La vengeance est à moi



Vendredi 03 Juin 2022 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Shôhei Imamura, Japon, 1979, 2h10, vostf

En octobre 1963, la police découvre les cadavres de deux collecteurs de taxes dans la campagne. Le suspect est l’un de leurs collègues : Iwao Enokizu, un escroc plusieurs fois condamné. Réfugié dans une auberge d’Hamatsu, Enokizu se fait passer pour un professeur d’université et poursuit ses méfaits alors que son portrait est affiché dans tout le Japon. L’histoire vraie d’un tueur sans scrupules que la société a transformé en monstre.

Notre article

par Josiane Scoleri

«Ne vous vengez pas vous-même, mais laissez agir la colère de Dieu, car à moi, la vengeance, à moi la rétribution, dit le Seigneur» (Deutérome)

La vengeance est à moi se présente d’emblée comme un de ces nombreux polars où le criminel est arrêté dès le début du film (avec un premier plan magnifique d’ailleurs, dans la nuit et sous la neige). Mais là où on pourrait s’attendre à un classique flashback qui déroule ensuite l’histoire depuis l’origine, Imamura nous offre un récit éclaté, voire même explosé, où la chronologie est constamment chamboulée. Le fil est souvent interrompu, pour nous entraîner dans un autre lieu et un autre temps, mais sera repris plus tard et mené à son terme, immuablement tragique, et pourtant sans cesse renouvelé. Cela exige un minimum d’agilité de la part du spectateur, tenu de retisser à chaque fois l’histoire laissée en suspens, mais aussi de reconstituer peu à peu le puzzle complet des péripéties du protagoniste, avec à l’horizon, le propos du film lieu-même qui va bien au-delà d’un simple thriller. C’est en effet, un portrait resserré du Japon des années 60 qui nous est offert, un Japon toujours écartelé entre tradition et modernité, thème de prédilection d’Imamura.

Autre caractéristique de La vengeance est à moi, le récit est entièrement centré sur le tueur en série, les policiers ou enquêteurs étant complètement périphériques. Même lors d’une scène d’interrogatoire au commissariat, c’est le meurtrier qui mène la danse et tourne autour des flics, dans un renversement ironique de la représentation habituelle de cette situation. En cela déjà, La vengeance est à moi s’avère un grand film, de par la liberté qu’il prend avec tous les codes du genre, une construction souvent déroutante et un montage capable de créer surprises et suspens, alors que l’issue est, au fond, connue d’avance. La mise en scène est frontale, avec un début éprouvant surtout pour les deux premiers meurtres, montrés dans toute leur brutalité, entre baroque et presque grand guignol, n’était la gravité du sujet.

Ken Ogata, l’acteur qui interprète le personnage principal d’Iwao Inokisu est particulièrement inquiétant, par son jeu totalement froid, pour ne pas dire glacial tout au long du film. L’émotion perce rarement chez le personnage, mis à part la colère constante envers le père ( cf la scène inaugurale, où Iwao enfant assiste à l’humiliation du père par un officier impérial). Mais qu’il tue ou qu’il fasse l’amour, l’homme reste une énigme et Imamura préfère, de toute évidence, ne pas nous donner davantage de clefs. Imamura a souvent revendiqué son statut de cinéaste-entomologiste et c’est effectivement à la loupe qu’il observe les relations humaines, que ce soit dans la société, à l’intérieur de la famille ou dans le couple. Fort de sa longue expérience documentaire, il n’est pas là pour enjoliver les choses. Dans une société aussi fortement normative que celle du Japon, les tensions sont d’autant plus fortes, sous le masque d’un comportement lisse, correspondant précisément à ce qui est attendu de chacun.

