Samedi 26 Février 2022 à 14h – 19ième Festival
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Lav Diaz, Philippines, 2018, 3h54, vostf
Invité: Clément Dumas, spécialiste du cinéma de Lav Diaz
1979. Au plus fort de la loi martiale instaurée par le président Marcos, quelques villageois rebelles tentent de résister …
Notre article
par Clément Dumas
L’éternel retour du même – La Saison du diable et les plaintes chantées des disparus
Lorena (Shaina Magdayao), jeune docteure dévouée, ouvre une clinique pour soigner les plus démunis dans un village isolé des Philippines abandonnant son mari Hugo (Piolo Pascual), poète et activiste. Elle fait face à une milice locale sapant ses efforts et à un tyran monstrueux à deux visages, le président Narciso. Après sa disparition, Hugo part à sa recherche et est témoin des injustices et des violences exercées par ce groupe paramilitaire sur le village. Il croisera la route d’autre victimes de cette montée de la violence, dont une vieille femme, Kwago (Pinky Amador) endeuillée cherchant réparation et un ancien chef du village, Paham (Bart Guingona), qui déplore la rapidité de ses voisins à tomber sous le joug des autorités. Retour sur les temps troubles de la loi martiale, personnages tiraillés entre leurs idéaux et le cynisme de leur situation, utilisation de longs plans fixes en noir et blanc (éclairés par le génial Larry Manda) : l’œil habitué aux films du cinéaste philippin Lav Diaz reconnaîtra aisément les motifs narratifs et esthétiques qui traversent l’œuvre du réalisateur de La Femme qui est partie (2016). Sa régularité (16 films de 2004 à 2021) et son style si reconnaissable cachent les expérimentations constantes du metteur en scène sur sa propre pratique. Dans La Saison du diable, programmé à Berlin en 2018, Lav Diaz s’essaye au film musical ou plutôt enchanté, les personnages récitant des chants a capella. Renouant avec son passé de musicien maudit de la scène punk rock philippine des années 90, Lav Diaz construit ainsi son film autour de 30 chansons qui rythment la progression du récit mais sans jamais abandonner son réalisme primitif. L’absence de musique en off ou même d’instruments dans le champ et le refus d’ornementation opératique ou de chorégraphie des corps éloignent le film d’un enchantement du monde par la musique pour adopter un lyrisme dépouillé. Les mélodies renvoient toujours à une réalité dure et crue et refusent aux personnages l’élévation de l’âme pour travailler plutôt le motif de la rumination. Si les textes, écrits par Lav Diaz, étaient au départ des compositions modernes – à tel point qu’on a décrit le film comme un opéra-rock (Le Monde) – leur interprétation par les acteurs les fait ressembler plus à des plaintes tragiques ou à des kudimans, ces sérénades traditionnelles en tagalog.
Quelle saison ? Quel diable ?
Une voix off accompagne le prologue saisissant du film et introduit son contexte. La saison dont il est question est celle de la loi martiale et plus particulièrement de sa consolidation par le Général Marcos à la fin des années 70. Situé en 1979, La Saison du diable commence ainsi par la création des milices locales (Civilian Home Defense Unit, CHDU) permises et encouragées par le dictateur dans les régions reculées pour contrer l’insurrection communiste dans le pays. Utilisant comme prétexte le folklore et les croyances régionales, ces groupes ont perpétré des atrocités contre les villageois philippins. Ce début de film, en articulant ces longues scènes de tortures et de meurtres, sidère le spectateur par cette extrême violence que la lenteur du regard et l’importance du hors-champ des plans fixes ne font qu’accentuer. Pamphlet contre l’amnésie du pays sur son propre passé, La Saison du diable est un des rare films philippins à revenir sur ces abus et crimes commis sur les