Le courage des autres



Vendredi 09 Mai 2014 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Christian Richard – France – 1983 – 1h32

Soirée exceptionnelle « Esclavage, Hier et Aujourd’hui », avec le soutien de la Cinémathèque Afrique, de l’ADN et d’Amnesty International. En première partie, projection du documentaire Trous de Mémoires de B. Compbret, S.Gouverneur et N.Guibert (France, 2012, 52′). En présence du réalisateur Christian Richard et d’Elisabeth Cunin, chercheuse membre de l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement) et du CIRESC (Centre International de Recherche sur l’Esclavage).


Au début du siècle dernier, quelque part en Afrique, un marché de brousse est attaqué par des cavaliers esclavagistes. Parmi les trente hommes et femmes capturés, un homme mystérieux, interprété par Sotigui Kouyaté, va aider grâce à sa force spirituelle, les esclaves à se révolter.

Notre critique

par Josiane Scoleri

Le courage des autres est un film rare à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il a été très peu vu, à sa sortie en 1983 ou depuis. Ensuite parce que le sujet abordé est toujours douloureux, hier comme aujourd’hui et que la forme voulue par le réalisateur d’un film sans dialogue est un choix singulier. Enfin, parce que le négatif ayant été perdu, il est une sorte de miraculé de l’histoire du cinéma.

Le courage des autres est donc un film courageux et nécessaire, mais c’est aussi un film qui interroge l’Histoire- oh combien tourmentée-  dans le plus grand respect et avec beaucoup de retenue. La question de la traite négrière à l’intérieur de l’Afrique et les razzias opérées par certaines tribus contre d’autres pour fournir leurs contingents d’esclaves aux navires négriers a longtemps été tabou en Afrique et ailleurs. Elle bouscule la grille de lecture première qui répartit les rôles entre Blancs et Noirs et oblige à des questionnements lourds de conséquences dont les ramifications se font encore tragiquement sentir aujourd’hui.

Pour aborder cette problématique truffée de pièges et d’embûches, Christian Richard ne se lance dans  aucun grand discours, bien au contraire. Il adopte dès le début un parti pris plutôt minimaliste, laissant  les situations parler d’elles-mêmes sans dialogue ni voix off. Pour le spectateur, cela implique une attention particulière à l’image et la caméra lui permet justement de s’imprégner de ce qui nous est donné à voir, d’absorber les détails, de saisir aussi bien les expressions des visages ou la majesté des paysages. Le récit se déploie sans coup férir- comme on déroulerait un des ces immenses rouleaux de peinture chinoise – sans être pour autant nécessairement prévisible. Il reste une part intense de mystère que ce soit par rapport au personnage surgi de nulle part, joué par Sotigui Kouyaté ou aux relations entre les cavaliers et leurs complices. Mais la tension la plus forte vient peut-être paradoxalement du hors champ. Hors champ absolu sur les commanditaires et  la destination finale de ces hommes et de ces femmes enchaînés dont nous ne connaissons que trop bien le destin.

Altier, hiératique même sur son cheval blanc, le prince sans nom vient se livrer sciemment à ses geôliers: premier mystère. Il ne parle pas, ne résiste pas. Enfermé dans son mutisme, il commande le respect. Impeccablement joué par Sotigui Kouyaté, tout en lui nous parle de hauteur de vue et de grandeur d’âme. Le mystère se fait encore plus saisissant dans la scène du scorpion où le héros ne bronche pas et se laisse piquer tout aussi sciemment semble-t-il…Laissé pour mort, il se rétablira de la morsure ( cf les très belles scènes de soins et de guérison). A partir de là, le film entre dans une nouvelle dynamique avec un rythme plus soutenu. La victime apparemment consentante va se transformer sous nos yeux en un redoutable guerrillero solitaire..Habile, invisible, insaisissable, il va déstabiliser l’ennemi et bientôt organiser la révolte.

Malgré l’absence de paroles, Le courage des autres n’est pas un film muet pour autant. Christian Richard a  apporté un soin extrême à la bande-son. Sous la lumière blanche de chaleur, la vie s’exprime avant tout dans les sons: le vent dans les herbes de la savane, le bruissement des insectes, les sabots des chevaux, les fers des prisonniers, etc… tout fait sens dans un dialogue constant avec l’image elle-même. Nul besoin d’expliciter davantage. Au contraire. On le voit, Christian Richard est adepte du « moins = plus » et ça marche. Dans la même veine, le film est construit sur une espèce de degré 0 de la psychologie des personnages. Pas d’explication, aucune donnée sur l’histoire, le passé des uns et des autres, les circonstances qui ont fait que. Nous sommes dans un récit brut. Chacun est dans rôle et n’en varie pas. C’est tout.