À cet égard, le personnage du père est particulièrement intéressant. Celui-ci se veut exemplaire à la fois socialement et personnellement du fait de son appartenance à la minorité chrétienne et de l’exigence de sa foi. Mais il n’en éprouve pas moins des sentiments coupables envers sa belle-fille. D’ailleurs, les seules scènes réellement érotiques du film sont des scènes de proximité physique entre les deux où la montée du désir n’a d’égal que la force du refoulement, (notamment, la scène du bain de nuit dans une source d’eau chaude, éclairée à la bougie, entre volutes de vapeur et moiteur de la peau- magnifique travail du chef opérateur, Shensaku Himeda). Au passage, Imamura en profite pour faire un clin d’œil à l’un des thèmes classiques de la littérature et du cinéma puisque la scène se passe à Akagawa, haut lieu du thermalisme japonais. Seront également évoqués plus loin la tradition du double suicide des amants (cf Les amants sacrifiés) ou encore l’intensité du plaisir sexuel par asphyxie, rendu célèbre en Occident par L‘Empire des sens d’Oshima.

Tous les personnages «secondaires» donnent ainsi l’occasion à Imamura d’ajouter une touche au tableau, notamment les femmes qui croisent la vie du tueur. ( les hommes, eux n’ont d’autre finalité que de disparaître, de manière plus ou moins gore, une fois qu’ils se sont fait dépouiller par Iwao, le caméléon). Les femmes chez Imamura, si elles sont souvent victimes de la violence des hommes sont rarement totalement soumises. Qu’elles soient hôtesse de bar, prostituée ou tenancière d’auberge, elles ont une solide expérience de la vie et tentent de mener leur barque, vaille que vaille. C’est également le cas dans La vengeance est à moi. Là encore, les personnage de Haru et de sa mère qui tiennent l’hôtel où se réfugie Iwao, sont particulièrement complexes. La fille indépendante, avec un petit côté fleur bleue malgré tout, la mère, accro aux courses avec qui Iwao se reconnaît tout de suite une sorte de parenté (et dont on apprendra plus tard qu’elle a fait 15 ans de prison pour meurtre…). Il faudrait encore parler de l’image, particulièrement soignée, notamment les scènes de nuit, de la composition des plans et des cadrages d’une grande efficacité pour créer des atmosphères et faire monter la tension, comme dans tout bon polar qui se respecte.

Sur le web

Shôhei Imamura (1926-2006) est l’un des cinéastes majeurs de la Nouvelle vague japonaise de la fin des années 50, aux côtés d’Oshima, Kiju Yoshida ou Susumu Hani. La nouvelle vague japonaise est au départ une pure création des studios voulant copier le phénomène français. Il s’agissait d’offrir à de jeunes cinéastes l’opportunité de réaliser des films à petit budget, sans stars, et capables de toucher la jeunesse. Moins intellectuels que les films d’Oshima, ceux d’Imamura empruntent au néo-réalisme italien. Ils décrivent la vie des classes populaires laissées par la guerre dans un état de grande précarité. Son premier film, Désirs volés (1958), qui suit la vie d’une troupe de kabuki pauvre rappelle d’ailleurs la comédie italienne avec ses personnages truculents. Les grandes œuvres d’Imamura débutent en 1961 avec Cochons et Cuirassés qui se déroule dans une ville transformée en lieu de trafic et de prostitution par l’armée d’occupation américaine. À la fin, un jeune yakuza, excédé par la corruption et le vice, libère des centaines de cochons dans le quartier chaud de la ville. Après les cochons, viendra La Femme insecte (1963), portrait d’une prostituée sous-titrée « Chronique ethnologique du Japon ». Venant d’une campagne aussi pauvre que celle de Narayama, Tome, élevée par un père incestueux et retardé, part à Tokyo se prostituer, devenant une impitoyable mère maquerelle avant de rentrer au pays. Le portrait de cette femme, à la fois victime, bourreau et survivante, est aussi l’occasion pour Imamura de retracer 40 ans de l’histoire du Japon.