populations philippines. Il faut dire que ce film chanté de bout en bout continue l’obsession du cinéaste à vouloir raconter cette période de la dictature de Marcos en adoptant le point de vue des villages et des régions excentrées de cette archipel constituée de plus de 7000 îles. Evolution of a filipino family (2004), œuvre monumentale de plus de dix heures dont la sortie festivalière positionna définitivement Lav Diaz comme le cinéaste le plus intransigeant du cinéma contemporain, retrace déjà l’histoire d’une famille paysanne, pauvre et disloquée par l’arrivée de Marcos au pouvoir. Dans Melancholia (2008), d’anciens communistes traumatisés par la mort de leur camarade par l’armée, participent des années plus tard à une thérapie collective pour dépasser leurs démons. From what is before (2014), film le plus proche diégétiquement de La Saison du diable, montre l’apparition en 1970 d’événements surnaturels dans un village esseulé sur l’île de Mindanao, métaphore du début des lois autoritaires et de l’emprise du gouvernement sur les régions reculées. La Saison du diable prolonge ainsi cette réflexion cinématographique sur cette période historique qui hante le réalisateur, jeune garçon au moment des faits et ayant grandi dans cette même région de Mindanao où le film se situe (la deuxième plus grande île du pays). Ses parents étaient éducateurs et professeurs dans des barrios similaires à ceux des films. On retrouve dans ces personnages aux idéaux forts, se révoltant contre la bêtise autoritaire mais préférant à la rébellion armée la voie de l’éducation et de la jeunesse et dont Lorena est un exemple type, un retour du cinéaste à ses propres parents. L’enjeu ici n’est pas que biographique : Lav Diaz, en situant le film dans cette région peuplée par les fantômes des rebelles communistes de la New people army, fait acte d’excavation, exhumant les affrontements meurtriers dont le peuple a souvent été le principal otage (le film se présente d’ailleurs comme un hommage aux victimes de la période). La saisonnalité du film s’explique également dans l’analogie au présent que le film tisse entre les personnages et les métaphores à peine voilées sur le contexte actuel. Le président Narciso, janus à deux têtes dont la monstruosité est un des uniques éléments proprement fantastiques du film, est le portrait à la fois du dictateur des années 70 Ferdinand Marcos et du président philippin actuelle Rodrigo Duterte (en fin de mandat, ses enfants prennent la relèvent). Le film a d’ailleurs dû être tourné, pour des raisons de sécurité, en Malaisie afin d’éviter tout soupçons. Les injustices sanguinaires des milices dans le film font ainsi référence à une réalité historique encore peu connue mais qui a laissé des traces importantes dans le pays, tout en évoquant aussi les vagues violences perpétrées par la police au nom d’une « guerre contre la drogue et ses trafiquants » lancée par Duterte juste après son élection en 2016. Ce jeu d’écho ente le film de fiction qui raconte le passé et les événements d’aujourd’hui n’est évidemment pas un hasard et constitue la force politique du film ainsi que la lecture de Lav Diaz sur son pays : l’Histoire du peuple philippin n’est qu’un bégaiement constant de sa souffrance qui ne fait que revenir de manière
cyclique, jamais exactement de la même façon mais toujours sous la forme de l’impunité, de l’injustice sociale et de la violence imposée aux plus faibles. On reconnaitra ainsi dans les paroles et dans les sursauts narratifs du film un constant double sens, Lav Diaz cherchant systématiquement à (dé)montrer cette saisonnalité de la catastrophe au centre de l’histoire de son pays. Le geste cinématographique du cinéaste est à la fois réparateur des mémoires blessées et prophétique, annonçant comment le passé se répète étrangement dans le présent.