Sur le web

L’esclavage, la traite, la déportation de millions d’Africains pendant plusieurs siècles ont eu des conséquences humaines, économiques et politiques qui ont laissé des traces et des traumatismes jusque -et y compris- dans nos sociétés contemporaines. Notre monde moderne s’est construit à partir de cette première « globalisation ». Qui a acheté qui ? Et à qui ? Qui a vendu qui ? À qui ? Deux questions dont la symétrie n’est pas que de pure forme, et est en tout cas moins innocente qu’elle n’y parait à priori. Pourquoi ? Avec quelles conséquences ? Autant de questions simples mais malheureusement brûlantes d’actualité tant en France, qu’aux Antilles, dans les Amériques ou en Afrique.

La volonté de récupérer les images du passé et leurs traces, pour les projeter dans un futur à construire, légitime l’engagement des cinéastes africains et antillais à « re-traiter » la traite et à faire pendant aux productions américaines. Ce n’est cependant qu’en 2000 que l’Ivoirien Roger Gnoan M’bala a pu terminer Adangamman, fiction sur les exactions des négriers, confortés par les Africains eux-mêmes, au cœur du continent ; une des premières fictions sur le sujet, entièrement tournée sur le continent, tout comme Sankofa (1999) de l’Ethiopien-américain Haïlé Gerima. Des films comme Adangamman de Roger Gnoan M’Bala ou Le Courage des Autres du français Christian Richard, produit et tourné au Burkina Faso en 1982, nous font dépasser les seuls lieux de mémoire pour nous entraîner dans les brousses et les royaumes africains, là ou sévissaient les fameuses amazones et les esclavagistes. Car pour réveiller ce passé enfoui, il faut traquer la mémoire, soulever le voile de l’oubli, comme l’a fait l’Ivoirien Kitia Touré, en 1994 avec le documentaire, Nantes, archéologie de la mémoire ou encore Irène Lichtenstein dans An Alé, 1990, film haïtien de douleur et de réconciliation, dialogue de mémoire à mémoire entre Haïtiens et Sénégalais. Côté antillais, un des seuls film racontant la déportation de millions d’Africains vers le Nouveau Monde, est le très beau Le Passage du Milieu de Guy Deslauriers ; c’est un des seuls films importants sur les révoltes des esclaves sur les bateaux négriers, révoltes pourtant incessantes et qui ont transformé l’Océan Atlantique en plus grand cimetière du monde. Côté français Paul Vecchiali dans Victor Schoelcher, (1998) évoque lui, la lutte contre la traite négrière et l’abolition de l’esclavage à travers le combat de Schoelcher.

Il y a 30 ans, le réalisateur Christian Richard tournait un des très rares films sur la traite négrière vécue de l’intérieur de l’Afrique. Christian Richard restitue cette histoire terrible à travers des images silencieuses et poignantes, récoltées sur une terre aride en bordure du Sahel, au Burkina Faso. Ces images lèvent un tabou : la traite des esclaves pratiquée par des Africains en Afrique (un tabou qui rappelle celui levé par Hannah Harendt lors du procès d’Eichmann à Jérusalem : le rôle joué par certaines autorités et organismes juifs dans la déportation des Juifs allemands). Critiqué pour cette « audace », discrédité et mis aux oubliettes à l’époque, Le Courage des autres reste pourtant l’unique et très beau témoignage cinématographique de cette époque trouble.

Christian Richard est né en 1950, à Remiremont dans les Vosges. A l’âge de 5 ans, il suit ses parents à Madagascar et à 17 ans au Tchad. Retour en France en 1970 pour suivre des études à Montpellier. Son amour pour l’Afrique et le cinéma est venu avec sa vie à Madagascar et au Tchad: « J’étais passionné par la littérature africaine. Un jour, par hasard, je suis entré dans un cours du professeur Henri Agel, un vieux monsieur du cinéma, catholique et admirateur extraordinaire du courant néo-réaliste italien. Et dans cet amphithéâtre, j’ai découvert ce que je voulais faire. J’ai fait une licence de cinéma. Mes parents travaillaient au Burkina et ils m’ont appris qu’il y avait une école de cinéma (INAFEC) qui se montait à Ouagadougou. J’y suis allé en 1977 pour y donner des cours sur l’histoire du cinéma.« 

