L’Accordeur de tremblements de terre



Vendredi 17 novembre 2006 à 20h45

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Un film de Stephen Quay, Timothy Quay – Allemagne, Royaume-Uni – 2005 – 1h39 – vostf

Emporté par une passion dévorante mais non partagée, le Dr Emmanuel Droz, neurologue méphistophélique et inventeur ayant découvert le secret de la résurrection, veut s’unir à jamais à la femme qu’il aime, la belle cantatrice Malvina van Stille. Afin de réaliser son dessein il la tue, l’enlève, puis la maintient dans un état de mort apparente. Droz engage l’accordeur de pianos Felisberto pour réviser ses instruments, des automates actionnés par les marées qui gouvernent mystérieusement le rythme de la vie dans sa propriété isolée sur les bords de l’océan, la Villa Azucena. Felisberto découvre peu à peu l’intention du docteur : mettre en scène un « opéra diabolique » qui enchaînera la destinée de Malvina. Il se jure secrètement de la sauver, mais se trouve en fait lui-même pris au piège dans l’univers pervers de Droz.

De l’animation dans un long métrage de fiction

Les frères Quay souhaitaient intégrer beaucoup d’animation dans ce long métrage et ainsi l’incorporer aux scènes tournées avec les comédiens. « Avoir, en quelque sorte, des comédiens qui se déplaceraient dans des décors de poupées, expliquent-ils. Nous voulions parvenir à cette intégration, ou désintégration par moments, car il y a aussi un glissement où l’on espère que le royaume des poupées va s’immiscer dans celui des humains et vice versa. Nous recherchions un état intermédiaire où l’on ne sache plus trop dans quel monde on se trouve. »

Notre critique

Par Philippe Serve

Les frères Quay – de vrais jumeaux, impossibles à identifier l’un de l’autre – creusent depuis près de 30 ans un sillon très particulier. Avant tout créateurs de films d’animation à la personnalité affirmée, ils n’ont réalisé que deux long-métrages, tous deux centrés autour de personnages et d’acteurs « réels« . Cet Accordeur de tremblements de terre fait suite au fascinant Institut Benjamenta, tourné il y a déjà onze ans (1995).

Si les deux frères sont américains, toute leur culture, toutes leurs références littéraires, artistiques, musicales et cinématographiques sont presque exclusivement européennes, avec une nette préférence pour l’Europe orientale. N’ont-ils pas déclaré : « Notre pays nous semble terne. En Amérique, il y a tant de choses grossières, prétentieuses et stupides, insulaires. Pour nous, être ici en Europe, est une immense source d’inspiration. D’une manière ou d’une autre, on n’est pas nés au bon endroit, mais nous nous sommes toujours tournés vers l’Europe et notre avons trouvé notre inspiration dans ce contexte. » Les noms les plus souvent associés au leur (et qu’ils revendiquent d’ailleurs) sont ceux de Kafka, Bergman, Paradjanov, Ghelderode, Bruno Schulz, Dovjenko, Franju, Robert Walser, Borowczyk, Tarkovski et surtout le maître de l’animation tchèque Jan Svankmajer, sans oublier un autre Américain européanisé, l’ex-Monty Python Terry Gilliam qui voyait en Institut Benjamenta : « Le film visuellement le plus beau, le plus envoûtant et le plus drôle que j’ai vu ces 300 dernières années ! ». Peu surprenant qu’on le retrouve ici producteur exécutif des frangins…

Autant le dire de suite : l’univers des frères Quay est essentiellement sensoriel. Un bazar des sens où chacun trouvera de quoi étancher sa soif d’expériences visuelles, auditives et quasi-tactiles. Un univers fantastique où les objets sont rois, à condition d’avoir déjà vécus, leur recyclage ou plutôt leur ré-utilisation pour ne pas dire leur résurrection demeurant le passage forcé à ce royaume onirique, toujours à la frange du rêve et du cauchemar. L’amour des détails, des gros plans d’objets faisant vivre chaque nervure reste la marque de Stephen et Timothy Quay dans chacun de leurs courts-métrages d’animation. Le passage de l’animation au cinéma live et à de vrais acteurs n’entraîna aucune des ruptures que l’on pouvait craindre, la fidélité au (superbe) noir et blanc d’Institut Benjamenta aidant à cette volonté de constance.