Le mélodrame noir
Cet éternel retour du même trouve alors dans le chant et les mélodies entêtantes, qui en font son originalité, une forme privilégiée. Dès les premiers chants et la reprise du « la la la » par les bourreaux, on comprend vite comment la phrase musicale épouse parfaitement les affres tragiques dans lesquelles sont poussés les personnages. Si le cinéma de Lav Diaz est organique c’est par ce que les choix radicaux du traitement esthétique s’alignent et se complètent dans l’avancée inextricable du récit. Les chants prophétiques et austères et le grand angle théâtral qui aplati l’espace et brouille l’arrière-plan (focale de 9.8 dont les bords sont coupés) et cette durée imposée au spectateur dans la salle de cinéma suggèrent comment la forme chez Lav Diaz invite à saisir physiquement, presque corporellement, la noirceur et le cheminement tortueux du film. L’expérience du film ne se vit pas qu’intellectuellement mais dans l’épreuve même qu’il impose aux yeux, aux oreilles, aux corps. Il y a chez Lav Diaz cette idée que le cinéma se vit entièrement et que la salle de cinéma est le lieu d’un partage complet entre le secret de la souffrance du film et l’expérience de visionnage. Cet essai au film chanté dans son œuvre n’est ainsi pas si surprenant tant il vient poursuivre cette réflexion du cinéma comme art total. La théâtralité de l’enchantement se retrouve aussi dans le choix du personnage de Kwentista interprétée par la seule chanteuse professionnelle Bituin Escalante. Ce personnage qui accompagne Hugo dans sa quête de vérité transformée en chemin de croix incarne le chœur tragique. La poésie de ses chants et la beauté de sa voix permettent d’extérioriser à certains moments les mouvements de l’âme, le doute intérieur et les dilemmes moraux qui habitent le poète maudit cherchant désespérant sa femme. Ces ressorts narratifs empruntés à la fois aux genres de la comédie musicale, aux protests songs folk et à une tradition très philippine du mélodrame et de la nostalgie tissent dans le film un réseau complexe de références qui supposent d’accepter les ambiguïtés des luttes qui animent chacun des personnages.
Sur le web
La Saison du diable est né pendant l’écriture du scénario de l’un des films de gangsters de Lav Diaz, où ce dernier a soudain commencé à écrire des chansons. Il précise : « Plus j’étais confronté indirectement à ce qui se passait dans mon pays, plus cela a nourri les chansons. C’était mon deuil, j’écrivais des marches funèbres pour mon pays. C’est très élégiaque. J’en suis venu à me dire que je pourrais les utiliser dans une comédie musicale. J’en ai vu beaucoup, mais j’ai essayé de l’envisager de manière conceptuelle, et j’ai fini par créer ce folklore païen : le hibou, le serpent, le traître, et le sage. J’ai emprunté certaines figures mythologiques à la culture occidentale, comme celle de Narcisse pour créer le personnage de Narciso, l’homme au visage de Janus. Toutes ces fonctions ont été utilisées pour les personnages, exactement comme la sémiotique, la signification était utilisée dans les chansons. C’est un mélange de réalisme et de perspectives conceptuelles.«
Lav Diaz a revu plusieurs comédies musicales avant d’attaquer le tournage de La Saison du diable. Le réalisateur explique ainsi que Broadway était une très bonne source d’inspiration pour le découpage de son film. Il poursuit : « J’aime les moins conventionnelles, des opéras rock comme Tommy, Hair, Jesus Christ Superstar et Quadrophenia. Mais je voulais du pur réalisme. C’est un gros défi que d’utiliser le mouvement sans se conformer aux codes de la comédie musicale classique. J’ai essayé de déconstruire, tout en gardant une certaine loyauté envers le genre.«
Le personnage de Hugo Haniway incarne, aux yeux de Lav Diaz, plusieurs Philippins : des poètes, des professeurs, des activistes, etc. Le metteur en scène explique : « Tous sont des survivants, qui ont été des victimes du régime de Marcos. J’ai grandi durant cette période, j’ai été témoin de ce chapitre de l’Histoire. Beaucoup de poètes que je connais m’ont servi d’inspiration. Quand on crée un personnage, on y met aussi un peu de soi. En fait, lorsqu’on crée des personnages, tout devient personnel.«
Pour La Saison du diable, Lav Diaz a été forcé de tourner le dos à la façon dont il monte habituellement. Dans ses autres films, le cinéaste est ainsi libre de couper des scènes n’importe où, alors que là, lorsqu’une chanson arrive à sa fin, il était forcé de couper. Il se rappelle : « On a enregistré le son en live, c’est pourquoi il nous a fallu beaucoup de répétitions, même si à l’arrivée la plupart des plans qu’on voit dans le film sont des premières prises. Cette partie-là du genre est très imposante, et je ne l’ai compris que lors de la postproduction. Laisser des blancs après la fin de chaque chanson aurait été bizarre. Il y a encore des pauses, mais on doit quand même respecter les règles du genre.«
La Saison du diable a été tourné en Malaisie, pour des questions de sécurité. Lav Diaz et son équipe ne pouvaient tourner ni à Manille, ni à aucun autre endroit dans les Philippines parce que la police est omniprésente et que le film parle d’elle. « Elle aurait cherché à nous arrêter. Vous obtenez un permis et puis les agents commencent immédiatement à vous poser des questions. On a choisi de tourner en Malaisie par précaution, et on a cherché des endroits avec un terrain et une géographie semblables aux Philippines. Pour faire le film on a même dû prendre de l’argent du budget du film de gangster que j’étais censé tourner. J’ai dit aux producteurs qu’il n’y avait aucune urgence pour faire ce film-là, et qu’il était plus urgent de parler de ce qui se passe actuellement dans notre pays« , raconte le cinéaste.
