Le Genou d’Ahed



Samedi 16 Octobre 2021 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Nadav Lapid – Israel – 2021 – 1h49 – vostf

Y., cinéaste israélien, arrive dans un village reculé au bout du désert pour la projection de l’un de ses films. Il y rencontre Yahalom, une fonctionnaire du ministère de la culture, et se jette désespérément dans deux combats perdus : l’un contre la mort de la liberté dans son pays, l’autre contre la mort de sa mère.

Notre article

par Josiane Scoleri

Le Genou d’Ahed commence par une scène de grande colère. Le ton est donné d’emblée. Et ce n’est pas un hasard. La colère, l’indignation, la rage même sont au cœur du cinéma de Nadav Lapid. On saura très vite qu’il s’agit d’une audition pour un casting. Et le montage, entrecoupé d’images d’archives, nous rappelle immédiatement la scène qui est à l’origine de ce film dans le film. Les citoyens du monde entier, à commencer par les citoyens israéliens eux-mêmes, se souviennent nécessairement de ces images qui ont fait le tour de la planète. Une jeune fille, très jeune, une adolescente aux yeux clairs, blonde et bouclée, gifle un soldat israélien qui veut entrer de force dans la maison familiale, quelque part en Cisjordanie occupée. Si nous avions oublié son nom, le titre du film est là pour nous le rappeler. Et si nous avions oublié la réaction extrême d’un député d’extrême droite (Bezahel Smotrich) à l’époque, Nadav Lapid fait réciter le texte intégral de son tweet aux candidats à l’audition. Avec des indications de jeu bien précises. Autant le personnage d’Ahed est véhément, autant celui du député est parfaitement atone. Aucune intonation. Chaque syllabe se détache comme un couperet. Un automate ne ferait pas mieux. Voilà une mise en scène simple et efficace, dans sa radicalité même. À ce moment-là, le spectateur lambda se dit qu’il a compris à quel genre de film il a à faire : un film engagé dans le schéma somme toute classique du regard réflexif du cinéma sur lui-même. Mais avec Nadav Lapid, la vie n’est pas un long fleuve tranquille et son cinéma peut-être encore moins. Nous quittons brusquement le tournage et nous n’y retournerons pas. Première inflexion à 180 degrés dans le scénario.

Le personnage du cinéaste qui n’a pas de nom, juste une initiale « Y« , s’envole pour une de ces séances-débat qui font le bonheur des cinéphiles. Il va présenter un de ses anciens films dans une bibliothèque perdue dans le désert d’Arava, littéralement « in the middle of nowhere ». Il rencontre la responsable qui l’a invité. On pourrait croire de nouveau à un aspect presque documentaire du film sur un mode plus « anodin« . Mais avec Nadav Lapid, nous avons déjà appris à ne pas nous fier aux apparences. Passées les présentations d’usage, la politique nous a déjà rattrapés. De fait, la grande force du film consiste précisément à nous faire toucher du doigt, souvent violemment, à quel point tous les aspects du vivre-ensemble sont fondamentalement politiques. Au fur et à mesure que la jeune femme, Yavalom, se raconte, nous en apprenons un peu plus sur cette région reculée du pays, sur les relations avec le pouvoir central, sur les réseaux de copinage et les errements de la promotion de carrière. Il faut dire que Yavalom est bavarde et « Y » très habile et tenace dans sa manière de poser des questions. C’est le premier moment où nous sommes confrontés à un flot plus ou moins continu de parole. Mais, pour l’instant, c’est juste un torrent, certes un peu impétueux, mais plutôt sympathique.

La caméra de Nadav Lapid est très physique, souvent au plus près du corps des acteurs, avec de temps en temps des gros plans sur les visages qui traquent les émotions. À ce jeu-là, on voit tout de suite à quel point la situation est déséquilibrée entre les deux personnages. Yavalom pleine de fraîcheur et de spontanéité. « Y » beaucoup plus opaque et pas particulièrement sympathique, ostensiblement engoncé dans son rôle d’artiste engagé qui n’a pas son drapeau dans sa poche. La mise en scène fait ressortir son côté beau ténébreux qui joue facilement de son statut, dans un entre-deux entre séduction et manipulation. Nous commençons imperceptiblement à nous sentir légèrement mal à l’aise. Comme s’il devait nécessairement y avoir un hic quelque part. Et la scène où il va brièvement sur un site de rencontres accentue encore le trait. Pour corser l’affaire, « Y » passe beaucoup de temps au téléphone avec sa mère, lui envoie des photos. On le sent très proche et visiblement sincère, affectueux, attentif. Très différent de son personnage public. Tous ces éléments se mêlent pour que, en tant que spectateur, ne puissions jamais nous installer dans une vision totalement tranchée de de la réalité des personnages. De même, Yavalom est prise dans ses contradictions. D’un côté, elle tient à son rôle de passeuse de culture. De l’autre, elle est très critique vis à vis du gouvernement. Mais, de toute évidence, si elle veut garder son poste, elle doit appliquer les règles et avaler certaines couleuvres.