Mais cette débauche formelle entraîne aussi parfois quelques faiblesses scénaristiques qu’il serait vain de nier. Plus d’un spectateur sort des films des frères Quay sans avoir bien compris de quoi il relevait exactement, les histoires racontées paraissant hermétiques, et voilà aussitôt les jumeaux qualifiés de cinéastes abscons…

L’Accordeur de tremblements de terre n’échappera sans doute pas au débat (tant mieux !). Librement adapté d’un roman d’Adolpho Bioy Casares, L’Invention de Morel, mais aussi inspiré du Château des Carpathes de Jules Verne (dont je vous conseille la version parodique du cinéaste iconoclaste tchèque Oldrich Lipsky, 1981), le film en enthousiasmera certains et en rebutera d’autres. Il faut accepter de se laisser bercer par le rythme quasi-hypnotique du récit, par les images embuées (et en couleur, cette fois), par un montage souvent serré, fractionné, fusionnant prises de vue réelle et animation, par un jeu d’acteur assez froid (à l’exception notable d’Assumpta Serna), par une ambiance semblant tout droit sortie du tableau d’Arnold Böcklin L’Île des Morts (1880, ci-dessous).

Car c’est bien cela qui intéresse en premier lieu les frères Quay. L’ambiance. L »histoire n’est qu’un prétexte et les personnages ne sont jamais approfondis. Pas de psychologie, pas de background social ou autre. Des tableaux évocateurs devant générer chez le spectateur un mélange de sentiments divers et parfois contradictoires, voilà la vraie trame de leurs films. Avec L’Accordeur de tremblements de terre, les cinéastes ont souhaité la rencontre, et parfois la fusion, entre comédiens et décors de poupées, de marionnettes et… vice-versa. « Nous cherchions, affirment-ils, un état intermédiaire où l’on ne sache plus trop dans quel monde on se trouve. » Pour la première fois, ils ont eu recours à pas mal d’incrustations numériques, recourant à la technique télévisuelle haute définition pour les acteurs et à la photo numérique pour la partie animation.

Sur le web

 » Depuis les années 1970, Stephen et Timothy Quay, jumeaux américains installés en Angleterre, exercent sous diverses formes – courts métrages d’animation, films d’art, documentaires éducatifs – leur goût pour un univers visuel et sonore excentrique aux origines culturelles diverses : peinture, contes peu connus, pièces de musée imaginaires… On leur doit ainsi des œuvres singulières, tel Le Cabinet de Jan Svankmajer, inspirée du maître de l’animation tchèque qu’ils vénèrent, ou La Rue des Crocodiles qui en 1986 leur apporta une plus large reconnaissance. En 1995, ils passent le cap du long-métrage et sortent durablement de l’anonymat avec Institut Benjamenta (sous-titré Ou ce rêve qu’on appelle la vie humaine), où ils posent déjà les bases d’une expérience filmique vécue comme un voyage de somnambule, où la perception se brouille et laisse la porte ouverte aux fantasmes. Leur seconde expérience en la matière, réalisée avec plus de moyens, opère le prolongement de cet univers et de leur art.

Tout l’art visuel des frères Quay consiste à brouiller la frontière entre réalité et fantasme. Cela passe d’abord par la lumière : des ombres qui se prennent à bouger (héritage des films expressionnistes), un éclairage souvent diffus qui estompe les contours et parfois absorbe carrément les silhouettes. Les prises de vue au travers de surfaces semi-opaques ou déformantes (verres convexes, voiles) contribuent aussi à perturber notre perception. Il y a aussi ce montage élaboré, qui ne se contente de raccorder les séquences en fondu enchaîné pour suggérer la traversée du film en somnambule, mais qui sait jouer sur des plans très courts, voire sur leur répétition, pour nous faire douter de la réalité de ce que le héros vient de voir. L’introduction de séquences animées (car l’animation sous-tend toujours le travail des Quay) parachève l’osmose visuelle entre le monde réel et celui de l’imagination. Mais les cinéastes ne se reposent pas pour autant sur les mêmes procédés et inspirations. Institut Benjamenta empruntait son esthétique en noir et blanc aux films de Carl Dreyer et au courant expressionniste allemand ; L’Accordeur…, sans renier cet héritage, ose un usage certes primaire mais heureux de la couleur (filtres ocres pour la chaleur rassurante, bleus pour la froideur mortifère), et certains plans se rapprochent volontiers de la peinture. » (critikat.com)