La plupart des acteurs de La Saison du diable vient du théâtre. Ils étaient donc davantage familiers avec la comédie musicale. « Mais la seule qui soit réellement chanteuse, et pas du tout comédienne, est celle qui interprète le personnage principal. On a aussi vérifié les penchants politiques de chacun : être favorable à Duterte ou contre les lois martiales comptait aussi dans le choix du casting« , confie Lav Diaz.
« Quiconque connait l’œuvre de Lav Diaz ne devrait rien voir de repoussant dans la durée de son nouveau film. Avec moins de quatre heures, La Saison du Diable est même sans doute la plus courte de ses réalisations. A l’inverse, ceux qui ne connaîtraient rien de son oeuvre et qui n’en auraient que l’argument « comédie musicale » risqueraient d’être très surpris en découvrant que ce terme n’est pas forcément synonyme de légèreté romanesque et de chorégraphies mirobolantes. La façon qu’a le porte-étendard de la « nouvelle vague philippine » de transformer les codes des genres qu’il emprunte, atteint ici un niveau de radicalité fascinant. Son « opéra rock », puisque c’est ainsi qu’il le qualifie, se compose d’une succession de plans fixes, entièrement filmés dans un magnifique noir et blanc, dans lesquels tous les dialogues et monologues sont chantés, sur des airs récurrents assimilables à des mantras. Ce dispositif est avant tout un excellent moyen de nous faire pénétrer dans les complaintes d’un peuple soumis à une impitoyable dictature, et ainsi composer un vaste poème sous forme d’ode à la résistance, un message on-ne-plus intemporel.
En prenant pour contexte un village philippin en 1979, victime des soldats du régime de Marcos, Diaz fait plus que revenir sur une heure sombre de son pays. En choisissant pour principaux ressorts émotionnels à ses personnages la peur, le deuil ou encore la foi (en mettant au point toute une imagerie animiste, offrant par là une esthétique ésotérique à son film), cet auteur dresse un portrait d’une grande ampleur de l’Humanité. Et, en choisissant de caractériser les villageois comme pouvant être aussi bien des paysans que des intellectuels, mais aussi en n’ayant pas peur de consacrer certaines scènes aux militaires (dont le chef est interprété par une femme, explosant au passage tous les clichés sexistes), c’est l’universalité de ces sentiments que le réalisateur parvient à transcender au-delà du moindre manichéisme lourdaud.