Nous en sommes là du récit lorsque le film bifurque à nouveau. Commence alors un mouvement qui va aller crescendo. Sans ménagement. Irrésistiblement. Et la position du spectateur se fait de plus en plus inconfortable, car contrairement à Yavalom, nous savons ce qui se trame. Et nous ne voulons pas y croire. Encore une fois, Nadav Lapid est très habile dans son utilisation des moyens du cinéma. Nous sommes pris en tenaille entre les deux personnages. C’est là que le flot de parole se fait déluge. Le malaise s’installe durablement. « Y » se lance alors dans un récit autobiographique de son passage à l’armée. On sait à quel point les trois ans de service militaire laissent des traumatismes chez nombre de jeunes gens israéliens et Nadav Lapid y fait souvent référence dans ses films, l’ayant lui-même vécu comme une blessure impossible à refermer. Après les paysages infinis du désert, nous nous retrouvons dans le huis clos étouffant d’une chambrée qui nous semble minuscule. Les corps de tous ces soldats dans leur uniforme saturent l’espace. Impossible de respirer. Nous ressentons physiquement le manque d’oxygène. C’est un jeu à la vie à la mort. Une sorte de roulette russe où la capsule de cyanure remplace le revolver. Où « Y » laisse planer le doute sur son propre rôle. Et lorsque le moment est venu de retourner dans la salle de projection pour le débat, nous ne savons pas précisément à quoi nous attendre, mais nous craignons le pire. Et à juste titre. Le genou d’Ahed réussit à aller encore plus loin dans le paroxysme, dans un jeu de miroir démultiplié à l’infini où sincérité, engagement et manipulation se renvoient la balle en permanence. Avec le sentiment pour le spectateur d’être passé dans une essoreuse géante, une centrifugeuse ou un laminoir. Au choix.

Sur le web

Le réalisateur a tourné Le Genou d’Ahed en 18 jours : « Le Genou d’Ahed a été écrit dans un sentiment d’urgence, un sentiment qui m’a intimé d’écrire, de tout écrire, vite, jusqu’au bout. Un sentiment qui me maîtrisait plus que je ne le maîtrisais », conscient qu’il serait difficile et risqué de financer ce film en Israël : « Dans une ambiance politique d’angoisse et de risques de censure, exposer un tel scénario à des comités de lecture aurait pu compliquer son exécution. La productrice française Judith Lou Lévy a compris cette obligation d’aller tout droit, le plus vite possible, sans prendre des mesures de sécurité ».

Le Genou d’Ahed relate un épisode vécu par Nadav Lapid lui-même en juin 2018. Il avait été invité par la directrice adjointe des bibliothèques d’Israël au ministère de la Culture à présenter son film L’Institutrice à la bibliothèque de Sapir, un village minuscule et reculé de la région de l’Arava, tout au bout d’Israël. Sa venue était soumise à une condition, de l’aveu-même de son interlocutrice : signer un document où il devait s’engager à ne parler que de sujets conformes à ceux autorisés par le régime. Après avoir hésité à dénoncer cette conduite auprès d’un journal israélien, il a renoncé pour ne pas attirer d’ennuis à cette femme et s’est rendu à cette projection sans faire de vagues.

Marqué par son expérience de 2018 et préoccupé par l’amenuisement de la liberté d’expression dans son pays – la ministre de la Culture a initié la loi pour la loyauté de la culture, qui interdit le financement d’une œuvre d’art jugée infidèle à l’État –, Nadav Lapid a ressenti le besoin d’écrire Le Genou d’Ahed en imaginant un personnage qui aurait agi différemment de lui : « Il est d’accord pour jeter la directrice adjointe des bibliothèques dans l’abîme, afin d’essayer de freiner les roues du char fasciste galopant. […] Y., le cinéaste, est dur, sans pitié, arrogant, agressif, enragé. Une rage politique justifiée ? Ou bien n’est-ce que de la cruauté ? Ou peut-être juste une énorme tristesse face à une double mort, celle de sa mère, qu’il ne peut empêcher, et celle de son pays, peut-être encore sauvable. »