Les insectes qu’il étudie, ce sont les Japonais eux-mêmes. S’il nomme ensuite Le Pornographe (1966) « Introduction à l’anthropologie », c’est pour bien indiquer qu’on ne trouvera dans ses films ni identification ni romantisme mais l’étude d’une cruauté souvent ordinaire. Imamura ne donne aucune cause psychologique à l’action de ses personnages : ce sont les pulsions qui les gouvernent. S’il les compare à des animaux, c’est d’abord pour les renvoyer à une nature opaque, amorale et énigmatique. Dans Désirs meurtriers (1964), le viol de l’héroïne par un marginal lui révèle sa fonction d’objet, autant à l’usage de sa belle-mère la réduisant à l’état d’esclave domestique que de son mari qui ne voit en elle qu’un rapide exutoire sexuel. Explorer le territoire primitif des désirs est également le sujet du Profond désir des Dieux (1968). Sur une île reculée du sud-ouest du Japon, survivent les Futori, famille tout à la fois paria et redoutée. Ces « monstres » semblent venir d’un passé lointain et se perpétuent exclusivement par l’inceste. En relatant l’amour interdit de l’aîné, Nekichi, pour sa sœur, Imamura fait référence au mythe fondateur du Japon : l’union des frères et sœurs divins Izanagi et Izanami. La dimension anthropologique est présente avec ces noro, chamans du sud du Japon dialoguant avec l’île, et les garçons masqués du village devenant les agents d’une colère divine semblant surgir du fond des temps. Le film, qui tenait énormément à cœur à Imamura est un échec et l’éloigne pendant dix ans du cinéma de fiction. Il se consacre au documentaire, essentiellement pour la télévision. Imamura revient à la fiction avec La Vengeance est à moi (1979), portait d’un serial killer japonais, interprété par Ken Ogata. Escroc et tueur en série, Iwao Enokizu, fut arrêté en 1963 après l’assassinat de cinq femmes. Fidèle à son optique documentaire, Imamura livre une approche distante et jamais psychologique des agissements du criminel qu’il suit dans ses dérives à travers le Japon. Nous ne saurons jamais la raison de ses actes et le seul élément biographique lié à son enfance est l’humiliation de son père par un militaire américain. Le tueur entre alors dans un ensemble historique plus vaste, ses crimes ayant lieu alors que les étudiants manifestent contre l’ingérence américaine. Les motifs de la vengeance d’Enokizu restent obscurs mais on suppose qu’ils recoupent la réalité historique du Japon de l’après-guerre et la colère sourde du pays devant la capitulation et l’occupation. Peinte en couleurs naturalistes, l’image d’un Japon des petites villes avec leurs bicoques en bois, de chambres d’auberges vétustes, et de restaurants miteux, porte un regard cru sur les années 60. La Palme d’or qu’il obtient en 1983 pour La Balade de Narayama (contre Oshima et son Furyo) sacre ce retour à la fiction. La dernière partie de la carrière d’Imamura sera celle d’un maître parfois grave, parfois malicieux mais plein de vitalité. Il revient sur l’apocalypse d’Hiroshima dans Pluie Noire (1989) mais s’intéresse particulièrement au sort des irradiés devenus des parias. Vision de la guerre encore avec Kanzo-sensei (1998) sur un médecin tentant d’éradiquer l’hépatite C qui fait des ravages dans un pays en ruines. Cependant, on retiendra surtout deux films L’Anguille (qui obtient également la Palme d’Or en 1997) et De l’eau tiède sous un pont rouge, tous deux interprétés par Koji Yakusho, l’acteur fétiche de Kiyoshi Kurosawa. Les deux films, traversés par les mystères de la féminité et du désir, sont les parcours initiatiques d’un homme perdu. Dans le premier, un homme ayant assassiné sa femme retrouve la liberté mais n’est plus capable d’articuler un mot. Son seul compagnon est l’anguille qu’il a élevée derrière les barreaux, comme lui prisonnière de son bocal. Une jeune femme qu’il sauve du suicide l’aidera à s’échapper de sa réclusion mentale. Dans De l’eau tiède sous un pont rouge (2001), un salaryman dépressif rencontre dans un petit village côtier une femme-fontaine. Elle est montrée comme une sorte de divinité aquatique protectrice des marins. Imamura retourne aux communautés de Profond désir des dieux, La Balade de Narayama et Pluie Noire mais de façon tendre, érotique et malicieuse.

Traque d’un tueur insaisissable dans le Japon du début des années soixante, La Vengeance est à moi est l’un des chefs d’œuvre de Shôhei Imamura. L’interprétation hors du commun de Ken Ogata transforme Iwao Enokizu en possédé digne des personnages les plus tourmentés de Dostoïevski. Inspiration de Bong Joon Ho pour Memories of Murder, La Vengeance est à moi conserve intact son potentiel de terreur et de fascination.