Le Courage des autres a été tourné entre 8 et 10 mois: « Il y a eu du retard car Sotigui Kouyaté, le comédien principal qui s’occupait en même temps du casting, a déclenché une grève pour que les comédiens soient mieux payés. C’est terrible quand tu tournes un film et qu’on doit s’arrêter pendant 2 mois, en pleine saison chaude, 40 degrés à l’ombre au bord du Sahel ! Les négociations ont eu lieu, je ne m’en suis pas mêlé car Sotigui est un ami d’une part, je savais ce que je lui devais et d’autre part je ne pouvais pas aller contre la production. Il y a eu des conflits qu’il a bien gérés et le tournage a repris après.« 

Quand on demande à Christian Richard qu’est-ce qui l’ a amené à ce thème de l’esclavage, voici ce qu’il explique: « J’ai beaucoup travaillé sur les contes africains lorsque j’étais étudiant. J’ai fait une maîtrise en anglais sur « l’ Ivrogne de la Brousse » de l’auteur nigérian Amos Tutuola. Ce genre littéraire m’intéressait beaucoup et je voulais y ajouter une réflexion plus politique. Aujourd’hui, je ne peux plus  dire exactement pourquoi ce thème. Tout ce que je peux dire c’est qu’à l’époque, je n’avais pas du tout soupçonné que je mettais le doigt dans un sujet qui était complètement tabou : parler de la traite des noirs faite par des Noirs il y a 25 ans… c’était trop tôt. Aujourd’hui, tu vois ce qui se passe à Bordeaux, On commence à peine à parler du commerce triangulaire. A l’époque, personne n’avait envie de parler de la traite des noirs, de l’esclavage. C’est vrai que les africains ont fait un blocage et nous aussi, pour d’autres raisons« .

Qui était Sotigui Kouyaté, l’acteur principal du Courage des Autres ? Né à Bamako (à l’époque ville principale du Soudan Français, aujourd’hui capitale du Mali) le 19 juillet 1936, Sotigui Kouyaté est considéré comme un des plus grands acteurs africains contemporains. Issu d’une famille de griots mandingues, il enchaîne plusieurs métiers à ses débuts : il est tour à tour enseignant, menuisier et secrétaire à la Banque d’Afrique occidentale, avant de travailler à la radio. 
Il devient ensuite joueur professionnel de football jusqu’en 1966, étant même capitaine de l’Équipe du Burkina Faso de football.Il débute au théâtre en 1966 en acceptant de jouer dans une pièce pour son ami Boubacar Dicko, puis en créant sa compagnie. 
Il entame ensuite une carrière cinématographique à partir de 1972 et intéresse le cinéma français avec d’abord Le Courage des autres de Christian Richard en 1983 puis Black Mic Mac de Thomas Gilou en 1986. Il se fait surtout connaître pour ses collaborations avec Peter Brook, notamment dans l’adaptation du Mahâbhârata sur scène en 1985, par la suite adapté à l’écran en 1988. Il devient alors un des comédiens fétiches de Peter Brook, qui le fait jouer dans de nombreuses pièces : « La Tempête » (1990), « L’Homme qui » (1993), « Qui est là ? » (1996), « Hamlet » (2000), « Le Costume » (2000), « La Tragédie d’Hamlet » » (2003) et enfin « Tierno Bokar » (2004).

Parallèlement, il poursuit sa carrière au cinéma avec des rôles dans IP5 – L’île aux pachydermes (1991) de Jean-Jacques Beineix, Le Maître des éléphants (1995) de Patrick Grandperret, La Genèse de Cheick Oumar Sissoko (1999), Little Senegal de Rachid Bouchareb (2001), Sia, le rêve du python (2002), réalisé par son propre fils, Dani Kouyaté. Il s’installe en France à partir de 1987 et vit dans la commune des Lilas de 1993 jusqu’à sa mort. Il y fondera l’association « La Voix du griot ». En 1997, il s’associe à Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Alioune Ifra Ndiaye et Habib Dembélé pour fonder à Bamako une structure de promotion et de création littéraire et artistique, le Mandeka Théâtre. En 2009, il remporte l’Ours d’argent du meilleur acteur au Festival de Berlin pour le film de Rachid Bouchareb, London River, dans lequel il joue le rôle d’un musulman qui recherche son fils après les attentats qui ont frappé Londres en 2005. Il meurt à Paris en 2010 des suites d’une maladie pulmonaire. Il est inhumé à Ouagadougou.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri, Christian Richard et Elisabeth Cunin.

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