Tamimi est une adolescente palestinienne contestataire qui habitait dans un petit village de Cisjordanie. Elle est née et a grandi sous occupation israélienne. Quand un groupe de soldats a voulu entrer dans sa maison en 2018, elle a giflé l’un d’eux et a été arrêtée et emprisonnée pendant neuf mois alors qu’elle avait 16 ans. « Pour les Palestiniens elle est devenue une héroïne, pour les Israéliens une terroriste. Un député israélien a appelé sur Twitter à tirer dans son genou afin de la rendre handicapée. Je tenais à démarrer mon film avec ça : le genou, qui est finalement très peu filmé au cinéma. Ce n’est peut-être pas la partie du corps la plus belle, mais c’est un vrai mélange de force et de fragilité », explique le réalisateur, qui a également voulu faire, avec ce titre, un clin d’œil au Genou de Claire d’Eric Rohmer.

La mère du réalisateur, Era Lapid, était une monteuse de cinéma. Elle a collaboré à tous les films de Nadav Lapid, à l’exception du Genou d’Ahed car elle est décédée à la fin du montage de Synonymes d’un cancer des poumons. Le réalisateur a entrepris l’écriture du Genou d’Ahed un mois après son décès : « J’ai du mal à dire ce que la mère représente dans le film. Il me semble qu’elle est telle que ma mère était : une mère très proche du protagoniste, son associée artistique, idéologique, qui agonise. »

Lassé de parler de « complexité » quand il s’agit d’évoquer la situation d’Israël, une formule qu’il associe à « une forme de mollesse, un cliché artistique et politique », Nadav Lapid a choisi d’employer des mots radicaux très forts dans son film : « J’ai voulu me donner entièrement aux sentiments radicaux suscités par mon pays à travers les mots. […] La série d’injures est prononcée par un visage marqué par la vulnérabilité, par une bouche en forme de mitrailleuse, dans un rythme qui forcément transforme le discours en un cri strident, la parole en un balbutiement et la victoire rhétorique en un écroulement ».

Afin d’obtenir de son acteur une articulation particulière lors de la séquence de sa transe verbale, le réalisateur a tourné en étant allongé sur le sable pour appuyer avec ses mains sur le pied du comédien pour lui donner le tempo et les moments où il fallait accentuer sur certains mots : « Je voulais que cette musique pénètre le crâne de ceux qui vont entendre ce discours. Il me semble que c’est le tempo qui subvertit les mots, qui les transforme de simples éléments porteurs de sens en toutes sortes d’autres choses, en sons sûrement, en frappes de batteries, de marteaux, en vibrations (donc d’une certaine manière aussi en non-mots). »

Avshalom Pollak est chorégraphe. Il vient d’une grande famille d’acteurs et a lui-même connu beaucoup de succès avec une série quand il était plus jeune. Puis il a choisi d’arrêter pour se focaliser, depuis 20 ans, sur sa troupe de danse. Nadav Lapid explique : « Pour moi, Avshalom incarnait parfaitement, dans son essence et son existence, deux valeurs essentielles du personnage de Y. L’une est qu’il s’agit d’abord d’un artiste ; j’ai cherché un acteur « en observation », un acteur qui aurait pu élaborer une mise en scène. L’autre est son opposition, sa contradiction avec son entourage. […] Ce n’est donc pas un hasard si l’on a choisi un comédien qui avait renoncé au jeu. Pour lui, cela a été une décision dramatique de retourner au plateau de cinéma, qu’il avait quitté il y a plus de 20 ans. »