Ainsi, puisqu’il est impossible de ne se sentir touché par le drame vécu par l’ensemble de ses personnages, et que l’image joue avec les perspectives afin de mieux nous permettre d’y entrer, le format musical, à défaut d’alimenter le réalisme à leurs échanges, amplifie plus encore l’intensité émotionnelle de leur ressenti. Alors que certaines scènes réussiront à coup sûr de tirer les larmes, d’autres se révèlent bien plus surprenantes en rendant cette ambiance répressive anxiogène au point de rendre concrète la teneur fantastique sous-entendue par le titre. Et la volonté de faire face à ce régime liberticide devient immanquablement dispensée à chacun de ses spectateurs. Cette réussite prouve que l’audace et la maîtrise de Lav Diaz pour présenter une proposition artistique aux antipodes de ce que le cinéma commercial nous offre chaque semaine lui permet de signer une œuvre politique imparable. » (avoir-alire.com)
« …Voici une comédie ou une tragédie musicale, chantée a cappella sur fond d’air – celui de la campagne de Mindanao – et politique, où les épisodes sanglants de l’application de la loi martiale du président Marcos dans les années 70 valent clairement pour les folies actuelles, non moins sanglantes, du président Duterte : un appel au réveil du spectateur, ou du peuple, soit le contraire d’une Berceuse (titre d’une récente épopée de Lav Diaz). Où les acteurs sont des stars, les chansons presque des tubes, ici répétées jusqu’à les reconnaître, les personnages des types, les intrigues exemplaires, les allégories lisibles, la lumière splendide, au noir et blanc d’un pays divisé, les cadres expressifs, au grand angle d’un réel déformé, et toutes les idées opportunes…Lav Diaz semble avoir composé sa Saison, invoquant à chaque plan le «diable» du titre comme principe historique (le mal dans l’histoire, explicable) et formel (le démon de la séduction, puissant), cause souterraine exhumée à ciel ouvert, retournée à notre attention. Ou comment un mélodrame chanté de quatre heures devient le film le plus sec qui soit, et le plus bizarre : annulant la compassion par les moyens du théâtral, mais le grotesque par ceux de la réflexion, mais le théorique par ceux du lacrymal, mais le plaisir par ceux du montage, en d’incessants allers et retours critiques qui saturent ses cadres larges…Plus grande est la distanciation, plus elle frise l’empathie, et vice-versa : la Saison du diable démonte toutes les identifications désirables et toutes les prises de reculs possibles, nous laissant éprouver devant lui, mais comme poussées à l’extrême, la désorientation, la frustration, l’ironie et la colère que la situation politique produit jour après jour pour ce qui reste en nous de «citoyen». Chanter faux : c’est bien tout ce qu’il nous est encore donné de faire, mais avec l’espoir de fredonner assez fort dans notre sommeil pour que le son de notre propre voix nous ouvre soudain les yeux. » (liberation.fr)
« Lav Diaz appartient à la famille des grands sculpteurs de durées, comme le Russe Andreï Tarkovski ou le Hongrois Bela Tarr, dont la mise en scène se préoccupe moins d’efficacité narrative que du souffle immanent qui la porte. Tout l’enjeu de ce cinéma est précisément de nous arracher à notre empressement quotidien, pour lui substituer une respiration méditative et un sens accru de l’espace.
La Saison du diable, présenté en compétition à la Berlinale, reprend à son compte l’un des grands motifs politiques du cinéma de Lav Diaz : la déploration des souffrances du peuple philippin, sous le joug des vagues de colonisation ou des régimes répressifs… Le récit tourne autour du personnage de Hugo Haniway (Piolo Pascual), poète activiste dont l’épouse, Lorena (Shaina Magdayao), part fonder un dispensaire dans un village de campagne défavorisé et réputé dangereux. C’est à cet endroit qu’une milice armée, aux ordres du tyran « Narciso », fait régner la terreur et l’obscurantisme parmi la population. Seuls quelques déshérités n’ayant plus rien à perdre osent encore s’opposer à ses nervis : le chef du village, vieillard boiteux qui ne mâche pas ses mots, ainsi qu’une vieille femme hirsute surnommée « la Chouette », qui vit dans la forêt et passe pour folle. Hugo, de son côté, se languit de sa femme, traverse une crise d’inspiration, puis décide de rejoindre Lorena au village, alors qu’elle semble dans le collimateur des militaires.
En pointant ainsi les exactions d’une force armée inique, Lav Diaz ne se contente pas de revenir sur un épisode tragique de l’histoire philippine, mais apostrophe aussi le présent. A travers la figure mythologique de Narciso, représenté comme un Janus aux deux visages (image frappante : le personnage arbore un second faciès à l’arrière de son crâne), le film vise non seulement Ferdinand Marcos, mais surtout sa réitération grotesque sous les traits de Rodrigo Duterte. L’actuel président de l’archipel, Rodrigo Duterte, s’est signalé dernièrement par sa volonté de soumettre la mémoire du dictateur à une réhabilitation nationale.
Ainsi le basculement populiste du pays est-il évoqué, dans le film, comme un bégaiement de l’Histoire, un sinistre retour en arrière. L’une des premières scènes montre deux chefs militaires (une femme robuste et un homme à moitié défiguré) conspirer pour entretenir les villageois dans de lugubres superstitions, afin de dissimuler leurs malversations. La diffusion de mensonges, la manipulation des faits et l’usage usurpé de la force, qui définissent l’ensemble de leurs agissements, sont aussi les symptômes d’un pouvoir personnalisé et délirant (on y parle de « fonder une nouvelle Eglise »).