L’Accordeur de tremblements de terre est une libre adaptation du roman d’Adolpho Bioy Casares, L’Invention de Morel, qui, selon les frères Quay, « associe au fantastique un élément de science-fiction dans un style on ne peut plus poétique« . Pour ces derniers, le film est également proche du Château des Carpates de Jules Verne où un baron est obsédé par une cantatrice célèbre qu’il enlève et emmène dans les Carpates. Les deux cinéastes ont par ailleurs puisé leur inspiration dans Locus Solus de Raymond Roussel, un ouvrage où l’on trouve d’étranges machines qui ressemblent à des tableaux vivants. Quant au nom de Droz, qui sonne comme un nom de science-fiction, il fait référence à Jacquet-Droz, un célèbre créateur d’automates du XVIIIème siècle.

Les frères Quay souhaitaient intégrer beaucoup d’animation dans ce long métrage et ainsi l’incorporer aux scènes tournées avec les comédiens. « Avoir, en quelque sorte, des comédiens qui se déplaceraient dans des décors de poupées, expliquent-ils. Nous voulions parvenir à cette intégration, ou désintégration par moments, car il y a aussi un glissement où l’on espère que le royaume des poupées va s’immiscer dans celui des humains et vice versa. Nous recherchions un état intermédiaire où l’on ne sache plus trop dans quel monde on se trouve. »

Les frères Quay ont écrit le rôle d’Assumpta pour Assumpta Serna il y a dix ans. « Nous voulions un personnage très séduisant, enchanteur, expliquent-ils. « Sa « carnallité » nous a attirés. Quant à Amira Casar, elle a cette beauté de porcelaine : nous étions fascinés par l’idée de son immobilité, qui est bien sûr habituellement difficile à accepter pour une actrice, qui préférerait qu’on la voit en train de jouer qu’être impassible. Et sa mère était une cantatrice, Amira connaît donc bien l’opéra.« 

Les frères Quay retrouvent ici deux comédiens qu’ils avaient déjà dirigés dans Institut Benjamenta : Gottfried John et César Sarachu. « Nous aimons énormément la stature de Gottfried John, son attitude distante et son côté majestueux, expliquent-ils. Quant à César Sarachu, il possède selon eux « une véritable innocence et un tour vraiment comique« .

L’Accordeur de tremblements de terre a été tourné dans un immense studio à Leipzig. « De nombreux décors n’étaient construits qu’en partie, l’autre partie étant constituée d’écrans verts pour l’incrustation numérique, racontent les frères Quay. Nous avons tout conçu de manière à ce que les intérieurs puissent être tournés sur le même plateau : il nous fallait un bord de mer, un bout de forêt, et une chapelle pour les automates, transformée sept fois par les changements de décors. Ce travail de conception est très proche de ce qu’on fait au théâtre. » C’est par ailleurs la première fois que les deux réalisateurs utilisent véritablement le numérique, tournant les scènes avec les acteurs en TVHD et incrustant l’animation entièrement filmée avec un appareil photo numérique Nikon.

L’Accordeur de tremblements de terre contient quelques références picturales, la principale étant L’Ile des morts (1880) du peintre suisse Arnold Böcklin. « Le décor devait être isolé, faire vraiment sentir que c’était « L’Ile des morts », ou même comme celle de « L’Avventura », à l’écart du monde, confient les deux frères. Le domaine faisait penser à une villa portugaise isolée. Il y a un endroit au Portugal, Buçaco, où nous avons immédiatement pensé aux automates sous la forme de stations de la croix. Le baroque portugais a été une grande influence, et tout le thème du tremblement de terre est intimement lié au Portugal, à cause de celui de Lisbonne en 1755. » Une autre référence est la célèbre toile de Magritte, L’Empire des lumières. « Le ciel est peint en plein jour tandis que le reste est plongé dans l’obscurité« , ajoutent-ils.

Avec L’Accordeur de tremblements de terre, les frères Quay poursuivent la collaboration qu’ils avaient entamée avec le directeur de la photographie Nicholas D. Knowland sur Institut Benjamenta en 1995. « Nous sommes impitoyables en ce qui concerne le cadrage, racontent les frères cinéastes, mais Nic a véritablement libéré la caméra sur ce film. Sur Institut Benjamenta, elle était très distante. Ici, il y avait quelque chose de plus sensuel. Il a défendu l’idée du Scope comme considération essentielle.« 


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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