« Le Genou d’Ahed est, dès les premiers plans, entièrement filmé par coups de force, découpé par coups de couteau, chaque cadre invente une direction, une diversion ou une torsion contredisant la précédente. Les mouvements intérieurs de Y. et ceux, extérieurs, du film qui lui tourne autour, le traque, le perd, le scrute, se confrontent par électro chocs. Lapid crée par figures de style, sa furie formelle invente des tropes qui n’ont pas encore de nom. C’est fort viril, comme toujours chez lui, mais une virilité inquiète, au bord de l’implosion cette fois, de se retourner contre elle-même. Exploser ou imploser, c’est ici la seule alternative : visuelle, sonore, politique, existentielle, à l’endroit où tout se rejoint (le film est une allégorie, mais qui sait rester illisible) et où tout va partir en vrille. Y. dénonce, dans une poussée de diatribe qui paraît ne plus vouloir s’arrêter, empruntant sa verve dévastatrice aux pages les plus virulentes de Thomas Bernhard, la vulgarité de sa patrie et de son époque ; Lapid sait bien qu’elle vaut pour lui-même, pour ses films, pour ses personnages. Comment y résister, c’est la question du Genou d’Ahed, jusque dans le moindre de ses plans, et la défaite pour toute réponse… Nadav Lapid se confronte ici à la possibilité de l’impur, de l’imparfait, du débraillé et de l’inconscient en vrac. C’est à ce prix, rusant avec la fable ou tombant dans sa blague, en révolte d’abord contre lui-même, qu’il jette les bases d’une intrépidité nouvelle. » (liberation.fr)

« …L’œuvre du réalisateur est explosive comme peut l’être un tableau, lorsque le trait est suffisamment fort pour faire entendre un cri. Nadav Lapid ose l’outrance, les ruptures de ton. Il malaxe et réduit la folie militaire pour mieux la désarmer, dans des chorégraphies pop et grotesques. Il met le doigt sur l’anomalie, installe le malaise, afin que le spectateur s’y perde. Le cinéaste nous emmène dans les recoins les plus sombres de ses pensées, et pourtant, ultime miracle, son personnage peut retrouver grâce et légèreté en écoutant une chanson, un simple tube qui ravive des souvenirs, Be My Baby, par Vanessa Paradis. En filmant l’ombre de Y., dansant sur les cailloux, le chef opérateur Shai Goldman crée le plus troublant des fantômes du désert. » (lemonde.fr)

« Synonymes avait marqué un virage dans la filmographie encore récente du cinéaste israélien Nadav Lapid. La facture classique de l’Institutrice ou du Policier a cédé le pas à une forme plus radicale, mais aussi plus militante. L’ancien militaire joué par Tom Mercier portait dans son corps et dans son refus de parler en hébreu une profonde critique d’Israël et du devenir de cet Etat par le prisme du regard d’un de ses ressortissants. Si Synonymes pouvait être très violent dans le plan, sa forme conservait une narration simple où l’on ne percevait que les prémices de ce que pouvait proposer Lapid. Avec le Genou d’Ahed, c’est à un tout autre niveau de représentation et une autre dynamique qu’il nous propose… Le Genou d’Ahed est un film qui vit littéralement sur le fil d’un rasoir, menaçant à chaque nouvelle scène de basculer dans le guignolesque. Pourtant, il se dégage de l’ensemble une cohérence, un message qu’il est difficile d’ignorer : celui d’un auteur qui à chaque projet voit son propre dégoût augmenter, avec un sentiment de révolte grandissant, jusqu’à un trop plein submergeant le plan jusqu’à engloutir tout espoir de dépassement. Cette radicalité formelle, si elle surprend, fascine également dans ce qu’elle propose, jouant avec les corps et une sensualité qui se retrouve reléguée au stade du fantasme, ne s’inscrivant jamais à l’écran, remplacée par la furie du cinéaste. Là où Synonymes était le constat d’un exil nécessaire, d’un abandon de sa maison, Le Genou d’Ahed préfère le combat, la provocation jusqu’à l’outrance, quitte à se faire détester pour être allé aussi loin dans l’audace. C’est pourtant bien une mise en scène brillante et courageuse que déploie Nadav Lapid, un geste presque suicidaire tellement il décape tout sur son passage. L’apaisement ne semble devoir venir qu’une fois la colère déversée et le retour dans les nuages amorcé. Le spectateur, lui, ressort sonné et groggy de cette expérience, mais charmé par cet auteur qui repousse plus loin les limites de son œuvre, sans envie de plaire manifeste, mais avec une détermination qui ne laisse pas indifférent. » (lebleudumiroir.fr)

« …On ne peut retirer à l’auteur de Le Genoux d’Ahed une rage sincère, qui sort des tripes. Un désir de porter un propos fort en tapant là où ça fait mal, sans se dérober quand vient le moment d’expliciter ses intentions. Durant les moments de gloire qu’il offre à son acteur principal (superbe Avshalom Pollak), il égratigne Netanyahou, balance sur la gestion nationaliste d’Israël, sur la considération de l’art, sur les pressions exercées en coulisses pour éteindre les voix dissonantes. Le peuple, lui, marine dans des croyances qui l’empêche de réfléchir. L’électron libre Y/Nadav Lapid tente de réveiller les endormis, quitte à se prendre des coups en retour. S’il y a autant de rage dans Le Genou d’Ahed, c’est parce que le personnage comme le réalisateur sont attachés à leur pays… » (cineserie.com)