La Vengeance est à moi marque le retour à la fiction d’Imamura après Profond désir des dieux en 1968. Pendant dix ans, il tourne des documentaires comme Histoire du Japon racontée par une Hôtesse de bar ou En suivant ces soldats qui ne sont pas revenus, ou Karayuki-san, ces dames qui vont au loin sur les prostituées coréennes destinées aux soldats de l’armée impériale. Il n’y a pas de rupture entre ses fictions et ses documentaires, Imamura continuant d’explorer les marges du miracle économique japonais. Aux yakuzas de Cochons et cuirassés, à la prostituée de La Femme insecte, à l’hôtesse de bar et aux soldats exilés en Thaïlande, succède un tueur ayant commis cinq meurtres entre octobre 1963 et janvier 1964. Imamura adapte le livre documentaire de Ryuzo Saki consacré au tueur Akira Nishiguchi qu’il renomme Iwao Enokizu. Se servant du livre comme trame, il va mener lui-même l’enquête et suivre la trace du criminel : «Je me suis envolé pour le Kyushu et j’ai visité Beppu et ses environs. Saki avait mené son enquête mais je voulais tout voir de mes propres yeux. J’ai incorporé mes observations au scénario. J’ai cherché à restituer le plus fidèlement possible le roman mais j’ai aussi utilisé mes propres méthodes pour creuser le fond de l’histoire. J’ai senti que coller absolument à la réalité des personnes impliquées n’était pas si important.» Chaque chapitre étant consacré à un témoignage différent sur Nishiguchi, il en change la structure et adopte une construction en flash-backs. La vie d’Iwao est reconstituée à partir de son arrestation et des interrogatoires. Imamura va tourner sur les lieux-mêmes de la vie de Nishiguchi : «La sœur du tueur tenait une boutique de nouilles à côté de l’auberge où nous tournions. Elle a demandé à l’aubergiste quelle attitude adopter lorsque le tournage aurait lieu. Il lui a répondu de ne pas s’en faire. Ce petit restaurant de nouilles a donc poursuivi ses activités comme si de rien n’était. Mais quand j’ai su ça, j’ai dit à l’équipe que le restaurant devait devenir notre quartier général.»

peint un Japon hivernal hanté par un démon traversant la campagne boueuse, les auberges délabrées et les petites villes anonymes. Pour communiquer au spectateur la vision d’Iwao, Imamura retourne au cinéma sensoriel qu’il pratiquait dans les années 60. Dès les premières minutes, une file de voitures de police roule la nuit sur une route de campagne, au milieu des flocons de neige. Dans une des voitures, Iwao, menotté, psalmodie une chanson folklorique de sa région natale. C’est le début d’un voyage au bout du néant. La photographie atmosphérique va plonger dans les matières de ce Japon glacé, et capturer les vapeurs, la pluie ou les rayons du soleil d’hiver qui frappent Iwao lorsqu’il sort de la gare d’Hamatsu. Le chef opérateur Shinsaku Himeda est l’un des collaborateurs d’Imamura depuis ses débuts et a signé l’image de ses chefs-d’œuvre comme Cochons et cuirassés, Désirs meurtriers et La Femme insecte. Dans les années 70, il participa à la grande vague de cinéma érotique de la Nikkatsu, travaillant notamment avec Tatsumi Kumashiro dont L’Extase de la rose noire était inspiré des Pornographes d’Imamura. Que ce soit en noir et blanc ou en couleur, Shinsaku Himeda est un grand photographe de la peau. Dans La Vengeance est à moi, comme dans les films d’Imamura des années soixante, lors des scènes d’amour, les épidermes sont luisants et assombris comme s’ils exsudaient une substance maladive. La mort, à la fois banale et grotesque, est également représentée dans une sorte de naturalisme. Les meurtres d’Iwao sont malhabiles et il doit s’y reprendre à plusieurs fois pour estourbir le collecteur de taxes dans un petit coin glauque de campagne. Son collègue aura la carotide tranchée et son sang giclera en geysers sur les vitres de la camionnette comme dans un film de sabre. Malgré sa violence, Iwao n’est pas un strict tueur en série mais davantage un sociopathe assassinant sans émotion pour parvenir à ses fins. Véritable parasite, il n’élabore pas de stratégies complexes, mais profite de la crédulité et de l’isolement de ses victimes. Si l’appât du gain est son moteur et lui permet de poursuivre sa cavale, Iwao est surtout un possédé. D’où vient cette rage ? Et de quoi veut-il se venger ? Fidèle à son approche antipsychologique et «entomologiste », Imamura ne donne aucune explication aux actes d’Iwao mais les inscrit dans un flux historique et social allant des funérailles de Kennedy aux manifestations estudiantines. En 1979, lors de la sortie du film au Japon, il déclarait : «Je pense que le crime englobe l’époque et la met en lumière. Je crois que si l’on fait une enquête approfondie sur un crime, tous les aspects de l’époque apparaissent sous une forme condensée… Il y avait quelque chose d’incompréhensible chez Nishiguchi en tant qu’être humain : plus j’enquêtais, plus je me demandais s’il n’était pas un « meurtrier irrationnel ». Je me suis dit qu’au lieu d’établir clairement des liens de cause à effet, les crimes pouvaient se suffire à eux-mêmes. Son évolution d’escroc à assassin était extrêmement difficile à représenter. Parfois elle était perceptible et parfois non. J’en suis venu à penser que même si un changement se produisait dans sa psychologie, peu importe à quel point j’essaierais de l’exposer, je ne serais pas capable de le dépeindre complètement. La vivacité des images en mouvement est ce qui rend mon film différent du récit original et du scénario. J’ai décidé de proposer au spectateur tous les aspects du sujet et de lui laisser la liberté de les interpréter.»