Face à lui se dressent les fous, les artistes et les vieillards, réunis par la perte d’un ou de plusieurs proches, formant à la fois une communauté de souffrance et un chœur tragique. S’ils chantent, c’est pour délivrer leur complainte, mais aussi par confrontation avec l’ennemi, à la façon d’un répons. Son lyrisme sec s’avère ce que le film a de plus étonnant, les chants étant entonnés a cappella (en direct et sans doublage) par les comédiens. Des morceaux aux refrains entêtants, dont l’inspiration syncrétique oscille entre les syncopes du tagalog (la langue philippine) et la mélancolie du blues. Fondés sur le lancinement et la répétition, ils s’imposent en d’enivrantes litanies contestataires. Par moments, une muse apparaît aux côtés de Hugo (Bituin Escalante, une chanteuse populaire célèbre aux Philippines) comme l’incarnation de l’inspiration musicale, faisant ponctuellement glisser le film dans le registre allégorique.
Ce film taillé dans la lenteur et la fixité est rendu captivant par la somptueuse composition de chacun de ses plans, au cœur desquels le regard plonge et s’aventure longuement. Devenu maître du noir et blanc numérique, Lav Diaz élabore de subtils dégradés de luminosités mouchetées, versant par moments dans des contrastes quasi expressionnistes.
Filmées à l’objectif grand angle, ses images sont soutenues par de profondes lignes de force, qui étendent le champ de vision. Chaque plan invente ainsi une scénographie particulière, théâtre de nature ou d’intérieurs, où le hiératisme des corps est compensé par un grand dynamisme plastique. C’est d’ailleurs l’un des points essentiels de cette Saison du diable que de définir la lutte contre le fascisme comme une quête éperdue de la beauté – qu’elle soit musicale, poétique, plastique ou tout cela à la fois. Si le despotisme consiste à étendre toujours plus le règne de la laideur, la résistance passe par une fidélité décuplée aux splendeurs et à la sérénité du monde tellurique, où l’être humain et ses souffrances s’inscrivent de plain-pied. » (lemonde.fr)
« …La Saison du diable est peut-être le film de Lav Diaz le plus frontalement politique, le plus ouvertement critique, et s’il se situe sous le régime Marcos, il est évident que la dénonciation du populisme et des entraves aux libertés fondamentales vise aussi l’actuel président Duterte, ou n’importe quel leader autoritaire et populiste en poste sur la planète – la liste actuelle est, hélas, de plus en plus longue. Ce qui est également évident, c’est que le cinéma de Lav Diaz, malgré ce substrat politique, n’a rien à voir avec celui d’un Ken Loach, figure mondiale actuelle du cinéma dit social. Pas de naturalisme chez Diaz, pas de manichéisme, pas de message surligné ni de démonstration assénée, mais des partis pris stylistiques qui transcendent et rehaussent les fondements réalistes du film.
Ainsi, La Saison du diable est un film entièrement chanté : pas de dialogues, mais des chants lancinants, invocateurs, a capella, proches de la nudité du blues ou du folk originels, par lesquels les personnes expriment leur douleur, leur colère, leur révolte dans un mélange de profondeur et de distanciation. C’est donc une tragédie enchantée plutôt qu’une comédie musicale. Autres options fortes : le noir et blanc qui stylise le réel, et le grand angle qui tord légèrement l’espace et crée de la profondeur de champ, des zones d’ombre et de mystère.