« … La mise en scène n’est jamais tout à fait comme on l’attend, et évite au long métrage d’être trop convenu, avec beaucoup d’effets liés aux mouvements d’une caméra souvent très libre. Cette dernière n’hésite pas à aller et revenir, à tourner, pour faire ressentir l’inconfort ou le sentiment d’urgence. A mesure que l’histoire avance, celle-ci devient plus captivante, notamment grâce au récit enchâssé, relatif à la vie de soldat de Y. Ces séquences offrent des moments de grande violence psychologique, mais parviennent aussi à semer le trouble dans l’esprit du spectateur, qui se doute bien de la manipulation que le personnage opère en racontant ces événements. Si le dénouement est d’ailleurs prévisible, il n’en demeure pas moins lourd de sens et efficace. La maîtrise de Lapid réside finalement dans sa montée en tension, jusqu’à une explosion verbale et physique : elle se grave dans la mémoire d’un spectateur qui ne s’attend sans doute pas une conclusion si dure. En image, elle ne l’est pas jusqu’à la toute fin, mais dans le fond, elle est d’une violence inouïe. Le propos aborde aussi frontalement la question de la soumission à l’autorité. Comment une amoureuse de la culture pourrait-elle cautionner un gouvernement qui l’entrave ? Le protagoniste, lui, a le mérite de ne pas être un héros, et de prouver que, parfois, les pires méthodes peuvent servir les causes qui nous semblent justes. Car tout le problème est là : cette histoire que Lapid nous raconte lui est arrivée, telle qu’il le dit, quasiment au mot près. Le réalisateur exprime toute la crainte de voir le pays qu’il connaissait disparaître, sous les assauts d’un ministère de la Culture toujours plus interventionniste dans les processus créatifs. Au point d’avoir initié une loi visant à interdire la production des œuvres jugées « infidèles à l’Etat »… Parfois, crier ses opinions à la face du monde soulage, et c’est bien ce qu’on ressent en regardant l’œuvre de Lapid, qui dit sa crainte de voir s’éteindre une liberté d’expression. » (avoir-alire.com)

« … Si Nadav Lapid gardait une forme narrative limpide dans ses films précédents, notamment Le Policier, qui respectait la structure d’un thriller, ou Synonymes, construit comme un parcours initiatique, Le Genou d’Ahed est plus expérimental. Trois récits s’enchevêtrent : un cinéaste prépare un film sur une jeune palestinienne torturée, sa rencontre avec une fonctionnaire de la Culture, et le récit de son passage par l’armée. L’ensemble alimente un discours franchement hostile à la politique israélienne. Le gouvernement israélien est vilipendé en bonne et due forme, sans que Benjamin Netanyahou – Premier ministre de 1996 à 1999, puis de 2009 à 2021 – soit nommé une seule fois. Les souvenirs de la guerre du Liban du cinéaste, aller-ego de Nadav Lapid, dénoncent l’enrôlement militaire obligatoire en Israël, un lavage de cerveau par l’Etat aux yeux du cinéaste. Mais c’est à la censure politique, des idées et de l’art, que s’attaque bille en tête Nadav Lapid. La dernière partie du film, où il expose crûment ses opinions, l’oppose à une population en phase avec les attentes de l’Etat. Il renforce ainsi sa démonstration : un pays sournoisement dirigiste, qui gouverne par la peur. La thèse de Nadav Lapid passe par une forme élaborée, traversée d’images splendides mais âpres. Le déluge orageux d’ouverture est de ce point de vue particulièrement impressionnant. Le film entremêle les temporalités plurielles et les lieux, la nostalgie d’un temps passé heureux, et les souffrances subies sous le drapeau. Le mère du cinéaste serait décédée, mais l’est-elle vraiment, puisqu’il lui parle au téléphone ?… Un film exigeant et révélateur du malaise que traverse la société israélienne aujourd’hui. » (francetvinfo.fr)