Un des traumatismes d’Iwao advient alors qu’il est âgé d’une dizaine d’années. Un officier impérial vient réquisitionner les bateaux de son père, Shizuo, qui appartient à une communauté chrétienne. Refusant tout d’abord, le père est obligé de se plier à la volonté du militaire. Iwao se rue alors sur le soldat et l’attaque avec un morceau de bois. Le père et le fils sont reliés à une histoire tragique puisqu’en 1636, les chrétiens japonais de la presqu’île de Shimabara, convertis par les Portugais, furent massacrés sur ordre du shôgun. La propagande des années de guerre, inscrivant l’Empereur au sommet du shintô, considéré comme la religion japonaise la plus pure, ne pouvait qu’aboutir à une nouvelle discrimination. Voir son père à genoux devant l’officier décuple la rage du petit Iwao qui, dès lors, grandira dans des maisons de correction, rétif à toute autorité. Il est interné trois ans pendant la guerre et onze ans au total après la guerre. La construction criminelle d’Iwao commence avec cet évènement. Les vies opposées de Shizuo et Iwao sont des clés que nous offre Imamura. Alors qu’Iwao purgeait une de ses nombreuses peines de prison, Kazuko, sa femme, a fui avec ses deux enfants. Le père se charge de la ramener au bercail, et au cours de leur rencontre dans un onsen (bain japonais), celle-ci avoue son désir pour lui. Shizuo et Kazuko vont alors cohabiter de façon quasi-incestueuse bien qu’ils ne couchent pas ensemble. Alors que son père, entravé par sa morale religieuse, combat son attirance pour Kazuko, son fils mène une vie violente dominée par le désir et l’instinct de survie. À l’interminable vieillesse du père, Iwao oppose une vitalité désordonnée, accumulant les femmes et l’argent et les dilapidant sans jamais se fixer nulle part. C’est aussi parce que l’idée-même de foyer familial est pour lui viciée, entre un père qu’il méprise d’un côté, une femme et des enfants qu’il n’aime pas, de l’autre, qu’Iwao vit comme une bête traquée au gré de ses identités d’emprunt.