La longueur du film (même s’il est court à l’échelle de Diaz) et de chacun de ses plans-séquences participe aussi de cette puissance de cinéma qui ne doit rien aux codes habituels. Loin d’être ennuyeuses, ces durées (alliées aux chants) produisent une sensation d’envoûtement, une force d’immersion qui appartiennent plus à l’ordre du chamanisme qu’à celui du naturalisme social. On voit ainsi des choses étonnantes dont on se demande si on ne les hallucine pas : des miliciens qui chantent avec ceux qu’ils oppriment, un petit chef en treillis bien viril qui est en fait une femme, une troupe qui part massacrer en chantant…
Lav Diaz regarde bourreaux et victimes avec la même humanité, le même dispositif esthétique, parce qu’il dénonce un système plutôt que les individus, et parce qu’il est cinéaste plutôt qu’idéologue, mais pas d’erreur possible sur le sens de son engagement et de son film : son personnage principal est un poète activiste, probable alter ego fictif du cinéaste et véritable héros de ce film choral.e. » (lesinrocks.com)
« Le 18e film de Lav Diaz est un monstre. Un monstre bouleversant de beauté et de violence. Un monstre né des amours improbables de la comédie musicale et du témoignage de la terreur politique, enfanté par un grand poète du fantastique. La Saison du diable fut la révélation du dernier Festival de Berlin.
Poète, conteur, cinéaste, Diaz a construit en vingt ans une œuvre considérable, de manière complètement indépendante, dans un environnement économique, politique et culturel terriblement hostile, œuvre à laquelle il ajoute ici une pièce majeure.
Dans la jungle des Philippines, un village est mis en coupe réglée par les militaires avec le soutien de politiciens véreux. Tout ce qui incarne indépendance d’esprit, respect de l’autre ou refus de l’embrigadement sera impitoyablement écrasé. Rien de bien nouveau sous le soleil noir de l’oppression, dira-t-on. Mais jamais peut-être ce qui se joue, aux confins de la folie de puissance, de la bassesse des intérêts et des pulsions, et de la pure spirale de la violence une fois enclenchée, n’aura été mis en scène de cette manière à la fois lyrique et mate, torride et glaciale. Y contribuent la chorégraphie des gestes entre réalisme et fantasmagorie, la circulation entre des personnages peu à peu révélés, la femme médecin qui résiste inébranlablement à l’arbitraire, le poète révolté mais incapable de s’opposer vraiment, les militaires, le prêtre acoquiné aux pouvoirs, les figures à demi imaginaires sorties de la forêt, les habitants du village.
À ces éléments s’ajoute la singularité extrême qui tient à l’usage des chansons. Elles sont si fortes, le contraste entre ces ballades, ces incantations et ces hymnes et le contexte est si impressionnant qu’on ne s’aperçoit pas tout de suite d’une autre particularité: l’absence totale d’accompagnement musical. Chantés a capella, ces chants entonnés aussi bien par l’officier sadique qui dirige la milice que par les victimes, ou le chœur des villageois, en sont comme augmentés de leur apparente fragilité. On songe aux songs du théâtre de Brecht, au blues du delta du Mississippi, à certains oratorios trouvant dans leur forme «simplifiée» une nouvelle émotion –mais à vrai dire l’effet obtenu est incomparable. On savait Lav Diaz également musicien et interprète, il compose depuis toujours les musiques de ses films, et a enregistré plusieurs disques. Mais il explore cette fois un rapport, à la fois narratif et sensoriel, entre les voix, les paroles chantées et le récit, qui ouvre des abîmes émotionnels inexplorés. Cet usage des chansons est assurément, ici, le geste le plus marquant de ce cinéaste sans cesse en recherche de nouvelles expérimentations, jamais gratuites, jamais formalistes…
…Magnifié, comme souvent chez ce réalisateur, par un noir et blanc somptueux, le film active encore d’autres ressources visuelles, grâce à l’emploi d’un procédé optique aussi simple qu’indiscernable. Celui-ci inscrit les visages, les groupes, la forêt, le village dans des relations de distance ni naturelles ni manifestement trafiquées, gardant en permanence l’image sur une frontière entre réalisme et onirisme. Ainsi se déploie la fresque de près de quatre heures, «chant général» de l’oppression et de la résistance, aux Philippines et ailleurs… … Ses films ne sont pas lents, il s’y passe plein de choses, sur le plan de l’action, de l’émotion, des événements visuels et sonores. Pas plus que le si différent La femme qui est partie, chef-d’œuvre sorti il y a un an et demi, d’une durée comparable, La Saison du diable n’est pas «long», et encore moins lent. Fresque hypnotique et sensible, c’est une magnifique aventure du regard qui, sur un sujet douloureux, est offerte au spectateur. » (slate.fr)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Clément Dumas.
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