« … Si Le Genou d’Ahed fascine, c’est principalement pour cet emballement formel et cette vitalité de l’image… Dans Le Genou d’Ahed, on retrouve cette instabilité formelle et narrative qui coulait déjà dans les veines de Synonymes : une désorientation, un questionnement identitaire, des éclats de voix, une caméra qui épouse la subjectivité et le déséquilibre de son personnage. On retrouve cette même rage dans la pupille. Encore plus instable. Encore plus inqualifiable ici. C’est alors jeter littéralement sa caméra comme si elle n’existait pas ; comme si elle n’était qu’un regard impalpable, imaginaire, immatériel, volatile. Follement virtuose, la mise en scène que déploie Nadav Lapid ne s’impose aucune limite. La caméra vole, vit, gigote, s’élance : rien ne peut l’arrêter. En un claquement de doigt, la caméra s’élève de la terre jusqu’au ciel ; elle produit d’ahurissants travellings à 360° simplement pour filmer un dialogue ou un échange. Elle refuse la fixité et accompagne des mouvements incessants, imprévisibles et étourdissants ; guidée par le regard de Y. et le ballotement de ses pensées. A l’instar de cette promenade libératrice qui invite à un lâcher-prise sur le Be My Baby de Vanessa Paradis. La caméra puise alors dans cette musicalité un mouvement, un emportement, un frisson, un dynamisme, qui conduit à transformer la séquence en une espèce de secousse dansante. Le nez littéralement collé à l’objectif, le personnage s’approche si près de la caméra qu’il semble nous en révéler la présence ; d’autant plus lorsqu’il tente d’échapper à la mise au point de l’opérateur dans un va-et-vient chorégraphié. Tout du long, Lapid nous mitraille la rétine avec ses folles idées de mise en scène. Avec ses gros plans qui dévisagent. Avec ces visages qui bouillonnent. Avec ce jeu sur les échelles et sur le « voir ». Les visages vont alors porter la complexité du propos et gagner en étrangeté jusqu’à apparaître parfois comme des formes abstraites dans un environnement hostile… Le Genou d’Ahed exige de passer outre les règlements, d’abattre toutes limites et toutes frontières, de se laisser porter par le « geste » pour pouvoir jouir de cette œuvre pleine de vitalité et de tremblements. A voir pour la beauté du geste ? Peut-être davantage pour sa colère. » (leblogducinema.com)

« … Le cinéaste en fuite semble paradoxalement prisonnier de lui-même, pris à son propre piège, comme un personnage de tragédie antique que le destin aurait cloué à son sort. Cette veulerie qui va jusqu’au sabotage est ancrée en lui depuis un temps que le souvenir de l’humiliation vécue pendant son service militaire est tenté de faire remonter au passage à l’âge adulte. Y. se trouve donc aux prises avec son propre corps, ses membres, sa bouche, ses gestes, ses mots, son langage. Il gesticule, s’étire au sol et fait craquer ses articulations, il fait les cent pas dans le désert jusqu’à se laisser tomber par terre, il danse en tournant sur lui-même, il parle comme il gesticule, il abreuve, même il abrutit son interlocutrice, et nous spectateurs par la même occasion, de mots certes beaux et follement indignés. Dans cette agitation frénétique, ce perpétuel tournoiement sur lui-même, comme un derviche désaxé qui aurait perdu le sens de la mesure, Y. semble incarner les paroles d’une chanson éponyme, de Peter Gabriel : My body is a cage. Lapid reprend une idée de mise en scène essayée dans son film précédent, Synonymes, pour cette fois la radicaliser. Il détoure, enserre, attrape en gros plans des parties du corps bien distinctes. Dans Synonymes, c’étaient les pieds de Yoav qui marchait dans Paris, ici ce sont donc non seulement les genoux des actrices, mais aussi la nuque du cinéaste, ses jambes et ses cuisses, son œil. Que ce soit à la surface de son corps, ou de son champ de vision, le cadre se resserre, précisant ainsi cet emprisonnement auquel il semble irrévocablement condamné. Et quand la caméra se met à danser avec lui la danse du regard ou la danse du corps, elle redouble, offre un miroir ironique à l’hystérie du cinéaste, et ce faisant le contient pour retarder son explosion. Aussi, les bruits de martèlement, le film qui s’ouvre sur la pluie mitraillant la caméra puis la visière d’une prétendante au rôle, les mains qui, tapant une rythmique délirante, pilonnent les genoux mis à nu, les pieds qui sans cesse heurtent les cailloux de la Arava, tous ces bruits qui battent la cadence, parfois difficilement supportable du film, traduisent la condition de ce personnage acculé par son propre destin, accablé par le destin de son propre pays. » (zone-critique.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri. Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

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