Depuis ses débuts Imamura s’inscrit dans un courant de pensée né dans l’après-guerre : la « littérature de la chair » dont le leader est Ango Sakaguchi influencé par l’Existentialisme de Sartre. Dans son livre le plus célèbre L’Idiote (1946), Ango dépeint une passion physique et animale dans un Tokyo détruit par les bombes américaines. Shôhei Imamura rencontra plusieurs fois Ango lorsqu’il était assistant d’Ozu et transposa librement la nouvelle Dr. Foie (1950) avec Kanzosensei (1988). L’attachement morbide de la jeune femme à son violeur dans Désir meurtrier (1964) et l’instinct de survie surdéveloppé de La Femme insecte (1963) définissent des êtres gouvernés par leurs pulsions et leurs besoins plus que par la raison ou la morale. Pour Imamura les liens du sang ne sont pas suffisants pour établir une parenté : le plus important est une adéquation dans les désirs surtout lorsque ceux-ci sont amoraux. Ainsi, la véritable famille d’Iwao est celle qu’il trouve dans l’auberge d’Haru où il se fait passer pour un professeur de Kyoto. Il semble pris d’un véritable amour pour Haru et entretien un rapport ambigu avec sa mère, personnage trouble, voyeur, et qui se révèle être aussi une meurtrière. Bien qu’elles apprennent par des avis de recherche la véritable identité d’Iwao, les deux femmes refusent de le dénoncer à la police. Iwao détruira cependant cette illusion de vie familiale. À Tokyo, Iwao tue un juriste et occupe sa maison. Alors qu’il déjeune, la porte du placard s’ouvre et le cadavre du vieil homme apparaît. Le monde d’Iwao s’est rétréci à cet appartement délabré qu’il partage avec un mort. Encore une fois, il se débat dans une sinistre parodie de vie familiale. Pris de folie, il tente de s’étrangler avec la corde de son peignoir, tirant la langue en une mimique à la fois horrible et grotesque. Cette créature vide de toute conscience semble soudain frappée par l’absurdité de son existence. Dans l’incapacité de se supprimer lui-même, il pourrait dire : «Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ?» (Paul, Épître aux Romains). S’il assassine Haru c’est parce qu’il apprend que celle-ci est enceinte de lui, comme s’il refusait de prolonger sa lignée et que son destin nihiliste était de se détruire lui-même. Il applique une des phrases que prononce son père : « Les péchés d’Iwao sont les miens, je ne les laisserai pas se reproduire. » Même si Iwao accepte son exécution, croyant en finir avec lui-même, le film s’achève sur un miracle ironique. Shizuo et Kazuko lancent les os d’Iwao dans le vide depuis un promontoire mais ceux-ci restent suspendus dans l’air. Le mal a-t-il à ce point imprégné le corps du tueur que même ses restes en sont agités ? Lui est-il interdit de trouver le repos même après sa mort ?

Bon Joon Ho a souvent évoqué son admiration pour La Vengeance est à moi et l’a cité parmi ses trente films préférés. «J’adore La Vengeance est à moi de Shôhei Imamura. Non seulement ce film révèle clairement l’hystérie de la société japonaise de l’époque, mais il a aussi une force incroyable et indéniable.» Le film l’a en particulier inspiré lors de la préparation de Memories of Murder (2003), autre histoire de tueur insaisissable. « Dans Memories of Murder nous ne pouvions pas voir le meurtrier, c’était comme un espace vide. La Vengeance est à moi est quant à lui totalement centré sur le vrai meurtrier. Le personnage principal n’est pas un détective, mais un tueur en série. C’était donc très utile et inspirant pour moi. » Comme Imamura, Bong s’est transformé en détective retournant sur les lieux de crimes anciens : ceux d’un tueur en série qui, entre le 15 septembre 1986 et le 3 avril 1991, assassina dix femmes âgées de douze à soixante ans. Lors de la préparation de ce classique du film noir contemporain, Bong Joon Ho lui aussi retourna dans la campagne où avaient eu lieu les meurtres, recueillant des témoignages et retrouvant même certains policiers chargés de l’enquête. Ce qu’il recherchait, au-delà de l’aspect factuel, était l’inscription du film dans une époque dont le souvenir était en train de s’estomper : les sanglantes années de dictature militaire. Ces recherches permirent également à Bong de pénétrer plus profondément dans le climat de ces années ténébreuses, dans une terre chargée de maléfices et battue par la pluie. Le début de La Vengeance est à moi où des paysannes déterrent des radis et découvrent un cadavre trouve un écho chez Bong lorsque les victimes du tueur sont découvertes dans des fossés ou au fond de forêts humides. De même, l’attroupement des curieux et photographes autour des scènes des crimes d’Iwao Enokizu rappelle les reconstitutions policières chaotiques de Memories of Murder où les enquêteurs piétinent allégrement les preuves. Cette traque d’un tueur à travers le temps est l’occasion pour les deux cinéastes de sonder les mutations de leurs pays. Pour Bong, il s’agit des emballements brutaux d’une dictature à bout de souffle. Les agissements du tueur autant que les méthodes violentes des policiers enchaînant les faux coupables sont inséparables de la répression des opposants politiques. Chez Imamura, la modernisation d’un pays se couvrant d’autoroutes et de lignes de chemins de fer permet au tueur de se déplacer d’une préfecture à l’autre entre ses meurtres. Iwao est un démon du Japon du miracle économique et sa carrière criminelle s’arrête à l’aube des Jeux Olympiques de 1964. Ce n’est peut-être pas un hasard si le tueur sans visage de Memories of sévit aussi pendant la période des Olympiades de Séoul en 1988. L’obscurité entourant l’homme sans visage contrastant avec l’évènement de masse sur lequel toutes les caméras du monde étaient tournées. Les deux cinéastes se rejoignent par leur fascination pour les énergies noires circulant entre les êtres et l’histoire de leurs pays. Chez les «monstres» humains comme les policiers et le tueur de Memories of Murder ou fantastiques comme la créature de The Host, cette énergie se traduit par une violence intempestive, désordonnée et presque comique. Dans La Vengeance est moi, Iwao, gesticulant, ratant son coup, ou tirant la langue en d’étranges grimaces, est aussi la marionnette de forces funestes qui le dépassent. Imamura et Bong partagent un même pessimisme et ne s’illusionnent pas sur la survivance d’un mal autant individuel que collectif, politique et historique.

