales, Wyler dirigea Audrey Hepburn en Karen et Shirley McLaine en Martha. La délicieuse interprète de Drôle de frimousse (Funny Face, Stanley Donen, 57) avait été propulsée star mondiale du jour au lendemain treize ans auparavant par ce même William Wyler dans le charmant Vacances romaines (Roman Holiday, 53) qui développa encore un peu plus le tourisme dans la capitale italienne et fit monter en flèche les ventes de Vespa dans le monde entier. Aussi belle et talentueuse que l’avait été Merle Oberon, Audrey Hepburn y ajouta sa légendaire finesse de jeu et sa – fausse – légèreté. Le rôle de Martha était sans doute plus difficile à distribuer, compte tenu de la nouvelle version (en réalité, on l’a vu, version originale). Le choix de l’habituelle pétulante Shirley MacLaine semblait peut-être osé. Il se révéla un coup de maître. La déchirante Ginnie de Comme un torrent (Some Came Running, Vincente Minnelli, 58) ou l’attachante Fran de La Garçonnière (The Apartment, Billy Wilder, 60) démontra une fois encore son immense talent dans un rôle très « casse-gueule ». Comme dans la première version, et même si Gregg Toland n’était plus aux manettes de la direction photographique, l’image en noir et blanc reste superbe et l’on retrouve la même élégance, jamais ostentatoire, toujours naturelle. L’utilisation de la profondeur de champ – véritable spécificité du cinéma de William Wyler – est constamment au service du récit et de ses différents niveaux.
Audrey Hepburn, James Garner et Shirley McLaine dans La Rumeur (1961)
La grosse faiblesse du film réside dans ses deux plus jeunes interprètes féminines, Karen Balkin (Mary) et Veronica Cartwright (Rosalie) qui surjouent toutes deux de façon assez grotesque et insupportable. Il est vrai que la première version était à peine meilleure à ce niveau et que Hollywood, à quelques très rares exceptions près, n’a jamais su diriger correctement les enfants.
Avec L’Obsédé (The Collector, 1965) et bien plus que Comment voler un million de dollars (How to Steal a Million, 66) ou Funny Girl (68), La Rumeur constitue le dernier grand film d’un géant d’Hollywood dont le nom reste associé à tant d’œuvres marquantes ayant fait la gloire de la cité des anges : outre ceux déjà cités dans cet article, je rappellerai pour mémoire ses films avec Bette Davis tels L’Insoumise (Jezebel, 38), La Lettre (The Letter, 40), La Vipère (The Little Foxes, 41) mais aussi Les Hauts de Hurlevent (Wuthering Heights, 39, avec Laurence Olivier et Merle Oberon), Le Cavalier du désert (The Westerner, 40, avec Gary Cooper), Mrs Miniver (42, avec Greer Garson), Les Plus belles années de notre vie (The Best Years of Our Lives, 46), L’Héritière (The Heiress, 49, avec Olivia de Havilland et Montgomery Clift), Les Grands Espaces (The Big Country, 58, avec Gregory Peck), sans oublier le « peplum qui tue », Ben-Hur (59, avec Charlton Heston).
Un classique présenté en copie neuve.
Sur le web
La Rumeur est la deuxième adaptation de la pièce de Lilian Hellman après Ils étaient trois, film réalisé par William Wyler lui-même en 1936. Miriam Hopkins qui interprétait Martha dans la version originale joue ici sa tante, Lily. De même Merle Oberon, qui jouait Karen, est devenu Mrs. Tilford. Le film tient son titre original, The Children’s Hour, d’un poème de l’Américain Henry Wadsworth Longfellow.
Déjà saluée lors de sa précédente prestation dans La Garçonnière de Billy Wilder, Shirley MacLaine a reçu le Golden Laurel du Meilleur rôle féminin dramatique pour La Rumeur. Dans ses Mémoires, l’actrice confie ses impressions sur la version de William Wyler, qu’elle trouvait peu conforme à l’esprit de l’oeuvre de Lillian Hellman. Selon elle, le cinéaste, « pris de panique à l’idée d’avoir traité une histoire de lesbiennes, coupa toutes les scènes où l’on sentait l’amour de Martha pour Karen, par exemple quand elle repassait amoureusement ses vêtements, lui brossait les cheveux ou lui confectionnait des petits plats. » La plupart de ces scènes, en effet supprimées par peur du « Motion Picture Production Code » de l’époque, ont en outre été restituées dans la version DVD de 2004.
La Rumeur est le dernier film en noir et blanc que tourna l’actrice Audrey Hepburn. Tout juste sortie de l’énorme succès de Diamants sur canapé de Blake Edwards, la comédienne retrouve William Wyler pour la seconde fois après Vacances romaines, son premier film hollywoodien aux côtés de Gregory Peck, et pour lequel l’Académie des Oscars lui décerne une statuette en 1954.
Fidèle au texte de la pièce de Lillian Hellman, le scénariste John Michael Hayes a conservé la plupart des dialogues de Ils étaient trois, dont le scénario avait à l’époque été écrit par l’auteur elle-même. Amusant si l’on sait que La Rumeur est censée être une version non-censurée de son original, plus épurée et innocente.
Sur les éditions des VHS et des DVD américains du film, il est précisé qu’à l’origine Katharine Hepburn était pressentie pour l’un des deux rôles finalement attribués à Audrey Hepburn et à Shirley MacLaine. L’actrice un peu plus âgée, aurait en outre été davantage à sa place dans les rôles plus mûrs interprétés par Miriam Hopkins ou encore Fay Bainter.
Dans le documentaire The Celluloid Closet, Shirley MacLaine déplore le manque de franchise des discussions de plateaux concernant le traitement de l’homosexualité dans le film: « Aucun de nous n’en était vraiment conscient. Nous aurions pu voir des signes avant-coureurs (…) mais (…) nous étions dans un état d’esprit où nous ne savions pas réellement ce que nous faisions« . La portée et la profondeur d’un tel sujet ne faisant pas partie du lexique de l’époque, les comédiennes principales n’ont même étonnamment jamais abordé le sujet, raconte l’actrice.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.
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