«Le personnage central (Iwao Enokizu) est un homme discret d’âge moyen, chrétien, très égocentrique, et mue par une énergie extraordinaire. Il porte sur ses épaules un lourd fardeau qui le plonge dans un état de tension permanente et finalement le pousse au crime. Qui est responsable de ses crimes : lui-même, quelqu’un d’autre ou la société dans son ensemble ? Il est impossible de l’affirmer avec certitude. » Depuis son enfance, il a montré une tendance à la mythomanie et a passé la première partie de sa vie dans des refuges et des prisons à cause de ses escroqueries. Tout cela forme le lourd fardeau qu’il porte sur ses épaules. Une femme pourrait-elle l’en débarrasser ? L’homme a eu des rapports sexuels avec de nombreuses femmes, mais cela n’a servi qu’à rendre son fardeau encore plus lourd. Enfin l’homme a trouvé l’amour mais il a éliminé cet amour de ses propres mains et a poursuivi son voyage sans but. Ses émotions pathétiques le poussent à commettre des crimes à répétition, mais arrive le moment où il ne trouve aucun autre ennemi en dehors de lui-même. Sa lame se tourne alors vers son moi intérieur. En tant que chrétien, il sait que Dieu a dit « la vengeance est mienne », et il abandonne son corps à la loi, l’exécution devenant l’aboutissement de son existence. En décrivant le crime sous tous ses aspects, j’ai tenté de saisir l’époque actuelle. Dans l’homme contemporain, n’y a-t-il rien d’autre que du vide ? Je pense avoir montré l’âme désespérée de l’homme d’aujourd’hui. Dans la lettre de Paul aux Romains, il est dit : « Au plus profond de moi-même, je prends plaisir à la loi de Dieu. Mais, dans les membres de mon corps, je découvre une autre loi, qui combat contre la loi que suit ma raison et me rend prisonnier de la loi du péché présente dans mon corps. Malheureux homme que je suis !»

Avec La Vengeance est à moi, Shohei Imamura offre son premier grand rôle à Ken Ogata (interprète de Iwao Enokizu). Acteur dans la lignée de Toshiro Mifune, Tatsuya Nakadai ou Ken Takakura, son physique de dur le destine à interpréter des samouraïs, des militaires ou des yakuzas. Débutant à la fin des années soixante, on le retrouve dans des films de sabre comme Les Derniers samouraïs (Kenji Misumi 1974) ou des films noirs comme L’Été du démon (Yoshitarō Nomura, 1978). Pourtant, Ogata se révélera un acteur à plusieurs facettes, apportant une dimension tourmentée, presque dostoïevskienne, à ses rôles. Son personnage de tueur sociopathe dans La Vengeance est à moi est une des grandes créations du cinéma japonais : terrifiant et attachant, sombre et exubérant, tourmenté et enfantin, c’est un caméléon qui restera jusqu’à la fin une énigme. Ogata poursuivra sa collaboration avec Imamura avec Eijanaika (1981), fresque historique sur la fin de l’époque d’Edo, période décadente et paillarde. Son autre grand rôle chez Imamura est celui du paysan prisonnier des traditions de La Balade de Narayama (1983). Il interprète une nouvelle fois un homme inquiet, torturé par le parricide et le devoir filial qu’il est destiné à accomplir. En 1985, dans Mishima de Paul Schrader, Ogata interprète le célèbre écrivain. La virilité affichée de Mishima et son obsession du Japon impérial entrent en conflit avec sa sensibilité et son homosexualité. Ogata, qui ne ressemble physiquement en rien à l’écrivain parvient à rendre très attachante cette personnalité flamboyante. À la même époque, il devient l’un des acteurs favoris d’Hideo Gosha, grand cinéaste de genre. Notons Le Royaume des Geisha (1983) et La Proie de l’homme (1985) ayant pour cadre le milieu de la prostitution. Il y interprète des proxénètes faisant commerce de la chair, mais se retrouvant pris au piège de sentiments amoureux ou paternels.

« Tourné en 1979, mais sorti en France pour la première fois seulement en 1982, La Vengeance est à moi suit, à travers une intrigue à la narration complexe – de nombreux flashbacks nous renvoient notamment en 1938, 1946 et 1959 –, le périple délinquant et meurtrier d’Iwao Enokizu. L’affaire a eu lieu en 1964. Le véritable criminel s’appelait Akira Nishiguchi et son histoire fut relatée par l’écrivain Ryuzo Saki, spécialiste des faits divers. Du livre relatant cette sombre affaire, Shohei Imamura s’est emparé alors qu’il n’avait pas tourné depuis 1970.

Revenant sur le passé de cet homme froid, violent et transgressif – il semble détester son père au plus haut point et ne ressent aucune empathie pour les autres – Shohei Imamura nous fait revivre les humiliations auxquels l’homme a pu être confronté. Ainsi, les persécutions dont son père catholique a été la victime ou le passage du jeune Iwao en maison de correction pendant la guerre, l’occupation américaine, sans pour autant excuser les agissements ultérieurs de cet homme qui se livre très vite à des vols, escroqueries, puis ira jusqu’à commettre des meurtres particulièrement sauvages.

Comme souvent chez Imamura, on assiste à la description d’un Japon à la fois moderne et ancestral, profondément ancré dans des traditions, voire des croyances et superstitions d’un autre âge et également marqué par une violence inouïe. De même, la famille d’Iwao Enokizu semble totalement dysfonctionnelle. Le père et la bru entament une relation charnelle et le fils regrettera de ne pas avoir tué son géniteur. Que lui reproche-t-il depuis toujours, car sa haine semble antérieure aux relations sexuelles contre nature de sa femme et de son père ? Peut-être finalement lui en veut-il à mort – au sens fort du terme – de ne pas avoir répondu aux humiliations subies en tant que chrétien. De ne pas avoir correspondu au modèle du père fort, viril et protecteur. Cette vengeance qui est donc à Iwao est celle d’un homme qui va s’en prendre à des innocents qu’il dupe ou qu’il va jusqu’à assassiner.

La vision clinique, glaçante des crimes d’Iwao, interprété par un Ken Ogata magistral et particulièrement inquiétant, laisse le spectateur pantois devant tant de violence. La mise-en-scène de Shohei Imamura, son sens du cadre et sa vision quasiment documentaire de l’affaire, tout concourt à faire de La Vengeance est à moi une des grandes réussites du réalisateur. Le film ressort en salle dans une version restaurée 4K qui rend parfaitement justice aux qualités esthétiques de cette œuvre majeure. » (lebleudumiroir.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

 

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